■m * m f « $ jjniversn lit K.1i^ a X y J^j' D E L' E S P R ï T DES LOIS. Tome I, ^ rai' «i D E L' E S P R I.T DES LOIS. NOUVELLE ÉDITION, Revue , corrigée , & confdérablemenc augmentée par C Auteur, TOME PREMIER. Prolan Jînc matrc creatam. O VI D. A L O N D R E€§. ^*«»'^'*« IIIIHIIIIIIBIIIIIIIIIII IHIIIIIIII IIIIMIim llll IIIIIH M, Dca L X X y 1 1. }^,^ -^^-^e-^.^ ;=^i^t^ ri***'^^'^*** ^.-^-^^^^^.î. S*^^^i* r^ f AVERTISSEMENT Sur cette nouvelle Edition, E Livre de VEfprit des Lois a enfin franchi tous les obf- tacles que l'envie & la fuperftition avoient entrepris de lui oppofer: toute l'Europe retentit des jufles louanges dues à cet Ouvrage im- mortel j il eu pour les nations éclai- rées un motif de jaloude contre la France , qui a eu le bonheur de voir naître M. de Montefquieu dans Ton fein , & de l'y conferver jufqu'au fatal inilant où la terre a^. perdu ce grand homme. Par^tout ion Livre ell cité avec vénération ; & fi un Auteur croit devoir , en quelque circonflance particulière , penfer autrement que cet illuftre Ecrivain , il le fait avec une réierve a lu Vj AVERTISSEMENT, rerpeftueufe ; il demande , pour aind dire , pardon de ce qu'il ofe trouver une faute dans un Livre , que le genre humain a choifî pour y puifer fes inftruftions fur la faine, politique. Ce n'efl: point un aveugle en- thouiiafme qui produit des louan^ ges û générales & fi unanimes 5 elles font le juite tribut de la re- connoiilance aue l'univers doit k cet iUuflre Auteur. C'eil lui qui nous a éclairés fur les vrais prin- cipes du droit public : c'eft à fort iîambeau que fe font éclipfés les ouvrages les plus renommés fur cette matière ; c'eil avec le fe- èours de fa lumière que nous avons enfin fubflitué la raifon & la vé- rité ^ux fyliêmes fondés furies pré- jugés qui s'éroient tranfmis d'âge en âge , & que de célèbres écri- vains n'avoient fait que recueillir, développer & appuyer par de nouveaux fophifmes. Le Livre de AVERTISSEMENT. Vj i'Efprit des Lois fait une époque à jamais mémorable dans l'hiitoire des connoifTances humaines. M. de Montefquieu jouit , dès fon vivant , des éloges des plus grands hommes de l'Europe 5 & il s'eft procuré lui-même , par la Défenje de l'E/prit des Lois , le triomphe le plus complet fur ces Auteurs obfcurs d'ouvrages éphé- mères qui avoient ofé s'attacher à lui , comme ces vils infeâes qui nous importunent , & qu'on écrafe fans effort. Tout étoit refté dans le filence j l'envie n'ofa plus fe remontrer ; elle craignit de nouveaux coups. La mort lui enleva enfin un adver- faire fi redoutable. Quand elle crut n'avoir plus rien à craindre , elle emprunta , pour reparoirre , la plumie de M. Crévier , Profef- feur de l'Univerfité de Paris. Cet écrivain , dans fes Obferva- tions Jur le Livre de fEfpnt des a iv ylîj AFERTISSEMENT, Lois ^ s'eft efforcé de décrier , par Tous les moyens pofiibles , un ou- vrage qu'il n'entendoit pas , puii^ qu'il ne le trouvoit blâmable que par quelques détails. Il a confacré une grande partie de fon libelle à chercher des inexaftitudes y foit dans les faits hiiloriques cités ou rapportés par M. de Montefquieu, foit dans l'interprétation de quel- ques textes des anciens écrivains. M. Crévier traite cette partie de fa critique avec cette difcufîîon Tninutieufe , qui efl: toujours l'a- panage des génies étroits , qui étouffe le goût , &: arrête dans leur courfe ceux qui cherchent les connoiffances utiles. Il s'eft déleâlé dans ce travail : il y a trouvé un double moyen de fatisfaire fa vanité : d'un côté , il croyoit abattre un ouvrage qui fait l'objet de la vénération publique ^ il fe croyoit le pédagogue du genre humain j & s'imaginoir qu'il ailoit JrERTîSSEMENT. ix lui feul enfeigner à tous les hom- mes qu'ils font ignorans , puifqu'ils ne s'étoient pas apperçus que le guide qu'ils avoient choiii pour la politique entendoit mal le Grec & le Latin. En fe livrant d'ailleurs à ia difcuilion d'une vérité qui lui pa- roiiToit iî importante , il ne man- que aucune occalion de faire un fadidieux étalage d'un genre d'é- rudition qui convient lans doute aux perfonnes de fa profeilion ^ mais dont ceux qui l'exercent avec goût , fe donnent bien de garde de faire parade aux yeux du pu- blic. Cette afïeftation feroit fans doute ridicule , quand celui qui fe Teft permife l'auroit appuyée de l'exac- titude la plus fcrupuleufe : mais qu'en doit-on penfer , fi ce point tout ellentiel qu'il eil:, m.anque à notre prétendu critique.^ On ne le fuivra point ici dans tous les détails auxquels il s'eft livré : ce feroit a y X AVERTISSEMENT. Fimircr dans le défaut qu'on îuï reproche : qu'ii foir feulemenr per- mis d'examiner un ou deux traits de fa critique. « La tentation de f^ire une jolie » phrafe , diî-il , page 34 de foa » iibeiie , eil un piege pour bien » des écrivains ; & ia (upériorité » du génie de M, de Montefquieu » ne l'en a pas toujours garanti, yy Cette fédu61ion i'a écarté de la p vérité hiftorique dans l'endroit >^ que je vais citer. Kome , dit-il ^, » livre lîl , chap. 111 , au lieu de » fe réveiller après Céfar^ Tibère ^ >> Caïus ,. Claude , Néron , Domi- >> tien 5 fut toujours plus efclave : ^ tous les coups portèrent fur les ^> tyrans , aucun fur la tyrannie^ » Voilà qui eft agréablement dit , >) reprend M. Crévier ; mais le fait » eit-il vrai? Je ne coniidere ici » que Domitien. Affurément le » coup qui renverfa ce tyran , 5> porta fur ia tyrannie j elle ne AVERTISSEMENT, xj » parut plus dans îlome pendant » un efpace de plus de 80 ans. » Nerva , Trajan , Adrien , Tire , » Antonin, Marc- Aurele, forment » la plus belle chaîne de Princes » lages & modérés , qu'aucune » hiiloire nous fournifTe. Je fais » qu'Adrien fut mêlé de bien &c » de mal ; mais fi l'on excepte fon » entrée dans la fouveraine puif- >> fance , & les deux ou trois der- » nieres années de fa vie , pen- » dant lefquelles il ne jouit pas de » toute fa raifon , le reile de foii » règne peut être cité pour modèle » d'un bon gouvernement. M. Crévier vouîoit-il rappeler à its le61eurs qu'il connoiffoit i'hif- toire des Empereurs Romains ? Il auroit peut-être agi plus iagement, s'il eût évité de réveiller l'idée de celle qu'il a écrite : mais il auroit dû au moins choiiir une autre occa- iion d'étaler fon favoir ; il fe feroit épargné la honte d'une critique a vj xij AVERTISSEMENT. qui prouve qu'il n'entend pas M, de Montefquieu. Cet Auteur , dans l'endroit d'oîi M. Crévier a tiré fon paiïage , établît que , quand la vertu , qui eft le principe de la démocratie , a fait place à la corruption , l'état efl perdu j il ne peut y avoir de liberté , & jamais elle ne peut Te rétablir. Ce grand homme , dont le génie pénètre les caufes poli- tiques des événemens occafionnés par la marche ordinaire des cir- con/lances , apporte pour preuve ce qui eil arrivé aux Anglois y quand ils voulurent établir parmi eux la démocratie. Tous leurs eiForts furent impuiiTans : ceux qui avoient part aux affaires , n'a- voient point de vertu ; leur ambi- tion étoit irritée par le fuccès de Cromwel qui avoir tout ofé : l'ef- prit d'une faâion n'étoit réprimé que par celui d'une autre. Ainii on avoit beau chercher la démo- AVERTISSEMENT. xiij cratie , on ne la trouvoit nuile part ; & après bien des mouve- mens, des chocs & des fecoufles , il fallut fe repofer dans la monar- chie que l'on avoit profcrite. Rome fournir encore un exem- ple plus frappant. Quand la vertu commença à s'y éclipfër , il fe forma des fa61ions ; Sylla réuffit enfin à s'emparer de la Ibuveraine puifTance : ce coup acheva de dé- truire la vertu dans Rome : il ny eut point d'ambitieux qui ne fe flattât d'obtenir le même fuccès. Le tyran abdiqua , mais la démo- cratie ne put reprendre place dans un état oii il n'y avoit plus de ver- tu j & comme il y en eut toujours moins , à^ m^fure que la domina- tion des Empereurs fe prolongea , il devint de plus en plus impofiibîe de rendre à Rome la liberté. Quel- ques Auteurs ont ete étonnes que les Romains 5 excédés desiniuftices & des cruautés de cette chaîne de xiv AVERTISSEMENT. mon/Ires qui le (ont fuccédés fur le trône impérial , ne fe foienî pas déterminés à fe garantir déformais de ces fléaux, &à reprendre l'état républicain , fur-tout quand ils n'a- voient pas craint de maffacrer le tyran. La chofe n'étoit plus pof- fible j la vertu , fans laquelle la démocratie ne peut exider, étoit entièrement bannie de Rome : on faifoit tomber le tyran , mais on ne détruifoit pas la tyrannie , puif- que fa place exiiloit toujours , & fe tfouvoit occupée fur le champ par un fuccedeur. Si le liafard fai- îbit monter fur le trône un Prince digne de l'occuper , tels qu'ont été Trajan, Tite , &c. le peuple puifToit des douceurs de fon gou- vernement ; mais pour cela , la tyrannie n'étoit pas détruite : l'état étoit privé de la liberté dont i! avoit , joui autrefois 5 un règne atroce pouvoit fuivre , & \\\ï- voit quelquefois en effet celui qui AVERTÎSSEME}^T. xv avoit procuré un bonheur momen- tané. Ces vues que M. de Montef- quieu a exprimées avec beaucoup de clarté , ont échappé à M. Cré- vier , qui , tour iavant qu'il écoit en Grec & en Latin , a cru q^c^q, le mot tyrannie ne iignifie autre cho- fe qu'un gouvernement injuite & cruel. On vient de voir que le critique de M. de Montefquieu n^Çt pas fort intelligent , ou du moins qu'il connoîî peu la véritable lignifica- tion des termes : on va voir qu'il ne donne pas une grande preuve de jugement. M. de Montefquieu , livre V, chap. XIX, met en queftion ii l'on doit dépofer fur une même itto. les emplois civils & militaires. Il répond qu'il faut les unir dans la république , 6i les féparer dans la monarchie. Il prouve la première partie de cette réponfe par l'intérêt xvj AVERTISSEMENT, de la liberré ; & la (econàQ , par l'intérêt de la puiffance du mo- narque , qui pourroit lui être ravie s'il conçoit les deux emplois à la même perfonne. Il établit Tes preu- ves fur les grandes vues qui font la bafe de fon ouvrage ; & fes preuves font une démonllration : mais (qs raifonnemens font fouvent trop élevés , pour que certaines âmes y puilTent atteindre. ^ La féconde partie de la déci- fion de M. de Montefquieu n'a pas plu à M. Crévier ; & fans parler des raifons qui ont déterminé cette déciiîon , voici comment il la com- bat, dans une note , page 42. « Il » n'ed point de mon plan de m'ar- » rêter ici à prouver la faufTeté de » ce fyilême. Mais , comment M» » de Montefquieu pou voit-il avan- » cer que , par la nature du gou- » vernement monarchique , les » fon6i:ions civiles ^ militaires doi- » YQïit être féparées & confiées à AVERTISSEMENT, xvij « des ordres différens ; lui qui fa- » voit fi bien que , dans la monar- » chie Fraiiçoife , elles ont été pen- » dant plulieurs fiecles exercées » par les mêmes perfonnes ; & » que , iliivant la loi de la téoda- » lité , le premier engagement du » vafTal envers fon feigrieur , étoit » de le fervir en guerre & en plaids ^ » dans les expéditions militaires & » dans le jugement des procès ? Il >> nous reile encore des vertiges » de l'ancien ufage dans les grands >> baillis & les fénéchaux , qui font » tous gens d'épée. Si M, Crévier avoit entrepris de fortifier , par une nouvelle preuve , le fvilême de fon adverfaire - il n'auroit peut-être pas eu le bon- heur de réuffir auifli bien. Tout le monde fait que , tant que le gou- vernement féodal a été en vigueur dans la France , l'autorité de nos Rois , quant à Texercice , étoit prefque nulle 3 parce que chaque jfvui AVERTISSEMENT. feigneur avoit dans fa terre tout à la fois le pouvoir militaire & le pouvoir civil. Tout le monde fait encore que la puifTance du mo- narque n'a repris fon état naturel, que quand elle a pu venir à bout de divifer l'exercice de ces deux fondions. Si M, Crévier avoit borné fa critique à ce genre de reproches ^ on n'auroit fait nulle mention de fon ouvrage , & on Tauroit laiifé dans Foubli qu'il mérite. Mais il, n*eft pas pofîible de lire de fang- froid les imputations atroces dont cet écrivain a eiïayé de charger un homme refpeftable pour lui à tous égards , dans un temps où nous n'étions pas encore accou- tumés à foutenir les regrets que fa perte nous avoit caulés , & où la mort lui avoit ôté la faculté de faire rentrer ce téméraire dans le devoir. Il dénonce au public l'Auteur AVERTISSEMENT, xk de TErprit des Lois comme un petU'înaitre^ un homme vain ^ mau- vais citoyen , ennemi de la faine morale & de toute religion. Si les fiecles palTés ne fournifToient pas des exemples de pareils prodiges , pourroiî-on croire que la France, eût produit , en même temps , M, de Montefquieu & M. Crévier? ^fiais 11 la Grèce eut un Platon , elle eut un Zoïle, M, de Montefquieu ell un petit- maure/ Et pourquoi i'elr-il? Il a commencé (on livre XXIil , par Fmvocation que Lucrèce adreiTe à Vénus. Cette déefTe fabuleufe ell i'emblême de la fécondité 5 tous les animaux font appelés à la population par l'attrait du plaifir, L'Auteur de l'Efprit des Lois , au lieu de rendre , par fes propres ex- prefTions, ceitQ peniée qui entre dans Ion plan, a emprunté celles d'un poète : il n'a pas cru qu'il fût indigne de fon fujet d'égayer Tima- itx AVERTISSEMENT. gination de fbn ieSeur , par une imae:e riante , fans être indécente 5 & pour cela , il eu. un petit-manre. On riroit de l'idée ridicule de ce Profefieur , s'il n'a^oit excité l'in- dignation par les injures grofîieres dont il a chargé fon adverfaire. M. de Montefquieu efl un hom- me vain ! L'Auteur de l'Efprit des Lois étoit-il donc un homme vain ^ pour avoir écrit cette phrafe à la fin de fa préface : « Quand j'ai vu »> ce que tant de grands hommes , » en France , en Angleterre & en » Allemagne, ont écrit avant moi, » j'ai été dans l'admiration , mais -» je n'ai point perdu le courage. » Et moi ciujji je fuis peintre j » ai-je dit avec le Corregc^K Ua Auteur , ne peut donc fans vanité , croire que Çq.s ouvrages ne font pas fans mérite ? Mais tous ceux qui ont publié leurs écrits , fans en excepter les plus grands Saints , font donc coupables de vanité : AVERTISSEMENT. xxj car , qui a jamais donné fes pro^ durions au public , fans croire qu'elles avoient au moins un degré de bonté ? Si M. Créyier n'avoit pas eu cette vanité , il ne fe (croit pas érigé en cenfeur d'un ouvrage que tous les grands hommes ont admiré & admirent. Geû encore , fuivant M. Cré- "vier , un trait de vanité dans M. de Montefquieu , d'avoir dit qu'il finilToit le traité des fiefs où la plupart àes Auteurs l'ont com- mencé. Mais M. de Montefquiep a dit une vérité j pour M. Cré- vier , il a prouvé fon ignorance. La plupart des Auteurs qui ont écrit fur les fiefs , n'ont examiné que les droits féodaux , tels qu'ils exiftent aujourd'hui. Ils ont cher- ché les motifs de décifion , fur les conteilations que cette matière occafionne , dans les difpofitions recueillies par les rédaèleurs des coutumes , & fe font peu embar- xxij AVERTISSEMENT. rafîes de connoître la foiirce de ce genre de pofTeflicns. M. de Mon- telquieu l'a cherchée cette fource ; il a ouvert les archives des pre- miers âges de notre monarchie ; il a fliivi graduellement les révo- lutions que les fïefs ont ei^nyèes , & a defcendu jufqu'au moment oii ils ont commencé à prendre la forme à laquelle les coutumes les ont fixés. îl eft donc vrai qu'il a fini le traité des fiefs où la plupart des Auteurs font commencé j &: c'efl par vanité qu'il l'a dit ! De quelle faute M. Crévier s'efl-il rendu coupable , quand il a parlé en pédagogue d'une chofe qu'il ne connoifioit pas ? C'eil ainfi que notre fatirique prouve que M. de Montefquieu eft petit-maure &: vain. On s'at- tend fans doute que les preuves qu'il va donner àes deux autres reproches, ont une force propor- tionnée à la nature de l'accufation. AVERTISSEMENT, xxiij Perfonne ne fe permet de déférer un citoyen comme ennemi du gou- vernement & de la religion , s'il n'a en main de quoi le convaincre à la face de l'univers de deux cri- mes qui méritent ranimadverfioii de toutes les fociétés & les peines ies plus graves. Voyons comment il établit le premier. « L'oppoiition décidée » de l'Auteur au defpotifme , dit- » il , fentiment louable en foi, » l'emporte au - delà des bornes. » A force d'être ami des hommes, » il cefTe d'aimer , autant qu'il le >> doit , fa patrie. Toute fon ef- » time , difons mieux, toute fon » admiiration efl: pour le gouver^ » nement d une nation voiime , » digne rivale de la nation Fran- » çoife j mais qu'il n'eft pas à fou- » haiter pour nous de prendre » pour modèle à bien des égards. » L'Anglois doit être flatté , en » lifant l'ouvrage de l'Efprit des jcxW A VER TISSE ME NT. » Lois ; mais cette lefture n'eft » capable que de mortifier les » bons François. Il faut s'arrêter fur le raifonne- ment de M. Crévier. Il accufe M. de Montefquieu de ne pas aimer fa patrie autant qu'il le doit , parce qu'il aune oppofition décidée pour le defpotifme , & parce qu'il aime beaucoup les hommes. Mais fi ce grand homme étoit moins oppofé au defpotifme , & s'il aimoit moins les hommes , M. Crévier jugeroit donc alors qu'il aimeroit fa patrie autant qu'il la doit aimer. N'ufons pas de repréfailles contre cet écri- vain j croyons qu'il n'a pas en- tendu ce qu'il a voulu dire ; ÔC c'efl une juftice qu'il faut fouvent lui rendre. Mais voyons donc ce que M. de Montefquieu penfe effe^live- ment de fa patrie. ïl dit , liv. XX , chap. XX , à la fin : « Si , depuis » deux ou trois fiecles ^ la France » a AVERTISSEMENT, xxr rf a augmenté fans cefTe fa puif- »» fance , il faut attribuer cela à la » bonté de fes lois, non pas à la » fortune , qui n'a pas ces fortes » de confiance. Rapprochons de ce pafTage ce- lui où il exprime fes véritables fen- timens fur le gouvernement An- glois. « Ce n'ell point à moi , dit-il ^ » à examiner ii les Anglois jouif- w fent aftuellement de cette li- » berté , ou non. Il me fuffit de ^> dire qu'elle eft établie par leurs » lois, & je n'en cherche pas da- i> vantage. Je ne prétends point »> par là ravaler les autres gouver- » nemens, ni dire que cette liberté » politique extrême doive morti- w fier ceux qui n'en ont qu'une mo- » dérée. Comment dirois-je cela>, » moi qui crois que l'excès même » de la raifon n'eil pas toujours dé- w firable , & que les hommes s'ac- » commodent toujours mieux des f> milieux , que des extrémités ? « Torns I. k xxvj AVERTISSEMENT. Ces deux paflages ainii placés dans le point de comparaifon , font difparoître l'accufation dont M. Crévier a voulu noircir M. de Montefquieu , & ne laifTent que de rétonnement fur l'atrocité de la calomnie. Mais il ne faut pas encore felafTer de la furprife; l'Auteur du libelle a porté l'attentat jufqu'au comble. Si on l'en croit , M. de Montei^ quieu efl: ennemi de la religion 5 mais il n'eft pas de ces ennemis ordinaires qui, contens de s'affran- chir eux-mêmes de fon joug , s'in- quiètent peu des fentimens que les autres ont pour elle. Il veut la dé- truire : & pour mieux réuilir, il l'attaque par la rufe ; mais écou- tons M. Crévier. « Cet ouvrage , '» dit-il dans fon avant - propos , » prive la vertu de fon motif, & » délivre le vice de la terreur la » plus capable de le réprimer. H f» détruit les devoirs dans leur AVERTISSEMENT, xxvlj » fource ; & en anéantiflant ceux » qui fe rapportent à l'Auteur de » notre être , quelle force laifTe-t- y> il à ceux qui ne regardent que •> nos compagnons? » Et l'Auteur , continue le libelle, » exécute tout cela fourdement , » & fans déclarer une guerre ou- » verte à l'orthodoxie. Ceux qui » l'ont fuivi dans le même plan fu- » nèfle , devenus plus audacieux » par les fuccès de leur précur- » feur^ont levé le mafque. Mais, » par leur témérité même , ils font » de moins dangereux ennemis ; » parce que , . . . . en prenant les >» armes , ils nous ont avertis de » les prendre de notre côté. L'Au- » teur de l'Efprit des Lois conduit » fon entreprife plus adroitement : »> il ne livre point l'aflaut à la reli- » gion ; il va à la fappe , & mine $> la religion fans bruit. » M. Crévier entre, à cet égard , dans quelques détails : ils con- bij xxvilj AVERTISSEMENT. tiennent la moitié de Ton Livre, Mais, qui le croiroit 1 Les préten- dues preuves du crinie affreux dont il charge fon ennemi , ne font que la répétition des calomnies que le Nouvellille Eccléiiaftique avoit vomies contre i'Aureur de i'Eiprit des Lois , au mois d'Oftobre 1 749, Cet affreux libelle fut foudroyé par M. de Montefquieu lui-même dans fa Défenfe de f Efprit des Lois, Il ne reila à cet Ecrivain que la honte d'avoir attaqué un grand homme qui ne méritoit que des éloges , & le chagrin d'avoir fourni la matière d'un opufcule qui tranfmettra cette honte à la pofférité. Tout le monde lut^ & tous les gens de goût admirèrent cet ou- vrage j mais il paroît qu'il eff de- meuré inconnu à M. Crévier. AufE nous dit-il qu'il a travaillé fur l'édi- tion de l'Efprit des Lois de 1 749» Son ouvrage eft cependant de 176^5 pofférieur de fix ans à l'édiv AVERTISSEMENT, xidt tionde 1758. Elle a été faite d'après les coneérions que M. de Montef- quieu avoit lui-même remifes aux Libraires avant la mort. S'il eût eu foin de fe la procurer, comme il le devoit, il y auroit trouvé quelques changemens dont plufieurs tendent à éclaircir certains paiTages fur lef^ quels le Nouvellille avoit cru trou- ver prife y & que M. Crévier a re- levés d'après lui , quoiqu'ils ne foient plus tels qu'ils étoient. Il y auroit lu la Défenfe de l'Efprit des LoiSj & y auroit appris le refpeO: qu'il devoit aux talens , aux vues de l'Auteur & à l'ouvrage. En 1764, parut dans les pays étrangers un critique , de l'Efprit des Lois d'un autre genre. Il a ref- pefté , comme il le devoit , les qualités du cœur de M. de Mon- tefquieu j la calomnie n'a point fali fes écrits ; il a feulement prétendu trouver des erreurs dans l'ouvrage, & il a renfermé (^s obfervations b iij XXX AVERTISSEMENT. dans des notes inférées dans une édition contrefaite des (Euvres de M. de Montefquieu , en Hollande. L'examen d'une ou de deux de ces notes fuffira pour les apprécier tou- tes ; & l'on va choifir entre celles qui font les plus importantes. ■ M. de Montefquieu , après avoir établi la diftinèlion qui cara61érife les trois genres de gouvernement , fait voir que dans chacun de ces gouvernemens les lois doivent être relatives à leur nature ; c'eil-à-dire à ce qui les conftitue ; ainii dans la démocratie, le peuple doit être, à certains égards , le monarque ; à d'autres , le fujet. Il faut , par exemple , qu'il élife fes magiflrats, & qu'il les juge. Si les magillrats cefîent d'être éleélifs , ou (i quel- qu'autre que le peuple a le droit de leur demander compte de leur conduite, dès lors ce n'eft plus une démocratie ; les magiftrats , ou les juges des magiftrats ^ raviflent la <^rERTISSEMENT. xxx) puîfTance au peuple , & fe l'attri- buent. Il efl de la nature de la monar- chie que la nation foit gouvernée par un prince , dont le pouvoir foit modéré par les lois. Pour que ce gouvernement ne change pas de nature , & ne dégénère pas en def- potifme , il faut qu'il y ait entre le monarque & le peuple beaucoup de rangs , beaucoup de pouvoirs intermédiaires. Si les ordres paf^ Soient du trône immédiatement au peuple , la terreur les feroit exé- cuter, & l'arbitraire s'introduiroit fur les débris des lois. Si les ordres, au contraire, ne parviennent aux extrémités de la nation que par degrés , la fphere de ceux qui les font arriver touchant immédiate- ment à ceux qui les doivent exé- cuter , la crainte ne fait plus d'im- preffion ; c'eft la loi qui parle par la bouche de fes émiffairesj ce n'eft plus le monarque. b iv kxx\] "AVERTISSEMENT. Il faut encore , dans une monar-^ chie , un corps dépolltaire des lois^^y médiateur entre les fujets & le prince. S'il n'exifte point de dépôt pour les lois , fi elles ne font pas ibus la main de gardiens fidèles , qui pour arrêter l'eâfet àes volon- tés momentanées du fouverain , les placent à propos entre la nation 6c lui 5 elles n'ont plus de ftabilité ^ elles n'ont plus d'eiîet ^ & le def- potifme les anéantit. Il efl: de la nature du gouverne- ment defJDotique, que la volonté, ies caprices du tyran foient la feule loi : il faut donc qu'il exerce fon autorité , ou par lui feul , ou par un feul qui le repréfenre. Prend-il des mefures pour faire exécuter fes volontés ? fe prefcrit-il des règles ? ou fouffre-t-il qu'on lui en rap- pelle ? Sa volonté n'eft pas la feule ioi ; il cefîe d'être defpote , & monte à la monarchie. Tels font , en général , les éta- AVERTISSEMENT, xxxlîj tlifTemens que doit former un lé- giilateur qui fonge à fonder ou à introduire l'un de ces trois gouver- nemens. Mais s'il veut que fon ou- vrage foit durable , après avoir réglé la nature de fon gouverne- ment, il faut aufli qu'il s'occupe de fon principe / c'eft- à-dire , de ce qui le foutiendra & le fera agir. Ainli il faut que , pour une répu- blique , il trouve le fecret d'infi- nuer & de perpétuer dans le cœur des citoyens l'amour de la répu- blique, c'efl-à-dire , l'amour de l'égalité ; en forte que^:les magif- tratures n'y foient pas regardées comme un objet d'ambition , mais comme une occafion de fignaler fon attachement pour la patrie , &: de fe livrer tout entier au main- tien de la liberté des citoyens & de l'égalité entr'eux. Pour le mouvement & le main- tien d'un état monarchique , il faut que le cœur des fujets foit animé pa;^ ^xxîv AVERTISSEMENT. l'honneur^ c'eft-à- dire, par ram- bition & par l'amour de Teftime : ces deux paffions font néceffaires ; mais elles fe tempèrent mutuelle- ment. Le monarque eft le feul dif- penfateur des dif1:in6lions & des récompenfes : il faut donc que l'ambition de les obtenir , infpire le défir de le fervir utilement pour rétat, & de fe fignaler affez pour qu'il apperçoive ces fervices, & les récompenfe. Si les grâces & les récompenfes dépendoient d'un autre pouvoir que de celui du mo- narque g fon autorité fercit nulle ^ il n'auroit aucun refibrr dans la main pour faire agir les diflérentes parties de l'état , ioit pour les af- faires du dehors^ foit pour celles du dedans. Si les grâces 8c les ré» compenfes n'étoient pas le fruit du mérite ^ fi elles étoient fubordon- nées à l'arbitraire , & jetées au hafard , il feroit inutile de cher- cher à les mériter , & chacun reA AFERTISSEMENT. xxxv teroit dans l'inertie : on ne feroit pas réveillé par la vertu , c'eft-à- dire par l'amour de la patrie ; parce que dans les monarchies on eil ac- coutumé à confondre l'état avec le monarque. On ne feroit donc rien pour un homme de qui on n'at- tendroit aucun retour. Mais il faut que cette ambition foit réglée par l'amour de Teftime. Si le monarque efi: fubjugué par fes paflions ; fi pour mériter les grâces qu'il difpenfe , il faut fervir ies ca- prices contre les lois , on craindra le mépris public , on s'abftiendra des places auxquelles font atta- chées les fondions qu'il veut faire employer à l'exécution de fes in- juftices , où l'on abdiquera ces places , & l'on reftera dans une glorieufe oifîveté. Si ces deux paillons ne font pas combinées dans le cœur des fujets ^ ou le monarque perd fa puiiTance , ou il devient defpote. b vj xxxvj AVERTISSEMENT, Quant au gouvernement defpo- tique , fon principe ell la crainte. Si les ordres du maître étoient re- çus de fang-froid j fi cette paflion n'interceptoit pas au moindre iignal de fa volonté toute faculté de rai- fonner , on pourroit faire attention à leur injuftice , remonter à celle qui maintient un tyran fur le trône : comme ce n'eft que la loi du plus fort , en tournant fes propres forces contre lui , on l'extermineroit. Si d'ailleurs l'amour de la liberté s'em- paroit fubitement du peuple, com- me il arriva à Rome fous Tarquin ^ le coup qui abattroit le tyran, abat- troit la tyrannie ^ le defpotilme fe- roit anéanti, 6c Toii verroit naître une république. Ces principes font lumineux ; ils font puilés dans iVfience même des "chofes. M. de Montefquieu , à l'oc» cation de ces réflexions , entre dans quelques détails, pour indiquer \ts routes qui peuvent conduire à l'é- ^AVERTISSEMENT, xxxv'ij tabliiTement & au maintien de la nature Sc du principe de chaque gouvernement. Mais il traite ces détails en grand homme ^ il écarte toutes les minuties qui cara^lérifent le génie étroit. hefaifeur de notes n'a point ap- perçu tout cela. 11 en a placé une fort longue à la fin du quatrième Livre. Il y dit que M. de Montef- quieu s'eft lourdement trompé , foit qu'il ait voulu nous développer ce qui eft , foit qu'il ait voulu nous développer ce qui doit être. Dans le premier cas , cet Auteur, dit le cenfeur^ eft contredit par l'expérience. On voit, dit-il, que chaque nation, chaque fouverain , ell conduit par un objet particu- lier , vers lequel ils tournent le fyf^ tême de leur gouvernement. Les uns vifent aux richefTes, les autres à la conquête, les autres au com« merce , &c. ; & les lyilêmes poli- tiques font plus ou moins ftables;, à mefute que le fouver ain ell plus xxxviij AVERTISSEMENT. ou moins defpote j parce que le fuc- ceiTeur lubftitue fes idées à celles de celui qui l'a précédé, & change par conféquent tout le plan de gou- vernement qu'il a établi. Les ré- publiques font moins fujettes à ces variations , qui ne peuvent arriver qu'autant que l'elprit de la nation entière viendroit à changer. Ces réflexions , qui font répétées dans tous nos livres , & qu'un coup d'œil fur le cœur humain & fur fon hiftoire nous font appercevoir, font de la plus grande vérité ; mais que la paflion dominante d'une répu- blique foit l'amour des richeffes , ou la jalouiie contre les états qui l'environnent ; qu'elle tourne tant qu'elle voudra fes opérations du côté de cet objet, cela fera-t-il que , pour qu'elle foit république , il foit indifpenfable que le peuple foit li- bre ; & pour qu'il refte libre , qu'il ait & qu'il conferve le droit d'élire & de juger ies magidrars ? Qu'un monarque tourne fes vues AVERTISSEMENT, xxxîx du côté de la conquête , ou du côté du commerce ; que fon fuccelî'eur change d'objet , ces variations fe- ront-elles que l'on puifTe concevoir une monarchie fans un fouveraia dont le pouvoir foit tempéré par les lois , il ces lois ne font confiées à des dépofitaires qui puiiTent les faire valoir en faveur de la nation , & s'il n'y a enfin dans l'état diffé- rens canaux qui tranfmettent fuc- ceffivement les ordres du fouve- rain aux extrémités du peuple ? En fera-t-il moins vrai que cette forte de gouvernement ne fe maintien- dra point , fi le monarque n'a dans fa main des motifs qui excitent les fujets à fe livrer au fervice de l'é- tat ; & fi ceux-ci n'en ont un qui les arrête , quand ces motifs leur font préfentés comme un appât pour fe prêter à des injuftices , ou pour les exécuter ? On doit dire la même chofe du defpotifme. Quelles que foient les Yues du defpote , il ne le fera pas ^ xl AVERTISSEMENT, s'il y a dans fes états d'autres lois que fa volonté ; & il cefîera de l'être , dès que la crainte ne fera pas la caufe de l'obéiffance. Si M. de Montefquieu a voulu nous peindre ce qui doit être , le critique trouve que fon erreur eft encore plus groffiere j & pour éta- blir cette erreur , il appelle à fbn fecours la théorie & l'expérience. Elles nous apprennent , dit-il , que la vertu , par laquelle il entend tou- tes les vertus morales qui nous por- tent à la perfeftion , efl le feul prin- cipe de conduite pour tous les gou- vernemens , quels qu'ils foient , & qui ait fait fleurir & qui fera fleurir les états. Cette maxime eft encore de toute vérité. Quand le peuple & ceux qui le gouvernent font doués de toutes les vertus morales, l'état eft néceiTairement floriffant : on évite avec prudence tout ce qui peut nuire , 6c l'on exécute de même tout ce qui eil utile. Ceux UVERTISSEMENT, xî} qui gouvernent font juftes envers le peuple ; le peuple eft juile en- vers eux ; & tous font judes envers les étrangers : on exécute avec fer- meté les réfolurions que la pru- dence a infpirées ; on oppofe la même vertu à la violence & aux injuilices , & toujours avec pru- dence ; enfin on ne défire que ce qui eft pofîible , & on s'abftient de tout excès. Un état ainfi compofé , eil fans doute une belle chimère ; & (i elle fe réalifoit , elle réfirteroit à i'in- conftance du temps. Mais , pour cela 5 un état où il n'y auroit point de liberté , & où les magiftrats fe- roient indépendans du peuple , foit quant à leur éleftion, foit quant à leur conduite , feroit-il une répu- blique ? Un état où le prince pour- roit tout ce qu'il voudroit , où au- cun frein n'arrêteroit ceux qu'il chargeroit de l'exécution de fes caprices , où l'on chercheroit à i'envi à s'en rendre l'agent aveugle XÎlj AVERTISSEMENT. par l'efpoir des récompenfes; uH tel état feroit-il une monarchie? enfin feroit-ce un defpote que ce- lui qui ne pourroit pas tout ce qu'il voudroit , & dont on pourroit exa- miner & difcuter les volontés? Au fijrplus , en lifant la Défenfe de r Efprit des Lois , on verra que cet annotateur ne connoît pas cet ouvrage , ou n'a pas voulu le con- noître. Il y auroit appris à ne pas faire un crime à M. de Montef^ quieu d'employer les mots venu & honneur ^ comme il les emploie. Il y auroit appris que l'Auteur ne s'en eft fervi qu'après les avoir dé- finis : il y auroit appris que , quand un écrivain a défini un mot dans fon ouvrage , quand il a donné fort diclionnaire , il faut entendre fes pa^ rôles fuivant la Jîgnification quil leur a donnée, C'eft cependant d'a- près Q^iiQ. équivoque , que l'Au- teur des notes a fait à M. de Mon- tefquieu plufîeurs reproches, qui, fans être exprimés fur le ton que ^rERTJSSEMENT. xVn} M. Crévier a choid , ne laiflent pas de produire le même effet. Cet exemple lliffiroit peut être pour mettre le leéleur en état d'ap- précier l'ouvrage dont on l'entre- tient ici ; mais examinons encore comment l'Auteur entend un au- tre des principes fondamentaux de l'Elprit des Lois. M. de Monrefquieu , livre XI , chap, VI , dit qu'il y a dans cha- qtîe érat trois fortes de pouvoirs ; la puiffance légiilative , la puiC- fance exécutrice des chofes qui dé- pendent du droit des gens^ & la puiffance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. Par la première , le prince ou le magiffrat fait àes lois pour un temps ou pour toujours , & corri- ge ou abroge celles qui font faites. Par la féconde , il fait la paix ou la guerre , envoie ou reçoit des am- baffadeurs , établit la fureté , pré- vient les invafions. Par la troifie- me, il punit les crimes^ ou juge les ±Viv AVERTISSEMENT. différens des particuliers. M. de Montefquieu avertit qu'il appellera cette dernière _, la puijfance de ju" ger; & l'autre fimplement , la pidf- Ja?ice exécutrice de l'état. Il eil aflii- rément le maître de fes expreffions, quand il en a fixé le fens. Rien n'efl plus exaft que cette diftribution. Tout état , quant à fon adminiftration , eft confidéré fous deux points de vue : il eft confî- déré relativement aux autres états qui l'environnent , & relativement aux fujets qui le compofent. Sous le premier rapport , ce font les lois du droit des gens qui le gouvernent : mais comme ces lois lui font com- munes avec les autres états , & qu'il n'a point d'empire fur eux, il ne les peut faire exécuter , en ce qui le concerne , que par la voie de la négociation ^ c'eft ce qu'il fait par le canal des ambafiadeurs qu'il en- voie & qu'il reçoit ; ou par la force, il la négociation ne fuffit pas : c'eft ce qu'il fait encore par le fecours AVERTISSEMENT, xlv des troupes qui s'oppofent aux in- vafîons que la négociation n'a pu prévenir , ou qui vont attaquer & arracher par les armes la juiHce que les repréfentations des ambaf- fadeurs n'ont pu obtenir. Tout état a donc elTentielIe- ment , quant au droit des gens , une puiflance exécutrice , qui con- fiée à négocier , à fe défendre , ou à attaquer. Mais dans ce fens , il n'a pas la puiil'ance légiilative , parce que les lois qui forment le droit des gens régiffent tous les états , & ne dépendent d'aucun. Il n'en eft pas ainfi du droit civil : tout état , quant à ce droit ^ a la puiiïance civile , parce que tout état a le droit excluiif de former les lois de Ton adminidration inté- rieure. Mais ce droit feroit illu- foire , s'il n'étoit pas accompagné du pouvoir de faire exécuter ces lois. Elles font de deux fortes ; les unes répriment les crimes ; les gutres règlent les propriétés. Pour xW] AFERTISSEMENT. ies mettre à exécution , il faut être revêtu du pouvoir de punir les cri- mes, & de terminer impérative- ment les conteilations qui nailTent à i'occa(ion des propriétés. M. de Montefquieu avoit pré- fenté ces principes d'une maniera aflez iummeufe pour ceux qui la- vent lire ; mais on a cru devoir ies développer pour l'auteur des notes. Celui de l'Efprit des Lois , qui exa- mine en quoi coniille la plus grande liberté poiïible des fujets ^ dit que , lorfque dans la même perfonne , ou dans le même corps de magif- trature , la puijfance légiflative eft réunie à la puijfance exécutrice , il n'y a point de liberté , parce qu'on peut craindre que le même mo- narque , ou le même fénat , ne faffe des lois tyranniques , pour les exécuter tyranniquement. Cette maxime eft encore de la plus grande évidence : Si celui qui fait les lois , tient en même temps dans fa main les forces nécelTaires AVERTISSEMENT, xivîj pour procurer à l'état l'exécution du droit des gens , & (î les précau- tions requifes par la nature du gou- vernement monarchique ne diri- gent pas Tes volontés ; il n'y aura pas de liberté, puifqu'il pourra tout ce qu'il voudra. En eiTet, s'il dé- pendoit d'un tel prince de faire des lois de Tes caprices , il tourneroit fes forces exécutrices contre fes propres fujets , & feroit un vrai defpote. C'eft ainfî que raifonne M. de Montefquieu ; & il n'eft pas pofU- ble de fe refufer à l'évidence de fes raifonne mens. Mais l'annotateur dit qu'il faut corriger tout cela, ïl n'y a point, dit -il, trois pou- voirs dans un état ; mais il y a trois efpeces de pouvoirs dans le pouvoir de gouverner , qui fjnt la puijfance légiflative ^ l^. puijfance judiciaire & Id. puijfance exécutrice» Par la première , le prince ou le magiilrat font des lois^ par la fe^ xlviij AVERTISSEMENT. conde, il juge les aftions des ci- toyens fuivant ces lois , par la troi- fieme , il exécute fes jugemens. Cet écrivain nous affure enfuite que M. de Montefquieu traite la matière conformément à cette di- viiîon, & qu'il s'eft mis en contra- di61ion avec lui-même , lorfqù'il a diilingué une puijfance exécutrice des choies qui dépendent du droit des gens^ & xmo. puïffance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. Il ell plaifant de voir comment ce critique prouve la contradiftioa qu'il annonce : il faut copier (es propres termes : « De grâce , dit-il , 5, quelle connexion la puijfance de yy faire des lois a-t-elle avec celle y, d'envoyer des ambafpideurs , pour 5, qu'on puifie regarder celle-ci j, comme exécutrice de ce que le „ légîilateur établit ? Comment 5, l'afte (Renvoyer des ambaffadeurs „ peut -il opérer tyranniquement ^, fur les lois auxquelles il ne s'é- tend p? AVER TISSE ME NT, xWx ■n -tend point ? La puiffance légifla- *> tive dénonce une peine contre » Jes affemblées -, fuppofons que ce % foit une loi tyrannique , l'aile w d'envoyer des ambailadeurspeut- >^ il être un moyen d'exécuter ty^ i> ranniquement cette loi ? » Il prétend enfuite que ces ridi- cules ^dées font celles de M. de Mont^lquieu , qui s'ell mal énon- cé ; mais qui a voulu dire , que » la puiffance légiilative défend » les affemblées privées ; cette loi » eil fuppofée tyrannique. Si la » puiffance légiilative fe trouvoit » jointe à l'exécutrice , celle-ci *> pourroit exécuter tyrannique- » ment les peines portées par cette » loij parce qu'en ce cas la vo- » lonté fe trouveroit combinée à » la force. De même , fi la puiA » fance judiciaire fe trouvoit jointe » à la légiilative , les jugemens ne » fuivroient pas tant l'efprit de la f> loi , ou fon équité , mais la vo- Tome /, ç ^ î AVERTISSEMENT, » lonté & les vues particulières cîe » celui qui l'a faite , le juge feroit » légiflateur. Voilà , dit enfuite cet V interprète , comment il faut en- » tendre M. de Montefquieu ; & ce » qu'il dit y prouve évidemment » qu'on ne peut l'expliquer d'une » autre façon , à moins d'en ôter » tout le fens & de tomber dans » l'abfurde », Ainfî notre critique , pour rele- ver M. de Montefquieu de l'abfurde dans lequel il prétend que ce grand homme étoit tombé , fait difparoî- tre la puilTance qui appartient à chaque état , de fe rendre ou de fe faire rendre la juflice qui lui eft due en conféquence du droit des gens ; & pour cet effet , il con- fond le droit des gens avec le droit civil. Il dit que ^ « fuivant que l'ob- ,, jet des affaires étrangères fe rap- jj porte à la fimple volonté , ou à j, l'exécution , il tombe fous la puif^ ^, fance légiilative , ou fous l'exé-- 5> 9? AVERTISSEMENT, ï} j, cutrice. Par exemple , faire la paix y en tant que contrafter, eft un a61e de fimple volonté , qui ne peut tomber fous la puifTance „ exécutrice ,,. Sous quelle puifTance cet a61e tombe-t-il donc ? Ce n'ed: pas fous celle qu'il plaît à l'annotateur d'ap- '^ûlev judiciaire. Efl-ce fous la puif^ fance légiflative / Mais elle ne peut jamais être relative qu'au droit ci- vil. Un fouverain , quel qu'il foit , n^ peut jamais faire des lois que pour fes états. Relie donc la puif- fance exécutrice , dans le fens que Monfieur de Montefquieu l'a dé- finie. Deux fouverains contraftent enfemble : ce n'eff pas à l'autorité du droit civil qu'ils foumettent leur contrat : il n'y a point de lois ci- viles qui leur foient communes ; c'ell donc le droit des gens qui doit infpirer & maintenir leurs ac- cords : ils font donc , en traitant enfemble , ufage de la puijjfancc îij AVERTISSEMENT, exécutrice dont parle M. de Mon- tefquieu , & dont chaque fouve- rain efl revêtu. Si l'un des deux, lïianque à fes engagemens , celui qui fera lélé appellera à Ton fecours les autres moyens qu'il tient de la puiffance exécutrice. Ces deux paiTages iiiffifent pour faire connoître l'ouvrage dont il- eft ici queftion, & pour perfuader aux Libraires que le public leur faura gré de n'avoir pas chargé cette édition de ces notes ridicules. Au refle , elle eil entièrement conforme , quant au corps de l'ou- vrage , à celle de 1758, qui avoit été faite fur les correftions de M. de Montefquieu lui-même. ^j¥^ ^:'$B$ **îî;*- -ïï-î^B-ii:- -^/^ t£iriri±iE~frTr"îrirr(rir'"''a, (['•tLit (s' joint DE M. DE Montesquieu. Hz à tant de refpeft pour l'idole de la faveur; nos courtifans fi rampans &c ii vains ; no- tre polirefTe extérieure, & notre mépris réel pour les étrangers , ou notre prédilec- tion afFedée pour eux ; la bizarrerie de nos goûts , qui n'a rien audefTous d'elle , que l'empreffement de toute l'Europe à les adopter ; notre dédain barbare pour deux des plus re(peâ:ables occupations d'un ci- toyen , le commerce & la magiftrature ; nos difputes littéraires Ci vives &c fi inuti- les ; notre fureur d'écrire avant que de pcnfer , & de juger avant que de connor- tre. A cette peinture vive , mais fans fiel , il oppofe dans l'apologue des Troglodites , le tableau d'un peuple vertueux , devenu fage par le malheur : morceau digne du portique. Ailleurs , il montre la philofo- phie long- temps étouffée, reparoiffant tout-à-coup , regagnant par fes progrès , le temps qu'elle a perdu , pénétrant juf- ques chez les RuiTes à la voix d'un génie qui l'appelle; tandis que, chez d'autres peuples de l'Europe , la fuperftition , fem- blable à une atmofphere épaifTe , empêche la lumière qui les environne de toutes parts d'arriver jufqu'à eux. Enfin, par les prin- cipes qu'il établit fur la nature des gouver- nemens anciens 6c modernes, il préfente le germe de fes idées lumineufes, déve- loppées depuis par l'auteur dans fon grand ouvrage. c vj Ix Eloge Ces différens fujets, privés aujourd'hm des grâces de la nouveauté qu'ils avoient dans la naiffance des lettres perfanes , j conferveront toujours le mérite du carac- tère original qu'on a fu leur donner : mérite d'autant plus réel , qu'il vient ici du génie feul de l'écrivain , & non da voile étranger dont il s'eft couvert ; car Usbek a pris , durant Ton féjour en Fran- ce , non -feulement une connoiffance û parfaite de nos mœurs , mais une fi forte leinture de nos manières mômes , que fon fiyle fait fouvent oublier fon pays. Ce léger défaut de vraifemblance peut n'être pas fans defîein & fans adreffe : en rele- vant nos ridicules & nos vices , il a voulu fans doute auffi rendre juftice à nos avan- tages. Il a fenti toute la fadeur d'un éloge direél; & il nous a plus finement loué* , €n prenant fi fouvent notre ton pour mé'- dire plus agréablement de nous. Malgré le fuccès de cet ouvrage , M. ds Monteiquieu ne s^en étoit point déclaré ouvertement l'auteur. Peut-être croycit- il échapper plus aifément par ce moyen à Ja faîire littéraire , qui épargne plus vo- lontiers les écrits anonymes , parce que c'eil toujours la perfonne, & non l'ouvra^ ge, qui eft le but de (es traits. Peut-être craignoit-ii d'être attaqué fur le prétendu ^eomralîe des lettres perfanes avec l'aufté» DE M. DE Montesquieu. IxJ fîté de fa place ; efpece de reproche , difoit-il, que les critiques ne manquent jamais , parce qu'il ne demande aucun ef- fort d'efprit. Mais fon fecret étoit décou- vert , & déjà le public le montroit à l'aca- démie françoife. L'événement fit voir combien le filence de M. de Montefquieu avoit été fage. Usbek s'exprime quelque- fois afïez librement, non fur le fond du chriftianifme , mais (ur des matières que trop de perfonnes affeftent de confondre avec le chriftianifme même ; fur l'efprit de perfécutiondont tant de chrétiens ont été animés; fur les ufurpations temporelles de la puidance eccléfiaftique; fur la. mul- tiplication excefïive des monafteres, qui enlèvent des fujets à l'état , fans donner à Dieu des adorateurs ; fur quelques opi- nions qu'on a vainement tenté d'ériger ea dogmes ;. fur nos difputes de religion , tou- jours violentes , &: fouvent funeftes. S'il p.iroît toucher ailleurs à des queftions plus (délicates , & qui intéreffenr de plus près la. religion chrétienne , fes réflexions, appré- ciées avec juftice, font en effet très-favo- rables à la révélation ; puifqu'il fe borne à montrer combien la raifon humaine, aban- donnée à elle-même , efl peu éclairée fur ces objets. Enfin, parmi les véritables let- tres de M. de Montefquieu , l'imprimeur étranger en avoit iniéré quelq^ues-unes îxîj Eloge d'une autre main : & il eût fallu du moins , avant que de condamner l'auteur -, démê- ler ce qui lui appartenoit en propre. Sans égard à ces confidérations , d'un côté la haine (bus le nom de zèle , de l'autre le zèle fans dilcernement ou Tans lumières , ie ibuleverent & Te réunirent contre les L&ttris ptrj'ancs. Des délateurs , efpece d'hommes dangereuTe & lâche , que mê- me dans un gouvernement (âge on a quel- quefois le malheur d'écouter, alarmèrent, par un extrait infidèle , la piété du minif- tere. M. de Montefquieu , par le confeil de (es amis , (butenu de la voix publique, s'étant préfenté pour la place de l'acadé- mie françoife , vacante par la mort de M. de Sacy , le minière écrivit à cette com- pagnie , que fa m.ajefté ne donneroit ja- mais (on agrément à l'auteur àt% lettres perfanes : qu'il n'avoit point lu ce livre; mais que des perfonnes en qui il avoit confiance lui en avoient fait connoiire le poitbn & le danger. M. de Montefqurea f'entit le coup qu'une pareille accufation pou voit porter à fa peribnne, à (a famille, à la tranquillité de fa vie. Il n'attachoit pas affez de pris aux honneurs littéraires , ni pour les rechercher avec avidité , ni pour affeder de les dédaigner quand ils fe pré- fentoient à lui , ni enfin pour en regarder la iimple privation comme un malheur : mais DE M. DE Montesquieu. Ixiij Texclulion perpétuelle , & fur- tout les motifs de l'exclufion , lui paroiffoient une injure. Il vit le minière , lui déclara que, par des railons particulières, il n'avouojt point les lettres perfanes ; mais qu'il étoit encore plus éloigné de défavouer un ou- vrage dont il croyoit n'avoir point à rou- gir ; &c qu'il devoit être jugé d'après une leélure , & non fur une délation. Le minil- tre prit enfin le parti par où il auroit dû commencer ; il lut le livre , aima l'auteur , & apprit à mieux placer ia confiance. L'académie franqoife ne fut point privée d'un de Tes plus beaux ornemens ; & la France eut le bonheur de conferver un fujet que la fuperftition & la calomnie étoient prêtes à lui faire perdre : car M. de Montefquieu avoit déclaré au gouver- nement , qu'après l'eTpece d'outrage qu'on alloit lui faire, il iroit chercher chez les étrangers qui lui tendoient les bras , la fu- reté , le repos , & peut-être les récompen- fes qu'il auroit dû efpérer dans fon pays. La nation eût déploré cette perte, 6( la honte en fût pourtant retombée fur elle. Feu M. le Maréchal d'Eftrées , alors clire(5feur de l'académie fran<^oife , fe con- duifit dans cette circonllance en courtifan vertueux ', & d'une ame vraiment éle- vée : il ne craignit , ni d'abufer de fon crédit , ni de le compromettre 3 il foutint Ixîv Eloge ion ami , & juftifia Socrate. Ce trait de" courage , fi précieux aux lettres , fi digne G"avoir aujourd'hui des imitateurs , 6c fi honorable à la mémoire de M, le maré- chal d'Eftrées , n'auroit pas dû être oublié dans Ton éloge. M. de Montefquieu fut reçu le 24 jan- vier 1728. Son difcours eft vn des meil- leurs qu'on ait prononcés dans une pareille . occafion : le mérite en eft d'autant plus grand , que les récipiendaires , gênés juf- qu'alors par ces formules & ces éloges ci'ufage, aufquels une efpece de prefcnp- tion les affujettit , n'avoient encore cié franchir ce cercle pour traiter d'autres fu- jets , ou n'avoient point penfé du moins à les y renfermer. Dans cet état même de » contrainte , il eut l'avantage de réuiîir^ Entre pluiieurs traits dont brille Ton dif- cours (^) , on reconnoîtroit l'écrivain qui penfejau feul portrait du cardinal de Ri- chelieu , qui apprit à La France, le fient de fes forets , & à CEjpagra celui de fa foi- bleffe , qui ôta à C Allemagne fes chaînes , & lui en donna de nouvelles. Il faut admi- rer A4, de Montefquieu d'avoir fu vaincre la difficulté de fon fujet, & pardonner à ceux qui n'ont pas eu le même fuccès. Le nouvel académicien étoit d'autant plus digne de ce titre , qu'il avoit , peu de {^b) On le trouvera à la fia de cet éloge. DE M. DE Montesquieu. îxr temps auparavant, renoncé à tout autre tra- vail , pour le livrer entièrement àfon génie & à fon goût. Quelque importante que fût la place qu'il occupoit, avec quelques lu- îTiieres & quelqu'intégrité qu'il en eût rem- pli les devoirs , il (entoit qu'il y avoit des objets plus dignes d'occuper Tes talens ; qu'un citoyen efl redevable à fa nation &c à l'humanité de tout le bien qu'il peut leur faire ; & qu'il feroit plus utile à l'une 'éi à l'autre , en les éclairant par Tes écrits , qu'il ne pouvoit l'être en difcutant quelques conteftations particulières dans robfcuri- té. Toutes ces réflexions le déterminèrent à vendre fa. charge. Il cefTa d'être magiP trat, &c ne fut plus qu'homme de lettres. Mais , pour Te rendre utile par us ouvra- ge? aux différentes nations , il étoit nécef- laire qu'il les connût. Ce fut dans cette vue qu'il entreprit de voyager. Son but étoit d'examiner par tout le phyfique & le mo- ral ; d'étudier les lois & la conftitution de chaque pays ; de vifiter les (avants , les écrivains, lesartifles célèbres; de chercher fur-tout ces hommes rares & finguliers , dont le commerce fupplée quelquefois à plufieurs années d'obfervations & de fé- jour. M. de Montefquieu eût pu dire , comme Démocrite : « Je n'ai rien oublié » pour m'infîruire ; j'ai quitté mon pays , » Ôi. parcouru l'univers, pour mieux con- !xvj Eloge » noître la vérité : j'ai vu tous les perron- » nages illuftres de mon temps ». Mais il y eut cette différence entre le Démocrite françois & celui d'Abdere , que le premier voyageoit pour inftruire les hommes, ÔC le fécond pour s'en moquer. Il alla d'abord à Vienne , oij il vit fou- vent le célèbre Prince Eugène. Ce héros fi fuiiefte à la France ( à laquelle il auroit pu être fi utile ) , après avoir balancé la fortune de Louis XIV , & humilié la fierté ottomane , vivoit fans fafte durant la paix, aimant & cultivant les lettres dans une cour où elles font peu en honneur , & don» nant à fes maîtres l'exemple de les proté- ger. M. de Montefquieu crut entrevoir dans (es difcours quelques reftes d'intérêt pour fon ancienne patrie. Le prince Eu- gène en laiiîbit voir fur-tout , autant que le peut faire un ennemi , fur les fuites fu- nelles de cette divifion inteftine qui trou- ble depuis (î long temps réglife de France ; riîomme d'état en prévoyoit la durée àc Iqs effets , & les prédit au philofophe. M. de Montefquieu partit de Vienne pour voir la Hongrie, contrée opulente âc fertile , habitée par une nation fîere & gé- néreufe , le fléau de tes tyrans , & l'appui de fes fouverains. Comme peu de penon- nes connoiffent bien ce pays , il a écrit avec foin cette partie de (qs voyages. DE M. DE Montesquieu. Ixvij D'Allemagne , il paffa en Italie. Il vit à Venife le fameux Law , à qui il ne reftoit, de fa grandeur pafîée , que des projets heu- reufement deftinés à mourir dans fa tête ^ & un diamant qu'il engageoit pour jouer aux jeux de hafard. Un jour la converfa- tion rouloit fur le fameux Tyrtême que Law avoit inventé ; époque de tant de malheurs & de fortunes, & fur-tout d'une déprava- tion remarquable dans nos mœurs. Com- jne le parlement de Paris , dépofitaire im- médiat Aq% lois dans les temps de minorité , avoit fait éprouver au minière écoffois quelque réfiftance dans cqhq occafion , M. de Montefquieu lui demanda pourquoi on n'avoit pas effayé de vaincre cette réfif- tance par un moyen prefque toujours in- faillible en Angleterre , par le grand mobile des adions des hommes ^ en un mot , par l'argent? Ce m font pas ^ répondit Law, des génies aujji ardcns & au£i généreux que mes compainoces ; mais ils font beaucoup plus incorruptitUs. Nous ajouterons , fans aucun préjugé de vanité nationale , qu'un corps libre pour quelques inftans doit mieux réfifter à la corruption, que celui qui l'eft toujours : le premier en vendant fa liberté , la perd; le fécond ne fait, pour ainfi dire , que la prêter , 6c Texerce même en l'engageant. Ainfi les circonf- tances & la nature du gouvernement font \*is vices ôc les vertus des nations. Ixvîî) Eloge Un autre perfonnage non moins fa- ineux , que M. de Montefquieu vit encore plus fouvent à Venife , fut le comte de Bon- neval. Cet homme fi connu par les aventu- res qui n'étoient pas encore à leur terme, & flatté de converfer avec un juge digne de l'entendre , lui faifoit avec plaifir le dé- tail fingulier de fa vie , le récit des avions militaires 014 il s'étoit trouvé , îe portrait des généraux & des minières qu'il avoit connus. M. de Montefquieu fe rappelloit fouvent ces converfations , & en racon- toit différens traits à Ces amis. Il alla de Venife à Rome. Dans cette ancienne capitale du monde , qui l'eft encore à certains égards , il s'appliqua iurtout à examiner ce qui la diftingue aujourd'hui le plus; les ouvrages des Ra- phaël, des Titien, & des Michel-Ange, Il n'avoit point fait une étude particulière des beaux arts ; mais i'expre/îion , dont brillent les chef-d'œuvres en ce genre , faifit infailliblement tout homme de génie. Accoutumé à étudier la nature , il la re- connoît qu^nd elle eft imitée , comme un portrait reiïemblant frappe tous ceux à qui l'original eft familier. Malheur aux produélions de l'art dont toute la beauté n'eft que pour les artiiles î Après avoir parcouru l'Italie , M. de Montefquieu vint en Suiile. Il examina DE M. DE Montesquieu. Ixix foigneufement les vaftes pays arrofés par le Khin. Et il ne lui refta plas rien à voir en Allemagne , car Frédéric ne régnoit pas encore. Il s'arrêta enfuite quelque temps dans les Provinces-Unies, monument ad- mirable de ce que peut l'induftrie humai- ne j. animée par l'amour de la liberté. Enfin il fe rendit en Angleterre , où il demeura deux ans. Digne de voir &c d'entretenir les plus grands hommes , il n'eut à regretter que de n'avoir pas fait plutôt ce voyage. Locke & Newton étoient morts. Mais il eut fouvent l'honneur de faire fa cour à leur proteâ:rice , la célèbre reine d'Angle- terre , qui cultivoit la philofophie fur le trône, & qui goûta, comme elle le devoir, M. de Montefquieu. Il ne fut pas moins accueilli par la nation , qui n'avolt pas be- foin , fur cela , de prendre le ton de (es maî- tres. Il forma à Londres des liaifons inti- mes avec des hommes exercés à méditer, & à fe préparer aux grandes chofes par des études profondes. Il s'inftruifit avec eux de la nature du gouvernement , & parvint à le bien connoître. Nous parlons ici d'a- près les témoignages publics que lui en ont rend;î les Anglois eux-mêmes, fi jaloux de nos avantag;es , & fi peu difpofés à re- onnoitre en nous aucune fupériorité. Comme il n'a voit rien examiné , ni avec a prévention d'un enthoufiafte , ni avec c îxx Eloge Fauftérité d'un cynique ; il n'avoit rem- porté de Tes voyages , ni un dédain outra- geant pour les étrangers , ni un mépris en» core plus déplacé pour fon propre pays. Il réfultoit , de Tes obfervations , que l'Al- lemagne étoit faite pour y voyager, l'Ita- lie pour y féjourner, l'Angleterre pour y penfer , & la France pour y vivre. De retour enfin dans fa patrie, M. de Montefquieu fe retira pendant deux ans à fa terre de la Brede. Il y jouit en paix de cette folitude que le fpedacle & le tumulte du monde fert à rendre plus agréable : il vécut avec lui-même , après en être forti fi long-temps ; & ce qui nous intérefle le plus , il mit la dernière main à fon ouvrage fur la caufe de la grandeur & de la déca- dence des Romains^ qui parut en 1734. Les empires , ainfi que les hommes , doi- vent croître , dépérir & s'éteindre. Mais cette révolution néceffaire a fouvent àQ% caufes cachées, que la nuit des temps nous dérobe, & que le myftere ou leur petiteiïe apparente a même quelquefois voilées aux yeux des contemporains. Rien ne reffem- ble plus fur ce point à l'hiftoire moderne , que l'hiftoire ancienne. Celle des Romains mérite néanmoins , à cet égard , quelque exception : elle préfente une politique rai- fonnée , un fyftême fuivi d'agrandiffe- ment , qui ne permet pas d'attribuer la for- DE M. DE Montesquieu. Ixx) fune de ce peuple à des refforts obfcurs & fubalternes. Les caufes de la grandeur romaine Te trouvent donc dans l'hiftoire ; & c'eft au philofophe à les y découvrir. D'ailleurs, il n'en eftpas desfyftêmes dans cette étude , comme dans celle de la Phy- fique. Ceux-ci font prefque toujours pré- cipités , parce qu'une obfervation nouvelle & imprévue peut les renverfer en un inf- tant ; au contraire , quand on recueille avec foin les faits que nous tranfmet l'hiftoire ancienne d'un pays , fi on ne raiTemble pas toujours tous les matériaux qu'on peut défirer, on ne fauroit du moins efpérer à'en avoir un jour davantage. L'étude ré- fléchie de Thiftoire , étude (i importante &C fi difficile , confifte à combiner , de la ma- nière la plus parfaite , ces matériaux défec- tueux : tel feroit le mérite d'un architefte , qui , fur des ruines (avantes , traceroit , de la manière la plus vraifemblable, le plan d'un édifice antique ; en fuppléant , par le génie & par d'heureufes conjeélures , à ^es reftes informes & tronqués. C'eft fous ce point de vue qu'il faut en- vifager l'ouvrage de M. de Montefquieu; Il trouve les caufes de la grandeur des Ro- mains dans l'amour de la liberté, du tra- vail & de la patrie, qu'on leur infpiroit. dès l'enfance ; dans ces diffentions intefti- nes, qui donnoient du reffort aux efprits, l^xi] Eloge & qui cefToient tout-à-coup à la vue de l'ennemi ; dans cette confiance après le malheur, qui ne défefpéroit jamais de la république ; dans le principe où ils furent toujours de ne jamais faire la paix qu'a- près des viftoires ; dans l'honneur dutriom- phe , fujet d'émulation pour les généraux ; dans la protef^ion qu'ils accordoient aux peuples révoltés contre leurs rois ; dans l'excellente politique de lailTer aux vaincus leurs dieux & leurs coutumes; dans celle de n'avoir jamais deux puifTans ennemis fur les bras , & de tout fouffrir de l'un , jufqu'à ce qu'ils euffent anéanti l'autre. Il trouve les caufes de leur décadence dans Tagrandifiement même de l'état , qui changea en guerres civiles les tumultes po- pulaires ; dans les guerres éloignées , qui ^ forçant les citoyens à une trop longue ab- fence , leur faifoient perdre infenfiblement l'efprit républicain ; dans le droit de bour- geoifie accordé à tant de nations , & qui ne fit plus, du peuple romain , qu'une efpece de monfîre à plufieurs têtes ; dans la cor- ruption introduite par le luxe de l'Afie ; dans les profcriptions de Sylla, qui avili- rent l'efprit de la nation , & la préparèrent à l'efclavage ; dans la néceffité où les Ro- mains fe trouvèrent de fouffrir des maî- tres , lorfque leur liberté leur fut devenue à charge ; dans l'obligation où ils furent de changer DE M. DE Montesquieu. Ixxlij changer de maximes en changeant de gou- verneinent ; dans cette fuhe de montres qji régnèrent, prefque fans interruption , depuis Tibère jufqu'à Nerva , & depuis Commode jufqu'à Conftantin ; enfin, dans la tranflition Se le partage de Tempire , qui périt d'abord en occident par la puif- fance des barbares ; & qui , après avoir langui plufieurs (îecles en orient fous des empereurs imbécilles ou féroces , s'anéan- tit infen/ïblement , comme ces fleuves qui difpiroi/rent dans des fables. Un affez petit volume à fuffi à M. de Montelquieu pour développer un tableau. £ intérefîant &. 'î vafte. Comme l'auteur ne s'appefanrit point fur les détails , &f ne ûi- fn qne les branches fécondes de fon fujet, il a fu renfermer en très-peu d'efpace un grand nombre d'objets difîindement ap- perçus . &{ rapidement préfentés , {ans fa- tigue pour le lefteur. En laifîant beaucoup voir , il laifTe encore plus à penfer ; & il au- roit pu intituler fon livre , hiftoire romaint à Vufagcdis hommes cTétat & des philo fbphes^ Quelque réputation que M. de Montef- quieu fe ix\t acquife par ce dernier ouvrage & par ceux qui l'avoient précédé , il n'a- voit fait que fe frayer le chemin à une plus grande entreprife , à celle qui doit immorta- talifer fon nom , & le rendre refpeflable îiux fiecles futurs. 11 en avolt dès lone^ ioim y, d Ixxîv Eloge temps formé le deffein : il en médita pen- raîit vingt ans l'exécution ; ou pour par- ler plus exaélement , toute Ta vie en avoit été la méditation continuelle. D'abord il s'étoit fait en quelque façon , étranger dans fon propre pays , afin de le mieux connoître. H avoit enfuite parcouru toute l'Europe , & profondément étudié les dif- férens peuples qui l'habitent. L'île fameu- fe , qui fe glorifie tant de Tes lois , & qui en profite fi mal , avoit été pour lui , dans ce long voyage, ce que l'île de Crète fut autrefois pour Lycurgue , une école où il ;^voit fu s'inftruire fans tout approuver. Enfin , il avoit , (i on peut parler ainfi , in- terrogé & jugé les nations & les hommes célèbres qui n'exiflent plus aujourd'hui que dans les annales du monde. Ce fut ainfi qu'il s'éleva par degrés au plus beau titre qu'un fage puilTe mériier, celui de légiflateur des nations. S'il étoit animé par l'importance de la matière j, il étoit effrayé en même temps par fon étendue : il l'abandonna , ôî y re- vint à pkifieurs reprifes. Il fentit plus d'une fois 9 comme il l'avoue lui-même , tomber les mains paternelles. Encouragé enfin par fes amis ,.il ramaiïa toutes fes forces , ôc donna \ Efprit des Lois. Dans cetimportant ouvrage, M. de Mon- tefquieu, fans s'âppefantir^ à l'exemple de DE M. DE Montesquieu. Ixxv ceux qui l'ont précédé , iur des difcu/Tions siiétaphyfiques relatives à l'homme lup- pofé dans un état d'abflraftion ; fans fe bor- ner, comme d'autres, à confidérer certains peuples dans quelques relations ou circonf- tances particulières , envifage les habitans de l'univers dans l'état réel où ils font , ÔC clans tous les rapports qu'ils peuvent avoir ^ntr'eux. La plupart des autres écrivains en ce genre font prefque toujours , ou de limples moralises , ou de (impies jurifcoii- fultes , ou même quelquefois de fiii^ples théologiens. Pour lui , l'homme de tous Iss pays éz de toutes les nations , il s'occupe moins de ce que le devoir exige de nous , que des moyens par lefquels on peut nous obliger de le remplir ; de la perfection mé- taphyfique des lois, que de celle dont la nature humaine les rend fufceptibles ; des lois qu'on a faites, que de celles qu'on a dû faire ; des lois d'un peuple particulier , que de celles de tous les peuples. Ainfi , en fe comparant lui-même à ceux qui ont couru avant lui cette grande & noble car- rière, il a pu dire , comme le Correge j quand il eut vu les ouvrages de fes rivaux • £t moi auffi ^ je fuis peintre ( c ). RempH ik pénétré de fon objet , l'auteur de l'efprit à^s lois y embraffe un Ç\ grand {':\ On trouvera à la fuite de cet éloge , l'analyfe de l'Efprit des Lois, par ie même auteur. d ij îxxv) E L O G E noinbre de matières, Si les traite avec tznt de brièveté & de profondeur , qu'une lec- ture aïïidue & méditée peut feule ^aire (en- tir le mérite de ce livre. Elle fervira fur- tout, nous oibns le dire, à faire difparoître le prérendu défaut de méthode dont quel- ques lefteurs ont accufé M. de Montef- quieu; avantage qu'ils n'auroient pas dû le taxer légèrement d'avoir négligé dans une matière philafophique , & dans un ou- vrage de vingt années. Il faut diftinguer le défordre réel de celui qui n'efl qu'apparent. Le défordte eft réel quand l'analogie ôc la fuite des idées n'eft pas obfervée ; quand les conclufions font érigées en principes, ou les précèdent ; quand le ledeur, après des détours fans nombre , fe trouve au point d'oii il eft parti. Le défordre n'eft qu'appa- rent , quand l'auteur, mettant à leur vérita» ble place les idées dont il fait ufage , làiffe à fuppléer aux leâeurs les idées internié- diaires. Et c'eft ain{i que M. de Montéf- quieu a cru pouvoir & devoir en ufer dans un livre deftiné à des hommes qui penfent , dont le génie doit fuppléer à des omiflions volontaires & raifonnées. L'ordre qui fe fait appercevoir dans les grandes parties de l'efprit des lois ne règne pas moins dans les détails : nous croyons que plus on approfondira l'ouvrage, plus on en lera convaincu. Fidèle à fes divifions DE M. DE Montesquieu. ïxxvr} générales , l'auteur rapporte à chacune les objets qui lui appartierinent excluiive- inent ; & à l'égard de ceux qui par diffé- rentes branches appartiennent à pîufîeurs divifions à la fois, il a placé fous chaque divifion la branche qui lui appartient en propre. Par-là on apperçoit aifément §C fans confufion Tinfluence que les diîréren-' tes parties du fujet ont les unes fur les autres ; comme dans un arbre ou fyftême bien entendu des connoiffances humaines, on peut voir le rapport mutuel des fciences & des arts. Cette comparaiion d'ailleurs eft d'autant plus jufte, qu'il en eft du plan qu'on peut Te faire dans l'examen philofo- phique des lois comme de l'ordre qu'on peut obferver duns -un arbre encyclopédi-' que des fciences : il y reftera toujours de l'arbitraire ; & tout ce qu'on peut exiger de l'auteur, c'eft qu'il fuive , fans détour &: fans écart , le fyftéme qu'il s'eift une fois formé. Nous dirons de l'obfcurité que l'on peut fe permettre dans un tel ouvrage , la même chofe que du défaut d'ordre. Ce qui feroit obfcur pour des ledleurs vulgaires ne l'eft pas pour ceux que l'auteur a eus en vue. D'ailleurs, l'obfcurité volontaire n'en eft pas une. M. de Montefquieu ayant à préfenter quelquefois des vérités importan- tes dont l'énoncé abfolu 5c dired auroit d iij îxxvîij E L O G 1 pu hleffer fans fruit , a eu la prudence âe les envelopper, & par cet innocent arti- fice , les a voilées à ceux à qui elles ieroient nui'ibles, ians qu'elles fulTent perdues pour les fages. Parmi les ouvrages qui lui ont fourni des fecours , & quelquefois des vues pour le fien , on voit qu'il a fur- tout profité des deux hidoriens qui ont penie le plus , Ta- cite &c Plutarque : mais , quoiqu'un philo» fophe qui a fait ces deux leftures foit dif- penfé de beaucoup d'autres, il n'avoit pas cru devoir en ce genre , rien négliger ni dédaigner de ce qui pouvoit être utile à fon objet. La ledure que fuppofe i'efprit des lois eil immenfe ; & i'ui'age raifonné que l'auteur a fait de cette multitude pro- digieufe de matériaux paroîtra encore plus Surprenant, quand on faura qu'il étoit pref- qu'entiérement privé de la vue ôc obligé d'avoir recours à des yeux étrangers. Cette vafte ledlure contribue non-feulement à l'utilité , mais à l'agrément de l'ouvrage» Sans déroger à la majefté de fon fujet , monfieur de Montefquieu fait en tempérer Tauftérité , & procurer aux lefteurs des momens de repos ^ foit par des faits fingu- liers & peu connus , foit par des allufions délicates , foit par ces coups de pinceau énergiques & brillans , qui peignent d'un fèul trait les peuples Ôc les hommes» DE M. DE MONTESQtJIEU. Ixxix Enfin , car nous ne voulons pas jouer ici îe rôle des commentateurs d'Homère » il y a fans doute des fautes dans Tel prit des lois , comme il y en a dans tout ouvrage de génie , dont l'auteur a le jDremier olé fe frayer des routes nouvelles. M. de Mon- tefquieu a été parmi nous pour l'étude des lois ce que Defcartes a été pour la philo- fophie : il éclaire fouvent & fe trompe quelquefois ; & en fe trompant même, il înftruit ceux qui favent lire. Cette nou- velle édition montrera , par les additions & correé^ions qu'il y a faites , que s'il ed tombé de temps en temps , il a fu le re- conaoître &c fe relever. Par là il acquerra du moins le droit à un nouvel examen dans les endroits où il n'aura pas été de l'avis de fes cenfeurs ; peut-être même ce qu'il aura jugé le plus digne de correftioti leur a-t-il abfolument échappé , tant Ten- vie de nuire eft ordinairement aveugle ! Mais ce qui eu à la portée àe tout le monde dans l'efprit à^s lois , ce qui doit rendre Tai-'^ur cher à toutes les nations , ce qui ferviroit même à couvrir des fautes plus grandes que les fiennes , c'eft l'eTprit de citoyen qui l'a diflé. L'amour du bien public , le défir de voir les hommes heu- reux s'y montrent de toutes parts ; & n'eût- il c|ue ce mérite fi rare & fi précieux , il fe- roit digne, par cet endroit feul , d'être li J iy hxx Eloge ledure des peuples & des Rois. Nous voyons déjà par une heureufe expérience^ que les fruits de cet ouvrage ne fe bornent pas dans Tes leftures à des fentimens ftéri- les. Quoique M. de Montefquieu ait peu fiirvécu à la publication de refprit des lois , il a eu la (atisfiélion d'entrevoir les effets qu'il commence à produire parmi nous ; l'amour naturel des François pour leur pa- trie , tourné vers (on véritable objet ; ce goût pour le commerce , pour l'agriculture & pour les arts utiles , qui fe répand infea- fiblement dans notre nation ; cette lumière générale fur les principes du gouverne- ment, qui rend les peuples plus attachés à ce qu'ils doivent aimer. Ceux qui ont fi in- décemment attaaué cet ouvrage , lui doi- vent peut-être plus qu'ils ne s'ima^jnent. L'ingratitude au refle eft le moindre re- proche qu'on ait à leur faire. Ce n'efl pas fans regret 6c fans honte pojr noue fiecle que nous allons les dévoiler: mais cette hiftoire importe trop à b gloire de M. de Montefquieu & à l'avantage de la philofo- Fhie , pour être pafTée fous (ilence. PuifTe opprobre qui couvre enfin (qs eanemis leur devenir .'alutaire ! A peine TEfprit des Lois parut- il, qu'il fut recherché avec empreffement fur la réputation de Fauteur: mais quoique M, de Montefquieu eût écrit pour le bien du ôE M. t>E Montesquieu, h\\] peuple, il ne devoit pas avoir le peuple pour juge : la profondeur de l'objet étoit une fuite de Ton importance même. Cepen. dant les traits qui étoient répandus^ dans l'ouvrage, &i qui auroient été déplacés s'ils n'étoient pas nés du fond du fujet , perfua- derent à trop de perfonnes qu'il étoit écrit pour elles. On cherchoit un livre agréable, & on ne trouvoit qu'un livre utile, dont on ne pouvoir d'ailleurs, fans quelque atten- tioa, faifir l'enfemble & les détails. On traita légèrement l'efprit des lois , le titre même fut un fujet de plaifanterie ; enfin , l'un des plus beaux monumens littéraires qui foient fortis de notre nation fut regardé d'abord par elle avec affez d'indifférence, H fallut que les véritables juges euiTent eu le temps de lire : bientôt ils ramenèrent la multitude toujours prompte à changer d'a- vis. La partie du public qui enfeigne diéta à k partie qui écoute ce qu'elle devoit penfer ôi dire ; & le fuffrage des hommes éclairés , joint aux échos qui le répétèrent , ne forma plus qu'une voix dans toute l'Europe. Ce fut alors que les ennemis publics 5c fecrets des lettres &c de la philofophie ( car elles en ont de ces deux efpeces) réunirent leurs traits contre l'ouvrage. De là , cette foule de brochures qui lui furent lancées de toutes parts, & que nous ne tirerons pas^ ds l'oubli ou elles (oîH déjà plon^t^es. Sh d y Ixxxl) Eloge les auteurs n'avoient pris de bonnes me^- fures pour être inconnus à la poftérité 3. elle croiroit que l'eTprlt des lois a été écrit au milieu d'un peuple de barbares. M. de Montefquieu méprifa fans peine^ les critiques ténébreufes de ces auteurs fans talent qui , foit par une jaloufie qu'ils n'ont pas droit d'avoir , foit pour fatisfaire: îa malignité du public qui aime la fatire 6c la méprife , outragent ce qu'ils ne peuvent atteindre ; & plus odieux par le mal qu'ils- veulent faire, que redoutables par celui- qu'ils font , ne réuiTilîént pas même dans un genre d'écrire que fa facilité & fon ob- jet rendent également vil. Il mettoit les ouvrages de cette efpece fur la même ligne que ces nouvelles hebdomadaires de l'Eu- rope dont les éloges font fans autorité &£ les traits fans effet , que des ledeurs oi- fifs parcourent fans y ajouter foi , & dans- îefquelles les fouverains font infultés fans le favoir, ou fans daigner s^qu venger, li ne fut pas auiîi indifférent fur les principes d'irréligion qu'on l'accufa d'avoir femé: dans l'efpritde^ lois. En méprifant de pa* reils reproches , il auroit cru les mériter j & l'importance de l'objet lui ferma les yeux fur la valeur de fes adverfaires. Ces nommes également dépourvus de zèle ,. & également empreffés d'en faite paroître, également effrayés de la lumière que les DE M. DE MONÎÈSOXJÎEU. lïxxiij lettres répandent , non au préjudice de la, religion , mais à leur défavantage , avoient pris différentes formes pour lui porter atteinte. Les uns par un ftraragém& auffi puéril que pufillanimej s'étoient écrit à eux-mêmes; les autres, après l'avoir^ déchiré fous le mafque de l'anonyme , s'é- toient enfuite déchirés entr'eux à Ton oc- cafion. M. de Montefquieu, quoique ja- loux de les confondre , ne jugea pas à propos de perdre un temps précieux à les combattre les uns après les autres : il fe contenta de faire un exemple fur celui quis'étoitle plus fignalé par fes excès. C'étoit l'auteur d'une feuille anonyme & périodique, qui croit avoir fuccédé à Paîcal , parce qu'il a fuccédé à fes opi- nions ; panégyrifte d'ouvrages que perfon- ne ne lit , fit apologifte de miracles que l'autorité féculiere a fait ceifer dès qu'elle Ta voulu ; qui appelle impiété & fcandale îe peu d'intérêt que Us gens de lettres pren- nent à {es querelles , & s'eft aliéné , par une adreffe digne de lui , la partie de h nation qu'il avoit le plus d'intérêt de mé- nager. Les coups de ce redoutable athlète furent dignes des vues qui l'infpirerent : \ï accufaM.de Montefquieu de fpinofifme 5c de déifme ( deux imputations incompati- Blés ) ; d'avoir fuivi le fyfîême de Pope: 4dont il n'y avoit pas un mot dans l'ouvra- IxxxiY Eloge ge ; ) d'avoir cité Plutarque, qui n'efl pas un auteur Lhrétien ; de n'avoir point parlé da péché originel & de la grâce. Il prétendit enfin que Felprit des lois étoit une pro- dtiélion de la conftitution unigcnltus ; idée qu'on nous foupçonnera peut- être de prê- ter par dérifion au critique. Ceux qui ont connu M. de Montefquieu , Touvrpigç de Clément XI. & le (len, peuvent juger, par cetre accufation, de toutes les autre?. Le malheur de cet écrivain dut bien le décourager: il vouloit perdre un fage par Fendroit le plus fenfibie à tout citoyen , \\ ne fit que lui procurer \.\nt nouvelle gloire, comme homme de lettres : la déjénfe de ttfprït des lois parut. Cet ouvrage , par la modération, îa vérité, la finefle de plai- fanterie qui y régnent, doit être regardé comme un modèle en ce genre. M. de Montefquieu, chargé par Ton adverf^ire d'imputations atroces, pouvait le rendre odieux fans peine ; il fit mieux , il le ren^ dit ridicule. S'il f)ut tenrr compte à l'a- greffeur d'un bien qu'il a fait fans le vou- loir, nous lui devons une éternelle recon- noifiance de nous avoir procuré ce chef- d'œuvre Mais 5 ce qui ajoure encore aa tnérite de ce morceau précieux , c'eft que l'auteur s'y eft peint lui même fans y peii- fer: ceux qui l'ont connu croient Tenten- «ice j & la poilérité s'alïurera ,. en iifant h DE M. DE MONTESOUIEU. IxXxV àéfcnfe , que fa converfation n'étoit pas inférieure a (es écrits; éloge que bien peu de grands hommes ont mérité. Une autre circonftance lui aïïure plei- nement l'avantage dans cetre difpute. Le critique , qui , pour preuve de Ton attache- ment à la religion, en déchire les miniflres^ accufoit hautement le clergé de France ,. & fur tout la faculté de théologie , d'indif- férence pour la caufe de Dieu , en ce qu'ils ne profcri voient pas authentiqu-ement un fi pernicieux ouvrage. Lafaculré étoit ea droit de méprifer le reproche d un écrivain- fans aveu: mais il s'agiffoir de la religion ', une délicatefle louable lui a fait prendre Je parti d'examiner l'eiprit.des lois. Quoi- qu'elle s'en occupe depuis plufieurs années elle n'a rien prononcé jufqu'ici ; & , fût il échappé à M. de Montefquieu quelques inadvertances légères » prefque inévitables dans une carrière fi vafie , l'attention lon- gue &c fcrupuleufe qu'elles auroient de- mandé de la part du corps le plus éclairé de Téglife , prouveroit au moins combien elles feroient excufables. Mais ce corps, plein de prudence , ne précipitera rien dans une fi importante matière. 11 connoît les bor- nes de la raifon & de la foi : il fait que l'ouvrage d'un homme de lettres ne doit peint être examiné comme celui d'un théo- bgLeii^ c^ue les mauvailéâ conféquen.çes.j^ ixxxv] Eloge auxquelles une proportion peut donner lieu par des interprétations odieufes , ne rendent point blâmable la propofirion en elle-même; que d'ailleurs nous vivons dans un iiecle malheureux, où les intérêts de la religion ont beioin d'être ménagés , & qu'on peut lui nuire auprès des fimples , en répandant mal-à-propos fur des génies du premier ordre, le foupçon d'incrédulité;, qu'enfin , malgré cette accufation injufle, M. de Mcnteiquieu fut toujours efîimé , recherché & accueilli par tout ce que Té- glife a de plus refpeé^able & de plus grand. Eût-il confervé auprès àes gens de bien la confidératîondontil jouiffoit, s'ils l'euflent regardé comme un écrivain dangereux ? Pendant que àes infectes le tourmen- îoient dans ion propre pays, l'Angleterre éîevoit un monument à fa gloire. En 175^ M.Daffier, célèbre par les méd.iilles qu'il a frappées à l'honneur de piufieurs hom» mes illuflres , vint de Londres à Paris pour frapper la fienne. M. de la Tour, cet ar- îifte il fupérieur par fon talent, & ii efli- mable par fon déiintéreffement & l'éléva- tion de (on ame , avoit ardemment défué^ de donner un nouveau lui^re à fon pinceau^ en tranfmettant à la p&Rér'né le portrait de l'auteur de l'efprit des lois; il ne vou- loit que la fatisfadion de le peindre; 6c: •ii méritoit ^ comme Appelle , que ç^^ DE M. DE MONTEQîTïÊU. ÎXXXVÎf" lionneur lui (ùt réfervé : mais M. de Mon- tefquieu , d'autant plus avare du temps det' M. de la Tour que celui-ci en étoit plus pro- digue , fe refufa conftamment & poliment à (es preffantes ("ollicitations. M. Dafîier elTuya d'abord des difiicultés femblables, » Croyez-vous, dit-il enfin à M. deMon- » tefquieu, qu'il n'y ait pas autant d'orgueii M à refufer ma proportion qu'à l'accepter è Défarmé par cette plaifanterie , il laiffa faire à M. Daffier tout ce qu'il voulut. L'auteur de TeTprit des lois jouiifoit enfin paifiblement de fa gloire , lorfqu'ii tomba malade au commencement de fé- vrier. Sa fanté , naturellement délicate 3 commençoit à s'altérer depuis long-temps, par l'effet lent & prefque infaillible àes études profondes , par les chagrins qu'ofi^ avoit cherché à lui fufciter fur fon ouvra-- ge , enfin par le genre de vie qu'on le for- çoit de mener à Paris , 6c qu'il fentoit hw être funefte. Mais l'emprefTement avec le- quel on recherchoit fa fbciété étoit trop- vif, pour n'être pas quelquefois indifcret ; ©n vouloit, fans s'en appercevoir, jouir de lui aux dépens de lui-même. A peine la nouvelle du danger où il étoit fe fut-elle répandue , qu'elle devint l'objet dQs con» verfations & de Finquiérude publique. Sa. maifon ne défempliltoit pas de perfonnes de tout rang q^ui venoient s'informer d© Ixxxvil; Eloge fon état ; les nnes par un intérêt véritable , les autres pour s'en donner l'apparence ^ ou pour fuivre la foule. Sa Majefté , péné- trée de la perte que fon royaume alloit faire, en demanda plufieurs fois des nou- velles ; témoignage de bonté & de juflice,. qui n'honore pas moins le monarque que le lujet. La fin de M. de Montefquieu ne fut point indigne de fa vie. Accablé de dou- leurs cruelles , éloigné d'une famille à qui il étoit cher, & qui n'a pas eu la cenfola- tion ne lui fermer les yeux , entouré de quelques amis , & d'un plus grand nombre de fpeélateurs , il conferva , jufqu'au der- nier moment , la paix & l'égalité de fon ame. Enfin , après avoir fatisfait avec dé- cence à tous (es devoirs , plein de confiance en l'être éternel auquel il alloit fe rejoindre, il mourut avec la tranquillité d'un homine de bien , qui n'avoit jamais confacré les talens qu'à l'avantage de la vertu & de l'humanité. La France & l'Europe le per- dirent le lo février 1755 , à l'âge de foixante-fix ans révolus. Toutes les nouvelles publiques ont an- noncé cet événement comme une calami- té. On pourroit appliquer à M. de Mon- tefquieu ce qui a é"é dit autrefois d'un illuf»- tre Romain ; que perfonne, en apprenant fa mort , n'en témoigna de joie; que per- fonne même ne l'oublia dès qu'il ne fa^ DE M. DE Montesquieu. Ixxxîx pluç. Les étrangers s'emprefTerent de faire éclater leurs regrets , & milord Chefter- fieîd , qu'il fuffit de nommer , fit impri- mer, dans un des papiers publics de Lon- dres, un article en Ton honneur , article digne de l'un &. de l'autre; c'eft le portrait d'Anaxagore , tracé par Périclès. ( c ) (c) Voici cet éloge en works will illufirate hîs Anglois , tel qu'on le lit dans la gazette appeîlée evtnir^g-pojî , ou pojii du foir : On tetenth ofth'is month, à'ied at Paris , univerfùlly and fincerely regretted , Charles Secondât , baron çfMoK tcfijuieu , and Préfi- xent a mortier cf the Par- liam.nt of Bourdeaux. His virtucs dtd honoiir to kii- man nacun , his writings pijVct. A friind to mari- kind , he ûjferted thcir un- douhttd and inaliénable rights with freedom ^ evin in his ûwn country, whofe name , and furvive hlm as lon^ as right reafon , mo- ral obligation , and the truefpirlt oflaws , shall be underfiood , refpeciid and maintained, C'EST-A- DIRE: Le lo de février , e{l mort à Paris , univerfelle- ment & fircéremcnt re- gretté , Charles de Secon- dât , Baron de Montef» quieu , Préfic'ent à raor» tier au Parlement de Bor- deaux. Ses vertus ont fait honneur à la nature hu- m.'iine ; ie% écrits lui ont rendu & fait rendre jufti- préjudices in tnatters , of ce. Ami de l'humanité » religion and ^overnmevt , il en fuutint avec force ^11 faut Te refibuvenir que c'^eft un Anglois cjui par- le) lie had long lamented , and end.avourcd ( r^ot wl- thout fome fuccrfs ) to re~ move. Ht well know , and jiifily admircd the happy confiitution of thïs country, whe-e fix'd and known laws equally refirairi monarchy from tyranr.y , and Liberty front lUçntioufnefs, His & avec vérité les droits indubitables & inaliéna- bles 11 connoiffoit parfaitement bien » & ad- miroit avec juftice, l'heu» reux gouvernement de ce pays , dont les lois fixes & connues font un freirî contre la monarchie qui tendrait à la tyrannie , §C c ntre la liberté qui dé» généreroit en licence* Ses xc Eloge L'académie royale des fciences & tîes belles-lettres de Pruffe, quoiqu'on n'y foit point dansl'ufagede prononcer l'ëlogedes aiïbciés étrangers , a cru devoir lui faire cet honneur, qu'elle n'a fait encore qu'à l'illurtre JeanBernoulii. M. de Maupertuis j tout malade qu'il étoit , a rendu lui-même à fon ami ce dernier devoir , & n'a voulu fe repofer fur perfonne d'un foin fi cher ôe il trifte. A tant de fuffrages éclatans en faveur de M. de Montefquieu , nous croyons pouvoir joindre , fans indifcré*^ tioii , les élr.ges que lui a donnés en préfen* ce de l'un de nous , le monarque même auquel cette académie célèbre doit fori ladre , prince fait pour fentir les pertes de la philofophie , & pour l'en conloler. Le 17 février, l'académie françoife lut fit , félon l'ufage , im fervice folennel , auquel , malgré la rigueur de la faifon j prefque tous les gens de lettres de ce corps ^ qui n'étoient point abfens de Pariîi , fe fi- rent un devoir d'affider. On auroit dû, dans cette trif^e cérémonie , placer refprit des lois fur fon cercueil , comme on ex- pofa autrefois, vis-à-vis le cercueil de Ra? phaël, fon dernier tableau de la transHgu- ouvrages rendront fon nom lions morales, & le vrai célèbre j & lui farvivront efprit des lois feront en- auffi long - temps que la tendus , teCpei^cs & con» jjdroite raiion > les obliga- fervés. DE M, DE MONTESQUIEU". xcf ration. Cet appareil fimple & touchant eût été une belle orailbn funèbre. Jufqu'ici nous n'avons confidéré mon- fîeur de Montefquieu que comme éciivairs & philofophe : ce feroit lui dérober la moitié de fa gloire , que de pafîer foui iilence fes agrémens & fes qualités per- fonnelles. Il étoit dans le commerce , d'une dou- ceur & d\mQ gaieté toujours égales. Sa converfation étoit légère, agréable & inf- trudive par le grand nombre d'hommes &C de peuples qu'il avoit connus. Elle étoit coupée , comme fon fîyle , pleine de feî &: de faillies, fans amertume & fans fatire, Perfonne ne racontoit plus vivement, plus promptement, avec plus de grâce &£ moins d'apprêt. Il favoit que la fin d'une hiftoire plaifante en eft toujours le but ; il fe hâtoit donc d'y arriver , & produifoit l'effet fans l'avoir promis. Ses fréquentes di(traâ:ions ne le ren« doient que plus aimable ; il en fortoit tou- jours par quelque trait inattendu, qui ré- veilioit la converiation languiiTante : d'ail- leurs , elles n'étoient jamais , ni jouées , ni choquantes , ni importunes. Le feu de fon efprit , le grand nombre d'idées dont il étoit plein , les faifoient naître ; mais il n'y tomboit jamais au milieu d'un entreriez intéreiranl ou férieux : le déiir de plaire à xctj Eloge ceux avec qui il Te trouvoit , le rendoit alors à eux ians affeft^tion & fans effort. Les agrémens de ion commerce tenoient non (eulerrent à Ton caradere &f à fon ef- prit , inais à refpece de régime qu'il obfer- voir dansTéiude. Quoique capable d'une méditation profonde & foutenue , il n'é- puifoit jamais Tes forces ; il quittoit tou- jours le travail avant que d'en reïïentir la moindre impreffionde fatigue {d"). Il étoit fenfible à la gloire ; mais il ne •vouloit y parvenir qu'en la méritant. Ja- mais il n'a cherché à augmenter la iienne par ces manœuvres fourdes , par ces voies obfcures &t honreufes , qui déshonorent la perfonne, fans «ajouter au nom de l'auteur. Digne de toutes les dif^ initions 6i de toutes les récompenlès , il ne demandoit (rf) L'auteur de !a feuille anonyme Si* périodique » dont nous avons parlé ci deffus, prétend trouver une contrad!(fii n manifefte , entre ce que nous difons icf & ce que nous av^ns dit un peu plus haut , q\ie la fanté de M. de Montefquieu s'étoit altérée par Viffit LENT & prefque infaillibLe des étudis profondes. Mais pourquoi , en rapprochant les deux endroits , a-t-it fupprimé les mots lent & prefque infaillible , qu'il avoit fous les yeux ? C'eft évidemment parce qu'il a fentl qu'un effet lent n'eft pas moins réel , pour n'être pas refienti fur fe champ ; & que par conféquent ces motST détruifoient l'apparence de la contradiftion qu'on pré»- tendoit faire remarquer. Telle eft la bonne foi de cet auteur dans des bagatelles , & à plus forte raifon dans ëes matières plus férieufes. Note tirée de Uavirtijfi-j ment du fixUms vilume de l' Encyclopédie^ DE M. DE Montesquieu, xcilj rîen, & nes'éfonnoit point d'être oublié : mais il a o(é , mênie dans des circoiiftances délicntes , protéger à la cour des hommes de lettres perféeurés, célèbres & malheu- reux , &: leur a obtenu des grâces. Quoiqu'il vécût avec les grands, foit par néceffité, foit par convenance , foit par goût, leur fociéfé n'étoit pas nécef- iaire à Ton honneur. Il fuyoit , dès qu'il le pouvoit , à fa terre; il y retrouvoit, avec joie fa philofophie, les livres , & le repos. Entouré des gens de la campagne dans Tes heures de loiiir , après avoir étu- dié l'homme dans le commerce du monde & dans l'hiftoire des nations , il Tétu- dioit encore dans ces âmes fimples que la nature feule a inflruites , & il y trouvoit à apprendre; il converibit gaiement avec ' eux ; il leur cherchoit de l'eiprit , comme Socrate ; il paroilToit fe plaire autant dans leur entretien, que dans les fociétés les plus brillantes , fur tout quand il terminoit leurs différents , & foulageoit leurs peines par fes bienfaits. Rien n'honore plus fa mémoire que l'é- conomie avec laquelle il vivoit , & qu'on a ofé trouver exceffive, dans un monde avare & faflueux , peu fait pour en péné- trer les vnotifs , & encore moins pour les /entir. Bienfaifant , 6^ par conféquent juf-^ te , mpi>{ieur de Montefqujeu ne vouloir xclr Eloge rien prendre fur fa famille , ni fies fecours qu'il donnoit aux malheureux , ni des dé- penfes confidérables auxquelles ies longs voyages , la foibleffe de la vue, ik l'im- Ï>re(Iion de Tes ouvrages, l'avoient obligé, iatranfmis à fesenfans , fans diminution ni augmenration , l'héritage qu'il avoit re- <çu de les pères ; il n'y a rien ajouté que la gloire de fon nom Se l'exemple de fa vie. Il avoit époufé en 1715, demoiielle Jeanne de Lartigue , fille de Pierre de Lar- îigue, Lieutenam-Colonel au régiment de Maulévrier ; il en a eu deux filles & un fils, qui par fon caraéiere , fes mœurs & fes ouvrages , s'eft moatré digne d'un tel père. Ceux qui aiment la vérité & la patrie, îie feront pas fâchés de trouver ici quel- gues-unes de (es maximes: il penfoit. Que chaque portion de l'état doit être également foumife aux lois ; mais que les privilèges de chaque portion de l'état doi- vent être refpeâ:és , lorfque leurs effets n'ont rien de contraire au droit naturel, qui oblige tous les citoyens à concourir également au bien public : que la poffef- fion ancienne étoit , en ce genre , le pre- mier des nues y & le plus mviolable des droits , qu'il étoit toujours injufte, & quel- quefois dangereux de vouloir ébranler : Que les magiftrats , dans quelque cir- DE M. DE Montesquieu, xcv confiance , & pour quelque grand intérêt de corps que ce puifîe êttG , ne doivent jamais être que magiftrats , fans parti 6c fans paffion , comme les lois , qui abfol- \ent & puniiïent fans aimer ni haïr. 11 difoit enfin , à roccafion des difpu-i tes eccléfiaftiques qui ont tant occupé les empereurs & les chrétiens grecs , que les querelles théoiogiques , lorfqu'elles cef- fent d'être renfermées dans les écoles , déshonorent infailliblement une natiort aux yeux des autres: en etTet, le mépris même des fages pour ces querelles ne la juftifie pas ; parce que les fages faifant par-tout le moins de bruit & le plus petit nombre , ce n'eft jamais fur eux qu'une nation eft jugée. L'importance des ouvrages dont nous avons eu à parler dans cet éloge - nous en a fait paffer fous filence de moins confî- dérables , qui fervoieat à l'auteur comme de délaffement, Se qui auroient fuffi pour l'éloge d'un autre. Le plus remarquable ed le temple de Gnide , qui fui vit d'aflez près les lettres perfanes. M. de Montefquieu, après avoir été, dans celles-ci , Horace , Théophrafle & Lucien , fut Ovide &t Ana- créon dans ce nouvel effai. Ce n'efl: plus l'amour defpotique de l'orient qu'il fe pro- pofe de peindre ; c'eft la délicateffe & la naïveté de l'amour pailoral , tel qu'il eft xcv] Eloge dans une ame neuve que le commerce des hommes n'a point encore corrompue. L'auteur craignant peut-être qu'un tableau il étranger à nos mœurs , ne parût trop lan- guiflant & trop uniforme, a cherché à l'a- nimer par les peintures les plus riantes. Il tranfporte le lefteur dans des lieux enchan- tés, dont à la vérité le Tpeélacle intérefTe peu l'amant heureux , mais dont la defcrip- tion flatte encore l'imagination, quand les défirs font fatisf/its. Emporté parfon fujet, il a ré-pandu dan^ fa profe ce ftyle anim.é , figuré & poétique , dont le roman de Télé» niaque a fourni parmi nous le premier mo- dèle. Nous ignorons pourquoi quelques cenfeurs du temple deGnide ont dit à cette occafion , cfu'il auroit eu befoin d'être en vers. Le ftyle poërique , fi on entend , com- me on le doit par ce mot , un ftyle plein de chaleur & d'images , n'a pas befom , pour être agréable , de la marche unifor- me & cadencée de larverfification : mais , iî on ne fait confif^er ce ftyle que dans une diéiion chargée d'épithetes oilives , dans le« peintvîres froides & triviales des ailes & du carquois de l'amour , &: de fem- blables objets , la vérification n'ajoutera prefqu'aucun mérite à ces ornemens ufé? : on y cherchera toujours en vain l'ame &: la vie. Quoi qu'il en foit , le temple de Gnide étant une efpece de poëme en profe , c'ed DE M. DE Montesquieu, xcvij c'eft à nos écrivains les plus célèbres en ce genre à fixer le rang qu'il doit occuper : iî mérite de pareils juges. Nous croyons du moins que les peintures de cet ouvrage foutiendroiem avec (uccès une des prin- cipales épreuves des defcriptions poéti- ques , celle de les repréfenter fur la toile. Mais ce qu'on doit fur-tout remarquer dans le temple de Gnide, c'eft qu'Anacréon même y eft toujours obfervateur & philo- fophe. Dans le quatrième chant , il paroît décrire les mœurs des Sibarites ; & on s'ap- perqoit aifénsent que ces moeurs font les nôtres. La préface porte fur-tout l'emprein- te de l'auteur des lettres perfanes. En pré- fentant le temple de Gnide comme la tra- duftion d'un manufcrit grec, plaifanterie défigurée depuis par tant de mauvais co- piftes , il en prend occafion de peindre d'un trait de plume l'ineptie des critiques & le pédantifme des tradudeurs, & finit par ces paroles dignes d'être rapportées : « Si les gens graves défiroient de moi quel- >f que ouvrage moins frivole , je fuis en » état de les fatisfaire. Il y a trente ans que » je travaille à un livre de douze pages , » qui doit contenir tout ce que nous fa- » vons fur la métaphyfique , la politique 6c » la morale, & tout ce que de très grands » auteurs ont oublié dans les volumes » qu'ils ont donnés fur ces fciences-là », Tome /, e 3fcviîj Eloge, Sfc. Nous regardons comme une des plus honorables récompenles de notre travail, ï'intérét,partkulier que M. de Montefquieu prenoit à l'encyclopédie , dont toutes les relTources ont été jufqu'à préfent dans le courage & l'émulation de fes auteurs. Tous les gens de lettres , félon lui , dévoient s'em- preiler de concourir à l'exécution de cette entreprife utile. Il en a donné l'exemple j avec M. de Voltaire, & plufieurs autres écrivains célèbres. Peut-être les traverfes que cet ouvrage a effuyées , & qui lui rappelloient les fiennes propres , l'inté- re/Toienr-elles en notre faveur. Peut-être étoit-il fenfible , fans s'en appercevoir , à la jufîice que nous avions ofé lui rendre dans le premier volume de l'encyclopé- die , lorfque peffonne n'ofoit encore éle- ver fa voix pour le défendre. Il nous defti- noit un -article fur Itgoût, qui a été trouvé imparfait dans fes papiers : nous le donne- rons en cet état au public , & nous le trai- terons avec le même refpe<^ que l'antiqui- té témoigna autrefois pour les dernières paroles de Séneque. La mort l'a empêché d'étendre plus loin fes bienfaits à notre égard , & en joignant nos propres regrets à ceux de l'Europe entière, nous pour- rions écrire fur fon tombeau : Finis vît(Z ejus nobis lucluofus , PATRIE triftis ^ ÊXtraneis etiam ignotifque non Jim cura fuit. Tacit, in Jgricolt C, 43^ XCIX ANALYSE D E LES PRIT DES LOIS, PAR M. D'ALEMBERT, Pour fervir de. fuite à f éloge de. M. dt MONT ES (lU 1 EU. LA plupart des gens de lettres qui ont parlé de Vefpnt des lois ^ s'étant plus attachés à le critiquer, qu'à en donner une jufte idée , nous allons tâcher de fuppléer à ce qu'ils auroient dû faire , & d'en dé- velopper le plan , le caraftere & l'objet. Ceux qui en trouveront l'analyfe trop longue, jugeront peut-être, après l'avoir lue , qu'il n'y avoit que ce feul moyen de bien faire faifir la méthode de l'auteur. On doit fe fouvenir , d'ailleurs , que l'hiftoire des écrivains célèbres n'eft que celie de leurs penfées & de leurs travaux ; & que cette partie de leur éloge en eft la plus effentielle & la plus utile. Les hommes , dans l'état de nature , abf- traftion faite de toute religion , ne con- noilîant, dans les différents qu'ils peuvent avoir, d'autre loi que celle qqs animaux , le droit du plus fort, on doit regarder l'é- labîiffement des fociétés comme une efr c ij c Analyse pece de traité contre ce droit injufte ; traité deftiné à établir entre les différentes par- ties du genre humain une forte de balance. Mais il en eft de l'équilibre moral comme <îu phyfique ; il eft rare qu'il foit parfait &C durable, & les traités du genre humain font comme les traités entre nos Princes , une fe- mence continuelle de divifions. L'intérêt, le befoin & le plaifir ont rapproché les hommes. Mais ces mêmes motifs les pouf- fent fans ceffe à vouloir jouir des avanta- ges de la fociété fans en porter les charges; & c'eft en ce fens qu'on peut dire , avec l'auteur, que les hommes , dès qu'ils font en fociété, font en état de guerre. Car la guerre fuppofe , dans ceux qui fe la font , iinon l'égalité de force , au moins l'opi- nion de cette égalité ; d'où naît le défir &c l'efpoir mutuel de fe vaincre: or dans l'état de fociété , fi la balance n'eft jamais par- faite entre les hommes, elle n'eft pas non plus trop inégale ; au contraire ; ou ils n'au- roient rien à fedifputer dans l'état de na- ture ; ou fi la néceffité les y obligeoit , on ne verroit que la foibleffe fuyant devant la force , des oppreffeurs fans combat , & des opprimés fans réfiftance. Voilà donc les hommes réunis & armés tout à la fois , s'embraffant d'un côté , fi on peut parler ainfi ; & cherchant de l'autre à fe bleifçr mutuellement. Les lois font DE l'esprit des Lois. c] le lien plus ou moins efficace , deftiné à fufpendre ou à retenir leurs coups. Mais l'étendue prodigieufe du globe que nous habitons , la nature différente des régions de la terre & des peuples qui la couvrent ,' ne permettant pas que tous les hommes vi- vent fous un feul & même gouvernement ,' le genre humain a dû fe partager en un cer- tain nombre d'Etats, diilingués par la dif- férence des lois auxquelles ils obéiffent. Un feul gouvernement n'auroit fait du gen- re humain qu'un corps exténué & languif- fant , étendu fans vigueur fur la furface de la terre : les différens états font autant de corps agiles & robuftes, qui, en fe don- nant la main les uns aux autres, n'en for- ment qu'un , & dont l'adion réciproque entretient par-tout le mouvement & la vie. On peut diftmguer trois fortes de gou- vernemens; le républicain, le monarchi- que , le defpotique. Dans le républicain , le peuple en corps a la fouveraine puiffan- ce. Dans le monarchique un feul gouver- ne par des lois fondamentales. Dans le def- potique, on neconnoît d'autre loi que U volonté du maître , ou plutôt du tyran. Ce n'eft pas à dire qu'il n'y ait dans l'univers que ces trois efpeces d'états ; ce n'eft pas à dire même qu'il y ait des états qui appar- tiennent uniquement & rigoureufement à quelqu'une de ces formes; la plupart font, 6 iij èîj Analyse pour ainfi dire , mi-partis ou nuancés les uns des autres. Ici , la monarchie incline au defpotifme; là , le gouvernement mo- narchique eft combiné avec le républi- cain ; ailleurs , cen'eft pas lepeupleentier, c'eft feulement une partie du peuple qui fait les lois. Mais la divifion précédente n'en eft pas moins exaéle & moins jufte. Les trois efpeces de gouvernement qu'elle renferme font tellement diftinguées , qu'el- les n'ont proprement rien de commun ; & d'ailleurs , tous les états que nous con- noiffons participent de l'une 5i de l'autre. Il étoit donc néceffaire de former , de ce* trois efpeces , àss claffes particulières, & de s'appliquer à déterminer les lois qui leur font propres. 11 fera facile enfuite de modifier ces lois dans l'application à quel- que gouvernement que ce foit, félon qu'il appartiendra plus ou moins à ces diffé- rentes formes. Dans les divers états , les lois doivent être relatives à leur nature , c'eft-à-dire, à ce qui les conftitue ; & à leur principe , c'efl-à dire , à ce qui les foutient Ôc les fait agir : difîindion importante , la clef d'une infinité de lois , &t dont l'auteur tire bien des conféquences. Les principales lois relatives à la nature de la démocratie font que le peuple y foit, à certains égards, le monarque; à DE l'esprit des LoIS. cn| id'autres, le fujet; qu'il élife & juge Tes magiftrats ; & que les magiftrats, en cer- taines occafions , décident. La nature de la monarchie demande qu'il y ait, entre le monarque & le peuple , beaucoup de pouvoirs & de rangs intermédiaires , &C un corps dépofitaire des lois, médiateur entre les fujets & le prince. La nature du defpotifme exige que le tyran exerce fon autorité, ou par lui Teul, ou par ua feul qui le repréfente. Quant au principe des trois gouverne-i' mens , celui de la démocratie eft l'amour de la république , c'eft-à-dire de l'égalité : dans les monarchies , où un feul eft le dipenfa- teur des diftin<5tions & âes récompenfes , oii Von s'accoutume à confondre l'état avec ce feul homme , le principe eft l'hon- neur, c'eft-à-dire, l'ambition & l'amour de l'eftime ; fous le defpotifme enfin , c'ait la crainte. Plus ces principes font en vi- gueur, plus le gouvernement eft ftablej plus ils s'altèrent & fe corrompent, plus il incline à fa deftruélion. Quand l'auteur parle de l'égalité dans les démocraties, il n'entend pas une égalité extrême , abfo- lue, & par conféquent chimérique ; i! entend cet heureux équilibre qui rend tous les citoyens également fournis aux lois, & également Intéreffés à les obferver. Dans chaque gotjvernement , les lois de- ê iy cîv Analyse l'éducation doivent être relatives au prînm cipc. On entend ici par éducation , celle qu'on reçoit en entrant dans le monde ; 6c non celle des parens & des maîtres , qui ibuvent y eft contraire , fur-tout dans cer- tains états. Dans les monarchies, l'éduca- tion doit avoir pour objet l'urbanité & les égards réciproques ; dans les états defpo- tiques , la terreur & l'avilifTement éQ.s, efprits ; dans les républiques, on abefoin de toute la puiffance de l'éducation ; elle doit infpirer un fentiment noble , mais pénible , le renoncement à foi-même, d'où naît l'amour de la patrie. Les lois que le lëgiflateur donne doi- vent erre conformes au principe de chaque gouvernement ; dans la république , entre- tenir l'égaliré & la frugalité ; dans la mo- narchie , foutenir la nobleffe , fans écrafer îe peuple ; fous le gouvernement defpoti- que , tenir également tous les états dans le iilence. On ne doit point accufer M. de Montefquieu d'avoir ici tracé aux fouve- rains les principes du pouvoir arbitraire, dont le nom feul eft odieux aux princes juftes , & à plus forte raifon , au citoyen fage & vertueux. C'eft travaillera l'anéan- tir, que de montrer ce qu'il faut faire pour le conferver ; la perfeâ:i«n de ce gouver- nement en eft la ruine ; & le code exafl: de la tyrannie, tel que l'auteur le donne, eft DE l'esprit des Lois. cv en même temps la fatlre & le fléau le plus redoutable des tyrans. A l'égard des autres gouvernemens , ils ont chacun leurs avan- tages : Le républicain eft plus propre aux petits états , le monarchique aux grands ; le républicain plus fujet aux excès , le monar- chique aux abus ; le républicain apporte plus de maturité dans l'exécution des lois ^ le monarchique plus de promptitude. La différence des principes des trois gou- vernemens doit en produire dans le nom* bre & l'objet àes lois , dans la forme des jugemens , & la nature àes peines. La conf- îitution des monarchies étant [invariable & fondamentale, exige plus de lois civi- les & de tribunaux , afin que la juftice foit rendue d'une manière plus uniforme Se moins arbitraire. Dans les états modérés , foit monarchies , foit républiques , on ne fauroit apporter trop de formalités aux lois criminelles. Les peines doivent non-feu- lement être en proportion avec le crime , mais encore les plus douces qu'il eft poflî- ble , fur-tout dans la démocratie : l'opi- nion attachée aux peines fera fouvent plus d'effet que leur grandeur même. Dans les républiques , il faut juger félon la loi , parce qu'aucun particulier n'eft le maître de l'al- térer. Dans les monarchies , la clémence du fouverain peut quelquefois l'adoucir; mais les crimes ne doivent jamais y êtix cv) Analyse jugés que par les Magiftrats exprefTémenî chargés d'en connoître. Efin , c'eft princi- palement dans les démocraties que les lois doivent être féveres contre le luxe, le relâ- chement àes mœurs ,1a fédu6liondes fem- mes. Leur douceur , leur foibleiTe même les rend affez propres à gouverner dans les mo- narchies ; & l'hiftoire prouve que fouvenî elles ont porté la couronne avec gloire. M. de Monterquieu ayant ainfi parcouru chaque gouvernement en particulier, les examine enfuite dans le rapport qu'ils peu- vent avoir les uns aux autres , mais feule- rnent fous le point de vue le plus général , c'eA à-dire , fous celui qui eft uniquement relatif à leur nature & à leur principe. En» vifagés de cette manière , les états ne peu- vent avoir d'autres rapports que celui de fe défendre ou d'attaquer. Les républiques devant , par leur nature , renfermer un pe- tit état , elles ne peuvent fe défendre fans alliance; mais c'efl avec des républiques qu'elles doivent s'allier. La force défenfi- ve de la monarchie confiée principale- ment à avoir des frontières hors d'infulte.' Les états ont , comme les hommes, le droit d'attaquer pour leur propre confervation : du droit de la guerre dérive celui de con- quête ; droit nécelTaire, légitime & ma'- heureux, qui lai£e toujours â j?ayer une ^au immcnfc pour s'acqu'uur envers la ÏJE l'esprit des Lois, cvi; nature humaine , & dont la loi générale eft de faire aux vaincus le moins de mal qu'il eft polîible. Les républiques peuvent moins conquérir que les monarchies : des conquêtes immenfes fuppofent le defpo- tifme ou l'affurent. Un des grands princi- pes de l'efprit de conquête doit être de rendre meilleure , autant qu'il eft po/îible, la condition du peuple conquis : c'eft Tatis- faire tout à la fois , la loi naturelle & la maxime d'état. Rien n'eft plus beau que le traité de paix de Gélon avec les Carthagi- nois , par lequel il leur défendit d'immoler à l'avenir leurs propres enfans. Les Efpa- gnols, en conquérant le Pérou, auroisnt dû obliger de même les habitans à ne plus immoler des hommes à leurs dieux ; mais ils crurent plus avantageux d'immo- ler ces peuples même. Ils n'eurent plus pour conquête qu'un vafte défert ; ils fu- rent forcés à dépeupler leur pays, & s'ai"- foiblirent pour toujours par leur propre viétoire. On peut être obligé quelquefois de changer les lois du peuple vaincu ; rien ne peut jamais obliger de lui ôter fes mœurs , ou même les coutumes , qui font fouvent toutes fes moeurs. Mais le moyerî le plus sûr de conferver une conquête, c'eft de mettre , s'il eft poftrble , le peuple vaincu au niveau du peuple conquérant de lui accorder les mêmes droits ôc les ^viij Analyse mêmes privilèges : c'eft ainfi qu'en ont fouvent ufé les Romains; c'eft ainfi fur- tout qu'en ufa Céfar à l'égard âes Gaulois. Jufqu'ici, en confidérant chaque gou- vernement , tant en lui-même, que dans fon rapport aux autres , nous n'avons eu égard ni à ce qui doit leur être commun , ni aux circonftances particulières, tirées , ou de la nature du pays , ou du génie des peuples ; C'eft ce qu'il faut maintenant développer. La loi commune de tous les gouverne- mens, du moins des gouvernemens mo- dérés, & par conféquent juftes, eft la li- berté politique dont chaque citoyen doit jouir. Cette liberté n'eft point la licence abfurde de faire tout ce qu'on veut, mais le pouvoir de faire tout ce que les lois permettent. Elle peut être envifagée , ou dans fon rapport à la conftitution , ou dans fon rapport au citoyen. II y a , dans la conftitution de chaque état , deux fortes de pouvoirs , la puift^ance légiftative & l'exécutrice ; & cette der- nière a deux objets, l'intérieur de l'état, ëi le dehors. C'eft de la diftribution légi- time & de la répartition convenable de ces difrérentes efpeces de pouvoirs , que dépend la plus grande perfed^ion de la li- berté politique , par rapport à la conftitu- tion. M. de Montefquieu en apporte pou» DE l'esprit des Lois, c'tt preuve la conftimtlon de la république romaine , & celle de l'Angleterre. 11 trou- ve le principe de celle-ci dans cette loi fondamentale dans le gouvernement des anciens Germains , que les affaires peu importantes y étoient décidées par les chefs , & que les grandes étoient portées au tribunal de la nation, après avoir au- paravant été agitées par les chefs. M. de Montefquieu n'examine point fi les An- glais jouiffent ou non , de cette extrême liberté politique que leur conftitution leur donne : il lui fuffit qu'elle foit établie par leurs lois. 11 eft encore plus éloigné de vouloir faire la fatire àes autres états : il croit, au contraire, que l'excès, même dans le bien , n'eft pas toujours déiirable ; que la liberté extrême a fes inconvéniens , comme l'extrême fervitude ; & qu'en gé- néral la nature humaine s'accommode mieux d'un état moyen. La liberté politique, confidérée par rap- port au citoyen , confifte dans la fureté où il eft , à l'abri dts lois ; ou du moins , dans l'opinion de cette fureté , qui fait qu'un citoyen n'en craint point un autre. C'eft principalement par la nature & la propor- tion des peines , que cette liberté s'établit ou fe détruit. Les crimes contre la religion doivent être punis par la privation des biens que la religion procure ; les crimes. 'tfX A Sr A L Y s E contre les mœurs , par la honte ; les crl«^ mes contre la tranquillité publique > par la prifon ou l'exil ; les crimes contre la fureté , par les fupplices. Les écrits doi- vent être moins punis que les aérions ; jamais les fimples penfées ne doivent l'être. Accufations non juridiques, ef- pions , lettres anonymes, toutes ces ref- fources de la tyrannie , également hon- teufes à ceux qui en font l'inftrument & à ceux qui s'en fervent, doivent être prof- crites dans un bon gouvernement monar- chique. 11 n'eft permis d'accufer qu'en face de la loi , qui punit toujours ou l'ac- cufé ou le calomniateur. Dans tout autre cas, ceux qui gouvernent doivent dire, avec l'empereur Confiance : Nous ne fau' rions foupçonnèr celui à qui il a manqué un accufateur , lorjquil ne lui manquait pas un ennemi. C'eft une très-bonne infti- tution que celle d'une partie publique qui fe charge, au nom de l'état, de pourfui- vre les crimes ; & qui ait toute l'utilité èes délateurs,, fans en avoir les vils inté- rêts , les inconvéniens & l'infamie. La grandeur des impôts doit être en? proportion direé^e avec la liberté. Ainfij dans les démocraties , ils peuvent être plus grands qu'ailleurs , fans être onéreux ; par- ce que chaque cit03'en les regarde comme wn tribut qu'il fe paye à lui même , & qut DE l'esprit des Lors, cxf aCTure la tranquillité & le fort de chaque membre. Déplus, dans un état démocra- tique, l'emploi infidelle âes deniers pu- blics eft plus difficile , parce qu'il eft plus aifé de le connoître &c de le punir ; le dé- pofitaire en devant compte , pour ainfî dire , au premier citoyen qui l'exige. Dans quelque gouvernement que ce foit, Tefpece de tribut la moins onéreufe efl celle qui eft établie fur les marchandi- fes ; parce que le citoyen paye fans s'erî appercevoir, La quantité exceffive de troupes en temps de paix , n'eft qu'un prétexte pour charger le peuple d'impôts 3 un moyen d'énerver l'état , &: un inftru- inent de fervitude. La régie àçs tributs 3 qui en fait rentrer le produit en entier dans le fifc public , eft fans comparaifon moins à charge au peuple, & par conféquenî plus avantageufe, lorfqu'elle peut avoir lieu , que la ferme de ces mêmes tributs > qui laiiîe toujours entre les mains de quel- ques particuliers une partie àes revenus de l'état. Tout eft perdu , fur-tout ( ce font ici les termes de l'auteur) lorfque la pro- fefTion de traitant devient honorable ; ôc elle le devient dès que le luxe eft en vi- gueur. Laifter quelques hommes fe nour- rir de la fubftance publique pour les dé- pouiller à leur tour, comme on l'a autre- fois pratiqué d^ns certains états , c'eft bxTJ Analyse réparer une injuftice par une autre , 5c faire deux maux au lieu d'un. Venons maintenant , avec M. de Mon- tefquieu, aux circonftances particulières indépendantes de la nature du gouverne- ment, & qui doivent en modifier les lois. Les circonltances qui viennent de la na;- ture du pays font de deux fortes ; les unes ont rapport au climat ^ les autres au ter- rain. Perfonne ne doute que le climat n'in- flue fur la difpoiition habituelle des corps , & par conféquent fur les caraderes ; c'eft pourquoi les lois doivent fe conformer avi phyfique du climat dans les chofes indiffé- rentes , & au contraire le combattre dans les effets vicieux : Ainfi , dans les pays où l'ufage du vin eft nuifible , c'eft une très- bonne loi que celle qui l'interdit : dans les pays où la chaleur du climat porte à la pareffe , c'eft une très-bonne loi que celle qui encourage au travail. Le gouver- nement peut donc corriger les effets du climat: & cela fufîit pour mettre l'efprk ées lois à couvert du reproche très-injufte qu'on lui a fait d'attribuer tout au froid & à la chaleur ; car , outre que la chaleur & le froid ne font pas la feule chofe par la- quelle les climats foient diftingués , il fe- roit aufti abfurde de nier certains effets du climat , que de vouloir lui attribuer tout. L'ufage des efclaves établi dans les pays DE l'esprit des LOÏS. cxù) thauds de TAfie & de l'Amérique, & ré- prouvé dans les climats tempérés de l'Eu- rope , donne fujet à l'auteur de traiter de l'efclavage civil. Les hommes n'ayant pas plus de droit fur la liberté que fur la vie les uns des autres , il s'enfuit que l'efcla- vage, généralement parlant, eft contre la loi naturelle. En effet , le droit d'efcla- vage ne peut venir ni de la guerre, puif- qu'il ne pourroit être alors fondé que fur le rachat de la vie , & qu'il n'y a plus de droit fur la vie de ceux qui n'attaquent plus ; ni de la vente qu'un homme fait de lui-même à un autre , puifque tout ci- toyen , étant redevable de fa vie à l'état , lui eft, à plus forte raifon, redevable de; fa liberté, Ôc par conféquent n'eft pas le maître de la vendre. D'ailleurs , quel fe- roit le prix de cette vente ? Ce ne peut être l'argent donné au vendeur, puifqu'au moment qu'on le rend efclave , toutes les pofleffions appartiennent au maître: or une vente fans prix eft aufli chimérique qu'un contrat (ans condition. Il n'y a peut-être jamais eu qu'une loi jufte en fa- veur de l'efclavage ; c'étoit la loi romai- ne , qui rendoit le débiteur efclave du créancier : encore cette loi , pour être équitable , devoit borner la fervitude quant au degré & quant au temps. L'efclavage peut, tout au plus, être toléré dans les t%iv A fiî A L Y ^ É états defpotiquesj où les hommes libres,' trop foibles contre le gouvernement, cherchent à devenir , pour leur propre utilité , les efciaves de ceux qui tyran- nifent l'état ; ou bien dans les climats dont la chaleur énerve fi fort le corps & affoi- blit tellement le courage, que les hommes fî'y font portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment. A côté de l'efclavage civil , on peut placer la fervitude domeftique , c'eft-à-=> cire celle où les femmes font dans certains climats. Elle peut avoir lieu dans ces con-* trées de l'Afie où elles font en état d'habi- ter avec les hommes avant que de pouvoir faire ufage de leur raifon ; nubiles par la- loi du climat, enfans par celle de lanatu-» te. Cette fujétion devient encore plus né" Cefîaire dans les pays où la polygamie eft établie : ufage que M. de Montefquieu ne prétend pas jultifier dans ce qu'il a de contraire à la rehgion; mais qui , dans les lieux où il eft reçu ( & à ne parler que politiquement ) peut être fondée jufqu'à un certain point , ou fur la nature du pays j eu fur le rapport du nombre des femmes au nombre àes hommes. M. de Mon- tefquieu parle , à cette occafion , de la répudiation & du divorce ; & il éta- blit, fur de bonnes raifons, que la ré- pudiation, une fois admife, devroit être 0E l'esprit des Lois. ct9 ipermife aux femmes comme aux hommes; Si le climat a tant d'influence fur 1» fervitude domeftique & civile, il n'en s pas moins fur la fervitude politique , c'eft- à-dire fur celle qui foumet un peuple à un autre. Les peuples du nord font plus forts & plus courageux que ceux du midi : ceux-ci doivent donc , en général , être fubjugués , ceux-là conquérans ; ceux-ci efclaves , ceux-là libres. C'eft auflli ce que l'hiftoire confirme : l'Afîe a été con- quife onze fois par les peuples du nord ; l'Europe à fouffert beaucoup moins de- révolutions. A l'égard des lois relatives à la nature du terrain , il eft clair que la démocratie convient mieux que la monarchie aux- pays ftériles , où la terre a befoin de toute î'induftrie des hommes. La liberté d'ail- leurs eft , en ce cas , une efpece de dé- dommagement de la dureté du travail. Il faut plus de lois pour un peuple agri- culteur que pour un peuple qui nourrit àes troupeaux ; pour celui-ci , que pour un peuple chaffeur ; pour un peuple qui fait ufage de la monnoie, que pour celui qui l'ignore. Enfin , on doit avoir égard au génie particulier de la nation. La vanité , qui- groflit les objets , eft un bon refTort pour le gouvernement; l'orgueil, qui les dé-* cxvj Analyse prlfe , eft un refTort dangereux. Le légif^ lateur doit refpeéter , jufqu'à un certain point, les préjugés , les pa/fions , les abus» Il doit imiter Solon , qui avoit donné aux Athéniens , non les meilleures lois en elles-mêmes , mais les meiileure-5 qu'ils puffent avoir: le caraftere gai de ces peu- ples demandoit àes lois plus faciles ; le caraftere dur des Lacédémoniens , àes lois plus révères. Les lois font un mau- vais moyen pour changer les manières ÔC les ufages ; c'eft par les récompenfes ÔC l'exemple qu'il faut tâcher d'y parvenir» 11 eft pourtant vrai , en même temps , que les lois d'un peuple, quand on n'af- fede pas d'y choquer grofîiérement 6c direélement Tes mœurs , doivent influer infenfiblement fur elles , foit pour les affermir , foit pour les changer. Après avoir approfondi de cette ma» niere la nature & i'efprit des lois par rap- port aux différentes efpeces de pays & de peuples , l'auteur revient de nouveau à confidërer les états, les uns par rapport aux autres. D'abord , en les comparant entr'eux d'une manière générale, il n'a- voit pu les envifager que par rapport au mal qu'ils peuvent fe faire ; ici , il les en- vifage par rapport aux fecours mutuels qu'ils peuvent fe donner : or ces fecours font principalement fondés fur le corn» DE l'esprit des LoiS. cxvij merce. Si Vefprk de commerce produit naturellement un efprit d'intérêt oppofé à la fublimité 'es vertus morales , il rend auffi un peuple naturellement jufte, & en éloigne roifiveté & le brigandage. Les nations libres, qui vivent fous des gouver- nemens modérés, doivent s'y livrer plus que les nations efclaves. Jamais une na- tion ne doit exclure de Ton commerce une autre nation , fans de grandes raifons. Au refte , la liberté en ce genre n'eft pas iine faculté abfolue accordée aux négo- cians de faire ce qu'ils veulent, faculté qui leur feroit fouvent préjudiciable; elle confirte à ne gêner les négocians qu'en faveur du commerce. Dans la monarchie, la noblelTe ne doit point s'y adonner , en- core moins le prince. Enfin , il eft des na- tions auxquelles le commerce eft défavan- tageux : Ce ne font pas celles qui n'ont befoin de rien , mais celles qui ont be- foin de tout: paradoxe que l'auteur rend fenfible par l'exemple de la Pologne , qui manque de tout , excepté de blé , &c qui , parle commerce qu'elle en fait, prive les payfans de leur nourriture , pour fatisfaire au luxe des feigneurs. M. de Montefquieu , à l'occaiion des lois que le commerce exige , fait l'hiftoire de ces différentes ré- volutions ; & cette partie de fon livre n'eft ni la moins intçreiTante , ni la moins Cxviij A N A L T S S curieufe. II compare l'appauvriffement de l'Efpagne , par la découverte de l'Améri- que , au fort de ce prince imbécille de U fable prêt à mourir de faim , pour avoir demandé aux dieux , que tout ce qu'il tou- cheroit fe convertît en or. L'ufage de la monnoie étant une partie confidérable de l'objet du commerce , & fon principal inftrument , il a cru devoir en confé- quence traiter des opérations fur la mon- noie, du change, du payement des det- tes publiques, du prêt à intérêt, dont il iixe les lois & les limites , & qu'il ne confond nullement avec les excès fi juf- îement condamnés de l'ufure. La population & le nombre des habi- tans ont avec le commerce un rapport immédiat ; & Iqs mariages ayant pour objet la population , M. de Montefquieu approfondit ici cette importante matière. Ce qui favorife le plus la propagation eft îa continence publique : l'expérience prou- ve que les conjondions illicites y con- tribuent peu, &t même y nuifent. On a .établi avec juftice, pour les mariages, le confentement des pères : cependant on y doit mettre des reitriélions ; car la loi doit, en général, favorifer les mariages. La loi qui défend le mariage des mères avec les fils , eft ( indépendamment des préceptes de ia religion ) une très-bocos DE l'esprit bes Lois. cxix loi civile; car, fans parler de plufieurs au- tres raifons , les contraélans étant d'âge très» différent , ces fortes de mariages peu?- vent rarement avoir la propagation pour objet. La loi qui défend le mariage du père avec la fille , eft fondée fur les mêmes mo?- tits : cependant ( à ne parler que civile- ment ) elle n'eft pas fi indifpenfablement néceffaire que l'autre à l'objet de la popu- lation , puiique la vertu d'engendrer finit beaucoup plus tard dans les hommes ; aufS l'ufage contraire a-t-il eu lieu chez cer-' tains peuples, que la lumière du chrlftia-; nifme n'a point éclairés. Comme la na- ture porte d'elle-même au mariage, c'eft un mauvais gouvernement que celui oij on aura befoin d'y encourager. La liber- té, la fureté, la modération des impôts^ ia profcription du luxe , font les vrais prin- cipes & les vrais foutiens de la population 2 cependant on peut avec fuccès faire des lois pour encourager les mariages , quand ,' malgré la corruption , il re/îe encore des refforfs dans le peuple qui l'attachent « fa patrie. Rien n'eft plus beau que les lois d'Augufte pour favorifer la propagation de l'efpece. Far malheur , il fit ces lois dans ia décadence , ou plutôt dans la chute de la république ; & les citoyens découragés dévoient prévoir qu'ils ne mettroient plus; au monde que des efelaves: aulfî ÏQjiéçv^ cxx Analyse tîon de ces lois fut-elle bien foibîe durant tout le temps des empereurs païens. Conf- tantin enfin les abolit en (e taifant chré- tien; comme fi le chriftianifme avoir pour but de dépeupler la ibciëté , en confeiliant à un petit nombre la perfeftion du célibat. L'établiflTemenî des hôpitaux , ielon l'el- prit dans lequel il efl fait, peut nuire à la population, ou la favorifer. il peut, &c il doit même y avoir des hôpitaux dans un état dont la plupart des cicoyens n'ont que leur induftrie pour redource, parce que cette induftrie peut quelquefois être malheureufe ; mais les fecours, que ces hôpitaux donnent, ne doivent être que paffagers , pour ne point encourager la mendicité & la fainéantlfe. 11 faut com- mencer par rendre le peuple riche, & bâ- tir enfuite des hôpitaux pour les befoins imprévus & preffans. Malheureux les pays où la multitude ôqs hôpitaux & des mo- nafteres, qui ne font que des hôpitaux perpétuels , fait que tout le monde eft à ion aile , excepté ceux qui travaillent ! M. de N4ontefquieu n'a encore parlé que ÛQi lois humaines. Il paffe mainte- nant à celles de la religion , qui , dans prefque tous les états font un objet fi ef- fentiel du gouvernement. Par-tout il fait l'éloge du chriftianifme ; il en montre les avantages & la grandeur j il cherche à le faire DE l'esprit des LoIS. CXXJ fair^ aimer ; il foutient qu'il n'eft pas impoflible, comme Bayle l'a prétendu , qu'une fociété de parfaits chrétiens forme un état fubfiftant ôc durable. Mais il s'^ft cru permis aufîî d'examiner ce que les différentes religions ( humainement parlant ) peuvent avoir de conforme ou de contraire au génie & à la (itua- tion des peuples qui les profèrent. C'eft dans ce point de vu« qu'il faut lire tout ce qu'il a écrit fur cette matière , &C qvîi a été l'objet de tant de déclamations jnjuiîes. Il eft Surprenant fur-tout que , dans un fiecle qui en appelle tant d'autres barbares , on lui ait fait un crime de ce qu'il dit de la tolérance ; comme fi c'é- toit approuver une religion , que de la tolérer; comme (i enfin l'évangile même tie profcrivoit pas tout autre moyen de la répandre , que la douceur &r la perfua- (ion. Ceux en qui la fu perdition n'a pas éteint tout fentiment de compafîion & de juûïce y ne pourront lire, fans être atten- dris, la remontrance aux inquiiiteurs , ce tribunal odieux , qui outrage la religion en paroiffant la venger. Enfin , après avoir traité en particulier des différentes efpeces de lois que les hommes peuvent avoir , il ne refte plus qu'à les comparer toutes enfemble , &i à îes examiner dans leur rapport avec Us Tome /, f icxxîj Analyse chofes {lu lefquellss eljes ftatuent. Les hommes font gouvernés par différentes efpeces de lois ; par le choit naturel , commun à chaque individu ; par ie droit divin, qui eft celui de la religion ; par le droit eccléfiaftique, qui eft celui de la po- lice de la religion ; par le droit civil , qui eft celui des membres d'une même (o- ciété ; par le droit politique , qui eil celui du gouvernement, de cette fociété ; par le droit des gens , qui ed celui des fociétés les unes par rapport aux autres. Ces droits ont chacun leurs objets diftingués , qu'il faut bien le garder de confondre. On ne doit jamais régler par l'un ce qui appartient à l'autre, pour ne point mettre de défordre ni d'injuftice dans les principes qui gou- vernent les hommes. Il faut enfin que les principes qui prefcrivent le genre des lois , 6i qui en circonfcrivent l'objet, régnent aufîi dans la manière de les compofer. L'efprit de modération doit, autant qu'il eu po/fible^ en dider toutes les difpofi- tions. Des lois bien faites feront confor- mes à l'efprit du légiflateur , même e» pa« roifîant s'y oppofer. Telle ëtoit la fameufe loi de Solon , par laquelle tous ceux qui ne prenoient point de part dans les féditions étoient déclarés infâmes. Elle prévenoit • les féditions , ou les rendoit utiles , en for- bi tous les jours plus difficile. Nous concevons à peine le règne mer- veilleux que vous chantez. Quand vous nous faites voir les fciences par-tout en- couragées , les arts protégés , les belles» lettres cultivées , nous croyons vous en- tendre parler d'un règne paifible & traa- quiile. Quand vous chantez les guerres ièc les viftojres, il femble que vous nous racontiez l'hiftoire de quelque peuple forti du nord , pour changer la face de la terre. Ici , nous voyons le Roi ; là , le Héros. C'eft ainfi qu'un fleuve majef- tueux va fe changer en un torrent , qui renverfe tout ce qui s'oppofe à fon paf- iage : c'eft ain£ que le ciel paroît au la- boureur pur & ferein , tandis que dans la contrée voifine il fe couvre de feux , d'é- clairs & de tonnerres. Vous m'avez , Meffieurs , aiïbcié à vos travaux , vous m'avez élevé jufqu'à vous ; & je vous rends grâces de ce qu'il m'efl permis de vous connoître mieux, &c de vous admirer de plus près» Discours. cxxîx Je vous rends grâces de ce que vous m'avez donné un droit particulier d'é- crire la vie &c les aélions de notre jeune Monarque. PuifiTe-t-il aimer à entendre les éloges que l'on donne aux Princes pa- cifiques î Que le pouvoir immenfe , que Dieu a mis entre les mains , foit le gage du bonheur de tous ! que toute la terre repofe fous ion trône ! qu'il foit le Roi d'une nation & le protef5]:eur de toutes les autres ! que tous les peuples l'aiment ; que fes fujets l'adorent ; & qu'il n'y ait pas un feui homme dans l'univers qui s'affiige de Ton bonheur & craigne Tes profpérifés i Périfiént Qnhn ces ja!ou/îes fatales qui rendent les hommes ennemis des hommes ! Que le fang humain , ce fang qui fouille toujours la terre , foit épar- gné ! & que , pour parvenir à ce grand objet , ce MiniRre nécefîaire au monde , ce Minifîre, tel que le peuple François auroit pu le demander au ciel , ne celîe de donner ces confeils qui vont au cœur du Prince , toujours prêt de faire le bien qu'on lui propofe , ou à réparer le mal qu'il n'a point fait , & que le temps a produit ! LOUIS nous a fait voir que , comme les peuples font fournis aux lois , les Princes le font à leur parole facrée : que les grands P».ois , qui ne fauroient être liés par une autre puiilance , le font ia- cxxx Discours. vlnciblement par les chaînes qu'ils fe font faites , comme le Dieu qu'ils repréientent, qui eft toujours Indépendant & toujours fidele'dans Tes promefTes. Que de vertus nous préfage une foi (i religieurement gardée ! Ce fera le deftia de la France , qu'après avoir été agitée fous le* Valois, affermie fous Henri, agrandie fous Ton fucceiïeur , vidorieufe & indomptable fous LouiS LE GRAND , elle fera entièrement heureufe fous le rè- gne de celui qui ne fera point forcé a vaincre , & qui mettra toute fa gloire à gouverner. 4» CXXXJ 1/ i. « 4- * ♦ ■» * ri'C, 2<' -^.iWi^S» ^y^.^f'^* t/-i^«-^ «-^,^rN».V-.^^?-^ vr>W<-\« V.'%^^S« i.'-^fc^M SC AVERTISSEMENT DE L' AUTEUR. Oi/i? ^intelligence des quatre premiers Livres de cet Ouvra-- ^e , il faut ohferver que ce que Rap- pelle la vertu dans la République , efl Famour de la patrie , cefl-à- dire , U amour de légalité. Ce ri efl point une vertu morale , ni une venu chrétienne y cejî la vertu politique ;, & celle-ci efl le rejfort qui fait mouvoir le gouvernement républicain , comme /'honneur efl le report qui fait mouvoir la Mo- narchie, J'ai donc appelle vertu politique r amour de la patrie 0 fyj cxxxij AVERTISSEMENT.. de Fép-alité. J'ai eu des idées nou" y elles ; il a bien fallu trouver de nouveaux mots , ou donner aux anciens de nouvelles acceptions» Ceux qui ri ont pas compris ceci , m ont fait dire des chofes ahfurdes ^ & qui feraient révoltantes dans tous les pays du monde , parce que , dans tous les pays du monde , on veut de. la morale, 2^. // faut faire attention quil y a une très-grande différence entre dire quune certaine qualité , mO' dijication de Famé ,, ou vertu ^ neft pas le reffort qui fait agir un gou- vernement , Ù dire quelle n'ejî point dans ce gouvernement. Si je difois y telle roue , tel pignon , ne font point le reffort qui fait mou-* AVERTISSEMENT, cxxxu) voir cette montre ; en concluroit^ on quils ne font point dans Ici montre ? Tant s* en faut que les. vertus morales & chrétiennes foient exclues de la Monarchie , que même la vertu politique ne l'ejl pas, En. un mot , l'honneur efl dans la Ré- publique y quoique la vertu poil" tique en folt le reffon y la venu pO" inique ejl dans la Monarchie , quoi- que r honneur en folt le reffort. Enfin r homme de bien y dont II efl queflion dans le Livre III ^ chapitre V^ , nefl pas l'homme de bien chrétien , mais l'homme de bien politique , qui a la vertu po- litique dont fal parlé, C'efl l'hom^ me qui aime les lois de fon pays , & qui agit par r amour des lois de cxxxiv AVERTISSEMENT. fon pcLJs. J'ai donné un nouveau jour à toutes ces chofes dans cette édition-ci , en fixant encore plus les idées ; & ^ dans la plupart des en- droits oà je me fuis fçrvi du mot de vertu , j'ai mis vertu politique. cxxxV PRÉFACE. ï dans le nombre infini de 3 chofes qui font dans ce Livre ^ il y en avoit quelqu'une qui ^ contre mon attente y pût offenier , il n'y en a pas du moins qui y ait été mife avec mauvaife intention. Je n'ai point naturellement i'efprit défapprobateur. Platon remer- cioit le ciel de ce qu'il étoit né du temps de S oc rate y & moi je lui rends grâces de ce qui! m'a fait naître dans le gouvernement où je vis , & de ce qu'il a voulu que j'obéiiTe à ceux qu'il m'a fait aimer. Je demande une grâce que je crains qu'on ne m'accorde pas 3 cxxxvj P RJÈ. F A C E c'ed de ne pas juger , par la lec- ture d'un moment , d'un travail de vingt années ; d'approuver ou de condamner le livre entier , & non pas quelques phrafes. Si l'on veut chercher le deiTein de l'Au- teur 5 on ne le peut bien décou- vrir que dans le deffein de l'ou- vrage. J'ai d'abord examiné les hom- mes, & j'ai cru que y dans cette in- finie diveriité de lois & de mœurs , ils n étoient pas uniquement con- duits par leurs fantaiftes. J'ai pofé les principes , & j'ai vu les cas particuliers s'y plier com- me d'eux-mêmes j les hiiloires de toutes les nations n'en être que les fuites; & chaque loi particulière liée avec une autre loi , ou dé- pendre d'une autre plus géné- rale. PRÉFACE, cxxxYiJ Quand j'ai été rappelle à l'an- tiquité , j'ai cherché à en prendre l'efprit , pour ne pas regarder com- me femblables des cas réellement différens j & ne pas manquer les différences de ceux qui paroiiTent femblables. Je n'ai point tiré mes principes de mes préjugés , mais de la nature des chofesr Ici , bien des vérités ne Te fe- ront fentif qu'après qu'on aura vu la chaîne qui les lie à d'autres. Plus on réfléchira fur les détails , plus on fentira la certitude des principes. Ces détails même , je ne les ai pas tous donnés ; car , qui pourroit dire tout fans ini mortel ennui ? On ne trouvera point ici ces traits faillans qui femblent carac- térifer les ouvrages d'aujourd'hui» cxxxviij PRÉFACE, Pour peu qu'on voie les chofes avec une certaine étendue , les (ail- lies s'évanouiffent , elles ne naif- fent d'ordinaire , que parce que l'efprit fe jette tout d'un côté , & abandonne tous les autres. Je n'écris point pour cenfurer ce qui eft établi dans quelque pays que ce Toit. Chaque nation trou- vera ici les raifons de (qs maximes j & on en tirera naturellement cette conféquence , qu'il n'appartient de propofer des changemens qu'à ceux qui font affez heureufement nés pour pénétrer d'un coup de génie toute la conflitution d'un état. Il n'eil pas indifférent que le peuple foit éclairé. Les préjugés des magîHrats ont commencé par être les préjugés de la nation. Dans un temps d'ignorance , on PRÉ FA C E. cxxxix n'a aucun doute , même lorfqu'on fait les plus grands maux j dans un temps de lumière , on tremble encore , lorfqu'on fait les plus grands biens. On fent les abus anciens', on en voit la corre61ion 5 mais on voit encore les abus de la corre8:ion même. On laiiïe le mal , fi l'on craint le pire , on laifTe le bien , il on efl en doute du mieux. On ne regarde les parties que pour juger du tout enfemble 5 on examine toutes les caufes , pour voir les réfultats. Si je pouvois faire en forte que tout le monde eût de nouvelles raifons pour aim^er fes devoirs , fon prince , fa patrie , fes lois 5 qu'on pût mieux fentir fon bon- heur dans chaque pays, dans cha- que gouvernement , dans chaque poile où l'on fe trouve j je me cx\ PRÉFACE, croiroisîe plus heureux des mortels. Si je pouvois faire en forte que ceux qui commandent augmen- tafîent leurs connoiffances fur ce qu'ils doivent prefcrire , & que ceux qui obéiflent trouvafîent un nouveau plaifir à obéir , je me croi- rois le plus heureux des mortels. Je me croirois le plus heureux des mortels , fi je pouvois faire que les hommes puffent fe guérir de leurs préjugés. J'appelle ici préju- gés , non pas ce qui fait que l'on ignore de certaines chofes , mais ce qui fait qu'on s'ignore foi-même. Ceà en cherchant à inflruire les hommes , que l'on peut pra- tiquer cette vertu générale qui comprend l'amour de tous. L'hom- me , cet être flexible , fe pliant dans la fociété aux penfées & aux impreffions des autres , eil égale- PRÉFJCE. cxl] ment capable de connoître fa pro- pre nature , lorfqu'on la lui mon- tre ', & d'en perdre julqu'au feU' timent , lorfqu'on la lui dérobe. J'ai bien des fois commencé , & bien des fois abandonné cet ou- vrage ; j'ai mille fois envoyé aux vents (a) les feuilles que j'avois écrites ; je fenrois tous les jours les mains paternelles tomber (ù) ; je fuivois mon objet fans former de deHein -, je ne connoiffois ni les règles ni les exceptions ; je ne trouvois la vérité que pour la per- dre. Mais quand j'ai découvert mes principes , tout ce que je cherchois eft venu à moi 5 & dans ie cours de vingt années , j'ai vu mon ouvrage commencer, croître 5 s'avancer & finir. (a) Ludihrla ventis. (h) Bis patrla ceçidîre manus,,„l cxlij PRÉFACE. Si cet ouvrage a du fuccès , je le devrai beaucoup à la majeilé de .mon fujet ; cependant je ne crois pas avoir totalement man- qué de génie. Quand j'ai vu ce que tant de grands hommes en France , en Angleterre & en Alle- magne, ont écrit avant moi, j'ai été dans l'admiration ; mais je n'ai point perdu le courage : Et moi <^ujji , je fuis peintre (a) ^ ai-je dit avec le Correge, {a) Ed. io anche fon plttortt •t- 4c>^ •^^ •!§: Cxlii) f/^ ^ ♦ * * *. ♦ ♦ ^\\ \\^ .^'-^rs* «y-^>^>j «y^.^;^\» •./-.i^rx» ■1.^.4^2-v» t,^.,^irs* TABLE DES LIVRES ET CHAPITRES Contenus en ce premier Volume. LOGE de. M, k Prcfident de MoNTEsqyiE.u , par Monfieur d'Akmbcrt, Page liij Analyse de VEfpnt des Lois, par le même. xcix Discours prononce par M. de Mon» tefquieu , lors de fa réception à, V Aca^ demie Françoife , en lyiS. cxxv {Avertissement de l'Auteur, cxxxj Préface. cxxxy cxllv TABLE LITRE PREMIER, T>QS Lois en général. Chapitre L Jj ^^ i^i^ ^^^^ /^ rapport quelles cm avec les di- vers êtres, pag. i Ch. il Des lois de la nature, 6 Ch. IIL Des lois pojitives. 9 LIVRE IL Des lois qui dérivent direâ:ement de la nature du gouvernement. Chapitre L De la nature des trois divers couver nemens. Cm. n. Du gouvernement répu- blicain Çf des lois re- latives à la démocratie, 16 Ch. IIL Des lois relatives h k nature de r arijlocratu, Ch. IV. DES CHAPITRES, cxlv '■Ch. IV, Des lois dans leur rap* port avec la nature dit gouvernement: monarchl" que, 31 Ch. V, Des lois relatives à la. nature Je Citât defpotl' que, 3 (î L 1 r R E III, Des principes des trois goiivememens'2 •Chapitre I. Différence de la nature diù gouvernement & de fort principe, 3 S ■Ch. il Du principe des divers gouvernemens, 2 a Ch. III, Du principe de la démo* cratie. ibid, Ch. IV. Du Principe de Varifio^ cratie. ^4 Ch. V. Q^ue la vertu riefl point le principe du gouverne- ment monarchique. ^^ Ch. VI, Comment on fupplle a la vertu dans le gouverne- ment monarchique, 4^ Ch. vu. Du principe de la monar- chie, ^/Q Tome L g cxlv ) Ch. VIÎI. Ch. IX. Ck. X. TABLE Qui Vhonniur Ti'ejî point le principe des états dcj- potïques. ^ I Du principe du gouverne.' ment dcfpotique. 53 Dif'crence de robéijfance dans les gouvernemens modérés & dans Us gou- vernemens defpotiques, ,Ch. XI. Réjlexions fur tout ceci, 5^ LIVRE IV, Que les lois de Téducation doivent être relatives au principe du gou^ vernement. Chapitre L Des lois de V éducation. 59 Ch. II, De réducation dans les monarchies. 60 Ch. IIL De réducation dans le gouvernement defpotique. 66 Cil, IV. ' Différence des effets di DES C-HAPITB.es. cxlvii Céducdtion chci les an" cicns & parmi nous. 6^ Ch. V. JDi^ l'éducation dans l& gouvernement républi- cain. 6cf Ch. VI. De quelques injtltunons des Grecs. 70 Ch. vil En quel cas ces injUtu- lions Jin^uUeres peuvent être, bonnes. 7^ Ch. VIÎÎ. Explication d^in para- doxe des anciens , par rapport aux mœurs. 76 LIVRE r. Que ks lois que le iégiilateur donne doivent être relatives au principe du gouvernement. Chapitre I. Idée de ce Livre. 8i Ch. II. Ce que c^ejl que la vertu dans C état politique. 83 Ch. III, Ce que ceji que Paniour de la république dans la. dénèocratie, 84 S ij cxlvlij TABLE 'Ch. IV. Comment on infplrc A mour de rivalité & de frugalité, J -Ch. V, Comment les lois étabi fent C égalité dans la c mocratie. l Ch. VI. Comment les lois doive entretenir la frugal dans la démocratie, c Ch. vu. Autres moyens de fav rifer le principe de la d mocratie. c Ch. VÏII. Comment les lois doive Je rapporter au prind du gouvernement da. r ar'ijîocratic, IC Ch. IX. Comment les lois font i latives à leur princ'i dans la monarck i: Ch. X, Z)e la promptitude Vexécution dans la m narchie, l Ch. XI. D4 C excellence du gc vernement monarchiqi I Ch. XII. Continuation du m fujet. I Çh. XIII. Idée du defpotifme* l Ï)ES CHAPITRES. cxlbiT Ch. XIV. Comment /es lois font rc" iatives aux principes du gouvernement dejpotique,' Ibid. Ch. XV. Continuation du mim& fuja. _ 129 Ch. XVI. De La communication du pouvoir. r^.i- Ch. XVII. Des préfens. 135 Ch. XVIII. Des récompenfes que h fouverain donne. 1 37 Ch. XIX. Nouvelles conféquences des principes des trois gou- vernemens. 13^ L I y R E^ FI, Conféquences des principes des divers goiivernemens , par rapport à la ûm- plicité des lois civiles & criminelles , la forme des jugemens ôc l'établiffe-- ment des peines. Chapitre I. De la fimplicitè des lois- civiles dans les divers gouvernemens, 1 46 Ch. II. Di la J}mplicité des lois tl TABLE criminelles dans les di- vers gouvcrnem&ns, i ^ i Ch. ÎIL Dans quels gouverne- mens , 6* dans quels cas on doit juger fdon un texte prias de la loi. M4 Ch. IV. De la manière de former dis jugsmens, i ^ ? Ch, V, Dans quels gouvernemens le Souverain peut eue juge. 157 Ch. VI, Que dans la monarchie les Mlnijires ne doivent pas juger. 16 j Ch. vil Du Magijlrat unique, 164 Ch. VIII. Des accufations dans les divers gouvernemens^ 16') Ch. IX. De la flvlritè des peines dans les divers gouverne' V mens. 166 Ch. X. Des anciennes lois fran- çoifes, 169 Ch. XI. Que lorfqu^un peuple eji vertueux , // faut peu de peines. 170 Ch. XII. Delà pui^ance des peines. DES CHAPITRES. cl) Ch. XIII. Impuijfance des lois japo' noijés. 1^4 Ch. XIV. De l^efprlc du Sénat de Rome. 179 Ch. XV. Des lois des Romains à Vèmrd des peines, i8o> Ch. XVI. De la jujte proportion des peines avec le crime, 184 Ch. XVIÎ. De la torture ou qu&fîion contre les criminels. 1 87 Ch. XVIIÏ. Des pzines pécuniaires & des peines corporelles» 18S Ch. XIX. De la loi du talion, 1 891 Ch. XX. De la punition des peres pour leurs enf ans, 190 Ch. XXî. De la clémence du prince^ ibid. *9^^ V g IV clij: TABLE LIVRE VIL Conféquences des différens principes des trois goiivernemens par rapport aux lois fomptuaires, au luxe & à la condition des femmes. Chapitre I. Du luxe. 193 Ch. II. Des lois fomptuaires dani la démocratie . 196 Ch, IIL Des lois fomptuaires dans V arifooratie. rçS Ch. IV, Des lois fomptuaires dans les monarchies. 200 JCh. V. Dans quels cas les lois fomptuaires font utiles dans une monarchie, 203 Ch. VI. Du hixe à la Chine.. 104' Ch. VII, Fatale conféquence du luxi- à la Chine. 207 Ch. VIII, De la continence, publi' que. 20S ,C H. IX, De la condition des fem-- mes dans les divers gou- vernemens,. 209, DES CHAPITRES, cliij; Ch. X. Du tribunal domcJtiqu& chei les Romains, 2 1 1' G H. XI. Comment les injiitutions changèrent à Rome avec le gouvernement, ziy Ch. Xri. De la tutelle des femmes'' che^ les Romains. 21^ Ch. XIII, Des peines établies par' les Empereurs contre les débauches des femmes^ 216 Ch. XIV. Lois fomptuaires cke:^ les Romains. 219 Ch. XV. Des dots & des avan- tages nuptiaux dans les diverjes conjiitutions. 220' Ch. XVI. Belle coutume des Samn nites. 222 G H. XVII. De radminijlration des-- femmes,- 223", -^4- g V cllv . TABLE LIVRE F I I L De la corruption des principes des trois gouvernemens. Chapitre I. Idk générale dz ce Livre^ G H. II. De la corruption du priTi- cipe de. Ax démocratie, ïh'ià,. Ch, ni» De feJprU d'égalité ex" treme. ■ 2^0 Ch. IV.. Cauft particulière de la corruption du peuple, 231 Ch. V, De la corruption du principe de larifiocratie. 232 Ch.. VI. De la corruption du prin* cipe de La monarchie. ■ ^34 Ch. vil Continuation du même fujet. 236 Ch..' VIII. Danger de la corruption du principe du gouverne^ ^ ment monarchique, 237 Ch. IX, Combien la. Nobkjfe ejî DES CHAPITRES, cîv ponée à défendre h trône, 233 Ch. X. Di la corruption du priih cips du gouvernement de fpo tique. 239 Ch. XI. Eff^t de la bonté & ds la corruption des prin- cipcs. 240 Cil. XIÏ. Continuation du même, fujct. 243 Ch. XÎIL Eff^t du firment che^ un peuple vertueux. 24^ Ch. XI Vr Comment U plus petit changement dans la conf- titution entraîne la ruin& des principes. 14^ Ch. XV. Moyens très ■ eficaces pour la confervatïon des trois principes. 248 Ch. XVI. Propriétés dijîincîives de la république. , ibid. Ch. XVII. Propriétés dijîincîives de, la monarchie. 25a Çh. XVÎII. Que la monarchie d' Ef pagne étoit dans un cas particidier. i<:% Ch. XÎX. Propriétés dipncîives à& gouvernement defpotlqm^ clvi TABLE Ch, XX. Qonfcquenus des Chapitra., précédcns, Z'jj Ch, XXI.. De- Ccmpin de la. Chine. 2.54 LIVRE IX. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec la force défenfive. Chapitre I. Comment les républiques pourvoient à leur fureté. 2.59 Ch, h. Q^ue la conjlitution fédé' rative doit être compofée d'' états de même nature^ fur- tout d'états répuhli- cains. 26 î G H. III.. Autres chofes rcquifes dans la république fédé' rative. 263 Ch. IVo Comment les états defp'O' tiques pourvoient à leur furefé. 26 5 ICH'.V. Comment la monarchk pourvoit à fa fureté» 3^(36 DES €h. VI; €h. VII. Ch. VIII. Ch. IX. €h. X. CHAPITRES. clv*i) De la force défenjive des états en général. 'l6j Réflexions. ^'JO Cas on la force défmfive d'un état ejl inférieure à fa force offcnjîve 271 De la force relative des états. 272 De la foible^e des états voifins. 273 LIVRE X. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec la force ofFenfive. Chapitre I. De la force offenfive. 274 Ch. II. De la guerre. ibid. Ch. III. Du droit de conquét^,^ 276 Ch. IV, Quelques avantages du ptïtph conquis. 28 1 Ch. V. Gélon ^.. Roi de Syracufe, 283. Ch. VI. D'aune république qui con- quiert. 284 Qh, VII, Continuation du même Jujet, 2B6 clvnj T A B L •£ Ch. VIII. Continuation du mêmî fujet, 287 Ch. IX. D'une monarchie qid con- quiert autour d'elle. 28 S Ch, X. U'une monarchie qui con- quiert une autre monar' chie. 2^0 Ch. Xî, Des mœurs du peuple vaincu. 'ih\à. Ch. XIT. D'aune loi de Cyrus, 291 Ch. XlII. Charles XII. 291 Ch. XIV. Alexandre. 29 f Ch. XV. Nouveaux moyens de con- fer ver la conquête. 302 Ch. XVL D'un état dejpotique qui conquiert. 303 Ch, XVIL Continuation du même Wy ^mk ^È^ DES CHAPITRES. dix L I r R E XL Des îois qui forment la liberté poli- tique dans fon rapport avec la conili- tution. Chapitre Ï. Ida zénéraU de ce Livrer 306 Ch. il Diverfes JîgnîfcCations données au mot de li" berté, ibid,. Ch. IIL Ce que cejt que la li-^ hcnê, 508 Ch. IV. Continuation du même fujet. 309' Ch. V. De r oh jet dis hats di- vers. 3 10 Ch. VI. De la conjii tution d'An;- gle terre. 3 i î Ch. Vît. Des monarchies que nous connoijjhns. 33? Ch. VIII, Four quoi les anciens n'a" voient pas une idée bien claire dz. la, monarchie, 336 cix Ch. IX. €h. X. Gh. XI. €h. XII. TABLE Manière de penfer d'*A^ rijlote. 338 Manière de- penfer des aw très politiques, 33c; Des Rois des temps hé- roïques che:(^ les Grecs, 340 Du gouvernement des Rois de Rome , & com- ment les trois pouvoirs y furent dijirihués . 341 Gh* XIII. Réflexions générales fur létat de Rome après Vexpuljion des Rois. 346 Gh. XIV. Comment la difribmion des trois pouvoirs conr- mença à changer après Vexpidfion des Rois, 349 Ch. XV.' Comment^ dansl'ératjlo' rifjant de la république , Romeperdit tout à coup fa liberté. 353 Ch. XVÎ. De la puiffance légifia- tive dans la république romaine^ 355 DES CHAPITRES. d4 Ch, XVII. De la pul[fance exécutrice dans la même république^ Gh. XVIir. Ds- la puijfanct de juger dans le gouvernement de Rome. 3 6 b •Ch. XIX* Du gouvernement des pro- vinces romaines, 373 Ch. XX, Fin de ce Livre» -^jQ' <:h dxij TABLE LIVRE XII. Des lois qui forment la liberté poli- tique dans fon rapport avec le ci- toyen. Chapitre î. Idk de ce Livre, J79I Ch. ÎÏ, Di la liberté du citoyen, Ch. IÎI. Continuation du même. fujet, 381 Ch, IV. Q^'te la liberté eji favo' riféc par la nature des . pdne-s & kur propor- tien. 385 Ch. V. D& certaines accufatlons qui ont particulièrement; bejbin de modération & de prudence, 388 Ch. VÎ. Du crime contre nature* 391 Ch. VÎI. Ducrimede lefe-majeJlL :>y> DES Ch. VIII. Ch. IX. Ch. X. Ch. XL Ch. XII. Ch. XIII. Ch. XIV. Ch. XV. Ch. XVI. Ch. XVîI. Ch. XVÏII. CHAPITRES, cîxllr Di: la mauvalfe appli- cation du nom de crime de facrilegc & dé lefc- majejîé. 394 Continuation du mêm& fujet, 397 Continuation du même, fujet. 399 Des ptnfies. . 400 Des paroles Indifcrettes, ^ ibid. Des écrits, 403 Violation de la pudeur dans la punition des cri- mes. 40 5 De r a^ranchi^ement de Vefclave pour accufer le maître. 407 Calomnie dans le crime de Ufe-majcjîé. 408 De la révélation des conp pirations. ibid. Combien il eji dangereux dans les républiques de trop punir le crime de lejè-'majejîé. 410 Ch. XIX. Ch. XX. Ch. XXI. Gh. XXII. Ch. XXIII. Ch. XXIV, jCh. XXV. Ch. XXVI. Ch. XXVII. Ch. XXVin. TABLE Comment on fufpznd P w^ fage de la liberté dans la. répithlique. 413 Des lois favorables à la liberté du citoyen dans ta république, 414 De la cruauté des lois en^ vers les débiteurs dans la république. 4 1 5 Des chojès qui attaquent la liberté dans la monar- chie, 4 1 9' Des efpions dans la mo- /îarckie, 420 Des lettres anonymes,^ 411- De la manière de gouver^ zur dans la monarchie,' 423 Que , dans la monarchie le Prince doit éire accef- fiblc, 424 Des mœurs du Monarque^ ibid,- Des égards que hs Mo- narques doivent à leurs- DES CHAPITRES, clxv Ch, XXIX. , Des lois civiles propres a. mettre un peu de liberté dans le gouvernement defpotique. 427 Ch. XXX, Continuation du même fujet, 42.8 fin de la Table du Tome premier- I D E r E S P R I T ES LOIS, DE L^SPRIT D E L' E S P R I T DES LOIS. LIVRE PREMIER. DES LOIS EN GÉNÉRAL. CHAPITRE PREMIER. J)&s Lois y dans U rapport qiidUs ont avec .^ ■ ' les divers icrcs^ p ES Lois, dans la fignifîcatior! la plus étendue , font les rap- ports néceffaires qui dérivent ^^j de la nature des choies ; àc dans ce fens tous les êtres ont leurs lois , la divinité {a) a fes lois , le monde (j) La loi, dit Plutarque, eft la leine de tous mortels & immortels. Aujraitéj Oii'il eji requis iju'ua ' Prince fait f avants Tome /, A' "% De* l'esprit des Lois, matériel a fes lois , les intelligences fiipërieiires à l'homme ontleursloi,S,les bêtes ont leurs lois , l'homme a fes lois. Ceux qui ont dit q^w^ une fatalité aveu- gle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde ^ ont dit une grande abfur- dité ; car quelle plus grande abfurdité, Cju'une fatalité aveugle qui auroit pro- duit des êtres intelligens ? Il y a donc une raifon primitive ; & les lois font les rapports qui fe trouvent entr'elle & les dilférens êtres, & les I apports de ces divers êtres entr'eux. Dieu a du rapport avec l'univers, comme créateur & comme conferva- teur : les lois félon lefquelles il a créé, font celles félon lefquelles il cpnferve. II agit félon ces règles , parce qu'il les connoît ; il les connoît , parce qu'il lés a faites ; il les a faites , parce qu'elles ont du rapport avec (a lagefle ^.Sd. puilTance. "~'" 'h Comme nous voyons que le mondét, formé par le mouvemicnt de la matière, & privé d'intelligence fubfifte toujours, il faut que fes mouvemens ay^nt des lois invariables : & fi l'on pouvoit im,a- giner un autre monde que celui-ci, il auroit des règles confiantes; ou il feroit détruit. Liv. î. Chap. L f Âinri la création , qui paroît être un afte arbitraire , fuppofe des règles aiifli invariables que la fatalité des athées. Il feroit abfurde de dire que le créateur, (ans ces règles , pourroit gouverner le monde , puifque le monde ne fubfifte- roit paslans elles. Ces règles font un rapport conflam- thent établi. Entre un corps mu èc un autre corps mu , c'eil fuivant les rap- ports de la maffe & de la vîteffe que tous les mouvemens font reçus , aug- mentés , diminués , perdus ; chaque diverfité efl uniformité , chaque change- ment eil confiance. Les êtres particuliers intelligens peu- Vent avoir des lois qu'ils ont faites : mais ils en ont aufïï qu'ils n'ont pas faites. Avant qu'il y eût des êtres intel- ligens,-ils étolentpofîibles, ils avoient donc des rapports poffibles , & par conféquent des lois poiTibles. Avant qu'il y eut des lois faites , il y avoit des rapports de juftice pofTibles. Dire qu'il n'y a rien de jufte ni d'injafte que ce qu'ordonnent ou défendent les lois pofitives ; c'efl dire qu'avant qu'on eut tracé de cercle , tous les rayons n'é- jtoient pas égaux* A •■ A ij 4 De l'esprit des LcisJ Il faut donc avouer des rapports d'é- quité antérieurs à la loi pofitive qui les établit : comme par exemple , que fup- pofé qu'il y eût des fociétés d'hommes, il feroit jufte de fe conformer à leurs lois ; que s'il y avoit des êtres intelli- gens qui euffent reçu quelque bienfait d^un autre être., ils devroient en avoir de la reconnoillance ; que fi un être intelligent avoit créé un être intelligent, le créé devroitrefter dans la dépendance qu'il a eue dès fon origine ; qu'un être intelligent qui a fait du mal à un être intelligent , mérite de recevoir le même mal; & ainfi du refle. Mais il s'en faut bien que le monde intelligent foit aulfi bien gouverné que le monde phyfique. Car quoique celui- là ait aulîi des lois qui par leur nature font invariables , il ne les fuit pas conf* tamment comme le monde phyfique fuit les fiennes. La raifon en efl , que les êtres particuliers intelligens font bornés par leur nature , & par confé- quent fujets à l'erreur ; & d'un autre côté , il eft de leur nature qu'ils agif- fent par eux-mêmes. Ils ne fuivent donc pas confiamment leurs lois pri- saitives , ôc celles mêrne qu'ils fe Liv. I. Chap. Ï. ^ donnent , ils ne les fiiivent pas toujours. On ne fait û les bûtes font gouver- nées par les lois générales du mouve- ment, ou par une motion particulière. Quoi qu'il en foit, elles n'ont point avec Dieu de rapport plus intime que le refte du monde matériel ; & le fentiment ne leur fert que dans le rapport qu'elles ©nt entr'elles , ou avec elles-mêmes. Par l'attrait du plaiiir, elles confervent leur ctre particulier; & parle même at- trait, elles confervent leur efpece. Elles ont des lois naturelles , parce qu'elles font unies par le fentiment ; elles n'ont point de lois pofitives , parce qu'elles ne font point unies par la connoiffance. Elles ne fuivent pourtant pas invariable- ment leurs lois naturelles ; les plantes , en qui nous ne remarquons ni connoif- fance , ni fentiment , les fuivent mieux. Les bêtes n'ont point les fuprêmes avantages que nous avons ; elles en ont que nous n'avons pas. Elles n*ont point nos efpérances , mais elles n'ont pas nos craintes ; elles fubiffent comme nous la mort , mais c'eft fans la connoître ; la plupart même fe confervent mieux que nous ,. &: ne font pas un auffi mau- vais ufage de leurs paiïions. A iij ^ De l'esprit dés Loïs^ L'homme, comme être phyfi que, eÛ ■ainfi que les autres corps , gouverné par des lois invariables : comme être intelli- gent, il viole fans ceffe les lois que Dieu a établies , ôi change celles qu'il établit lui-même. Il faut qu'il fe conduife ; 6c cependant il eft un être borné ; il eu. fu- jet à l'ignorance & à l'erreur, comme toutes les intelligences finies ; les foibles connoiilances qu'il a , il les perd encore : comme créature fenfible , il devient fu» jet à mille paffions. Un tel être pouvoit à tous les inftans oublier fon créateur; Dieu l'a rappelé à lui par les lois de la religion : un tel être pouvoit à tous les inilans s'oublier lui-même; les philo- fophes l'ont averti par les lois de la morale: Fait pour vivre dans lafociété, il y pouvoit oublier les autres ; les légiflateurs l'ont rendu à (es devoirs par les lois politiques & civiles. CHAPITRE II. Des Lois de la Nature, AVANT toutes ces lois , font celles de la nature ; ainfi nommées , parce qu'elles dérivent uniquement de I4 Liv. I. Chap. ïf. tonflitution de notre être. Pour le$ connoître bien , il faut confidérer un homme avant l'établiiTement des focié-' tés. Les lois de la nature feront celles qu'il recevroit dans un état pareil. Cette loi , qui en imprimant dans nous-mêmes ridée d'un créateur, nous porte vers lui , ell la première des lois naturelles par fon importance , &C non pas dans l'ordre de ces lois. L'homme dans l'état de nature auroit plutôt la faculté de connoître y qu'il auroit des connoiflances. Il ell clair que fes pre- mières idées ne feroient point des idées fpéculatives : il fongeroit à la confer- vation de fon être , avant de chercher l'origine de fon être. Un homme pareil ne fentiroit d'abord que fa foibleffe ; fa timidité feroit extrême : &;fi l'on avoit là-delTus befoin de l'expérience, l'on a trouvé dans les forêts des hommes fau- vages (^) ; tout les fait trembler, tout les fait fuir. Dans cet état , chacun fe fent infé- rieur ; à peine chacun fe fent-il égal. On ne chercheroit donc point à s'attaquer^' (a) Témoin le fauvage qui fut trouvé dans les forêts d'Hanover , & quç l'on vit en Angleterre foi^ le règne de George /. A iv ^ De x' ESPRIT D>s Lois;! ^ la paix feroit la première loi naturelle^ . Le défir que Ho bb es donne d'abord aux hommes , de fe fubjuguer les uns les autres , n'efl pas raifonnable. L'idée de l'empire & de la domination eil ft, çompofée , &: dépend, de tant d'autres idées, que ce ne feroit pas celle qu'il auroit d'abord. HoBBES demande pourquoi , Ji ks. hommes ne font pas natunlUms-nt en état de. guerre , ils vont toujours armés ? 6* pourquoi Us ont d&s clefs pour former leurs maifbns ? Mais on ne (ent pas que l'on attribue aux hommes avant l'établifTe- ment des fociétés, ce qui ne peut leur arriver qu'après cet établiffement , qui leur fait trouver des motiis pour s'atta- .quer & pour fe défendre. Au lentiment de fa foibleiTe , l'hom* Mie joindroit le fentiment de fes be- soins. Ainfi une autre loi naturelle fe-^ roit celle qui lui infpireroit de chercher à fe nourrir. . l'ai dit que la crainte porteroit les hommes à fe fuir : mais les marques, (^'une crainte réciproque les engage- roient bientôt à s'approcher. D'ailleurs ils y fèroient portés avec le plaifir qu'un animal fent à rapproche d'un animal de Liv. L Chap. il 9 fon efpece. De plus, ce charme que les deux fexes s'infpirent par leur dilîe- rence , augmenteroit ce plaifir ; & la prière naturelle qu'ils le font toujours l'un à l'autre, feroit une troifieme loi. Outre le fentiment que les hommes ont d'abord , ils parviennent encore à avoir des connoiffances ; ainli ils ont un fécond lien que les autres aniinaux n'ont pas. Ils ont donc un nouveau motif de s'unir, & le défir de vivre en fociété eft une quatrième loi naturelle» CHAPITRE III. Des Lois pojïdv&s». SI - T ô T que les hommes font eiî fociété , ils perdent le lëntiment de leur foiblelTe ; l'égalité qui étoit entr'eux celTe , &: l'état de guerre commeiice. Chaque fociété. particulière vient à fentir fa force ; ce qui produit un état de guerre de nation à nation. Les par- ticuliers dans chaque fociété commen- cent à fentir leur force ; ils cherchent h tourner en Içvir faveur les principaux A V lô De l'esprit des LoîsJ. avantages de cette fociété , ce qui fait entr'eux un état de guerre. Ces deux fortes d'état de guerre font établir les lois parmi les hommes. Con- fidérés comme habitans d'vme li grande planète , qu'il eft néceffaire qu'il y ait différens peuples , ils ont des lois dans le rapport que ces peuples ont entr'eux, &c c'eil le droit des gens. Confidé- rés comme vivant dans une fociété qui doit être m.aintenue , ils ont des lois dans le rapport qu'ont ceux qui gou- vernent avec ceux qui font gouvernés ; & c'eil le DROIT POLITIQUE. Ils en ont encore dans le rapport que tous les citoyens ont entr'eux ; 6c c'eit le DROIT CIVIL. Le droit des gens eft naturellement fondé fur ce principe; que lesdiverfes nations doivent fe faire dans la paix le plus de bien , & dans la guerre le moins de mal qu'il eft poffible , fans nuire à leurs véritables intérêts. L'objet de la guerre , c'eft la viûoire '^ celui de la victoire , la conquête ; celui de la conquête , la confervation. De ce principe Se du précédent doivent déri- ver toutes les lois qui forment le droii des genSt, Liv. I. Chap. IIL II Toutes les nations ont un droit des gens ; & les Iroquois même , qui man- gent leurs prifonniers , en ont un. Ils envoient ôc reçoivent des ambaflades ; ils connoiffent des droits de la guerre & de la paix : le mal eft que ce droit des gens n'efl pas fondé fur les vrais principes. Outre le droit des gens qui regarde toutes les fociétés , il y a un drôle politique pour chacune. Une fociété ne fauroit fublifter fans un gouvernement. La réunion de toutes Us forces particu~ liens , dit très-bien Gravina , forme ce qu'on appelle V état politique. La force générale peut être placée entre les mains à^un feul^ ou entre les mains de plujicurs» Quelques-uns ont penfé que la nature ayant établi le pou- voir paternel , le gouvernement d'un feul étoit le plus conforme à la nature. Mais l'exemple du pouvoir paternel ne prouve rien. Car fi le pouvoir du père a du rapport au gouvernement d'un, feul y après la mort du père y le pou- voir des frères , ou après la mort des frères , celui des coufms germains , ont ■du rapport au gouvernement de plu- fieurs. LapuiiTaace politique comprend A y') èi De l'esprit des Lois, néceffairement riinion de plufieurs fan- milles. Il vaut mieux dire que le gouverne- ment le plus conforme à la nature , ell celui dont la difpofition particulière le rapporte mieux à la difpolition du peu- ple pour lequel il efl établi. Les forces particulières ne peuvent fe réunir , fans que toutes les volontés fe réunifient. La rmnïon de ces volontés ^ dit encore très-bien Gravina , ejl es, quon appelle /'ÉTAT CIVIL» La loi , en général, ell: la raifon . humaine . en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre , & les lois polir tiques & civiles de chaque nation, ne doivent «tre que les cas particuliers où s'applique cette raifon humaine. Elles doivent ctre tellement propres au peuple pour lequel elles font faites , que c'eil un très-grand hafard fi celles d'une nation peuvent convenir à une autre. Il faut qu'elles fe rapportent à la na^ ture & au principe du gouvernement qui eft établi , ou qu'on veut établir ; foit qu'elles le forment, comme font les lois politique? ; foit qu'elles le main- tiennent, comme font les lois civiles, ^ Lrv. L Ch AP. ni. ï^ Elles doivent être relatives -Awphyfîquç du pays , au climat glacé , brûlant ou tempéré; à la qualité du terrain , à la fituation , à fa grandeur ; au genre de vie des peuples , laboureurs, chaffeurs, ou pafleurs : elles doivent fe rapporter au degré de liberté, que la conftitution peut fouffrir ; à la religion des habitans , à leurs inclinations, à leurs richeffes, à leur nombre , à leur commerce , à leurs mœurs , à leurs manières. Enfin , elles ont des rapports entr'elles ; elles en ont avec leur origine , avec l'objet du légiilateur , avec l'ordre des chofes fur lefquelles elles font établies. C'efl dans toutes ces vues qu'il faut les confidérer. C'eil ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage. J'txaminerai tous ces rapports : ils forment tous enfem-^ ble ce que l'on appelle I'esprit des Lois. Je n'ai point féparé leslois politiques des civiles : Car comme je ne traite point des lois, mais de l'efprit des lois; 6c que cet efprit confifte dans les divers^ rapports que les lois peuvent avoir avec diverfes chofes ; j'ai du moins fuivre l'ordre natvirel des lois ^ que î4 Dé l'esprit des Lois^ celui de ces rapports & de ces chofes. J'examinerai d'abord les rapports que les lois ont avec la nature & avec le principe de chaque gouvernement : & comme ce principe a fur les lois une fuprême influence , je m'attacherai à le bien connoître ; & ii je puis une fois l'établir , on en verra couler les lois comme de leur fource. Je pafferai en- fuite aux autres rapports , qui femblent être plus particuliers. Liv. ri. Chap. I. ïf LIVRE IL Des Lois qui dérivent direciemeni de la nature du gouvernement. ■sa CHAPITRE PREMIER. D& la nature, des trois divers gouver'- ntmins^ ILy atrois efpeces de goiivernemenf, le RÉPUBLICAIN , le MONARCHI- QUE , & le DESPOTIQUE. Pour en découvrir la nature , il fufîit de l'idée qu'en ont leshommes les moins inflruits» Je fuppofe trois définitions , ou plutôt trois faits: l'un que h gouvernement répu" blïcain ejt celui ou le peuple en corps , ou feulement une partie du peuple^ a la fou^ veraine puijffance : le monarchique , celu't ou un feul gouverne , mais par des lois fixes & établies ; au lieu que dans le def- potique , un feul , fans loi & fans règle ^ entraîne tout par fa volonté & par fes caprices^ i6 De l'esprit des Lors, Voilà ce que j'appelle la nature de chaque gouvernement. Il faut voir quelles font les lois qui fuivent direc- tement de cette nature, & qui par con- féquent font les premières lois fonda- mentales. CHAPITRE II. Du gouvernement rspuhlicain , & dis Lois relatives à La démocratie, LORSQUE dans la république, le peuple en corps a la fouveralne puiffance , c'eft une démocratie, Lorfque la fouveraine puiffance efl: entre les mains d'une partie du peuple , cela s'appelle une arijiocratie^ Le peuple , dans la démocratie , eil h certains égards le monarque; à certains autres , il eil le fujet. Il ne peut être monarque que par fes fuffrages qui font fes volontés. La vo- lonté du fouverain efl le fouverain lui- même. Les lois qui établiffent le droit de fufFrage , font donc fondamentales dans ce gouvernement. En effet , il eft auiîi important d'y régler comment^ par qui , à qui , fur quoi les fuffrages Lîv. IL Chap. h. î7 doivent être donnés , qu'il l'eft dans une monarchie de favoir quel efl le monarque , &; de quelle manière il doit gouverner. ; LiBANiuS {a') dit, qu'à Athènes un étranger qui Je mUoit dans fajf&mbUe du peu- plc^ ito'upunide mort, C'eft qu'un tel hoiur nie uiurpoit le droit de l'ouveraineté, . Il eft eiTentiel de fixer le nombre des citoyens qui doivent former les affem- blées ; lans cela on pourroit ignorer fi le peuple a parlé , ou feulement une partie ^u peuple. A Lacédémone , il falloit (iix mille citoyens. A P^ome , nce dans la petiteife pour aller à la grandeur ; à Rome, faite pour éprouver toutes les viciffitudes de la fortune ; à Rome , qui avoit tantôt prefque tous fes citoyens hors de fes murailles y tantôt toute l'Italie & une partie de la terre dans fes murailles , on n'avoit point fixé ce nombre (^) ; & ce fut une des grandes çaules de fa ruine. Le peuple qui a la fouveraine puif- fance , doit faire par lui - même tout ce qu'il peut bien faire ; & ce qu'il ne (4) Déclamations 17 & i8. ( t ) Voyez les confidérations fur leS caufes de la grandeur des Romaini Se de leur décadence , chajr. t8 De l'esprit des Lois, peut pas bien faire , il faut qu'il le faiTe par les miniflres. Ses minillres ne font point à lui , s'il ne les nomme : c'elt donc une maxime fondamentale de ce gouvernement , que le peuple nomme fes miniflres , c'eft-à- dire fes maoiftrats. Il a befoin , comme les monarques l & même plus qu'eux , d'être conduit par un confeiî ou fénat. Mais pour qu'il y ait coniiance , il faut qu'il en élife les membres ; foit qu'il les choififfe lui- même , comme à Athènes ; ou par quel-» que magillrat qu'il a établi pour les éli- re , comme cela fe pratiquoit à Rome dans quelques occafions. Le peuple ell: admirable pour choifir ceux à qui il doit confier quelque partie de fon autorité. Il n'a à fe déterminer que par des chofes qu'il ne peut ignorer, & des faits qui tombent fous les fens, 11 fait très-bien qu'un homme a été fouvent à la guerre , qu'il y a eu tels ou tels fuccès : il eu donc très-capable d'élire un général. Il fait qu'un juge efl afTidu , que beaucoup de gens le retirent de fon tribunal contensde lui, qu'on ne l'a pas convaincu de corrup- tion ; en voilà alTez pour qu'il élife un LiV. II. C HAP. II. \^ préteur. Il a été frappé de la magnifi- cence ou des richeffes d'un citoyen ; cela fufEt pour qu'il puiffe choilir un édile. Toutes ces chofes font des faits dont il s'inftruit mieux dans la place publique , qu'un monarque dans fon palais. Mais , faura-t-il conduire une aifaire, connoître les lieux , les occa- fions , les momens, en profiter ? Non: il ne le faura pas. Si l'on pouvoit douter de la capacité naturelle qu'a le peuple pour difcerner le mérite , il n'y auroit qu'à jeter les yeux fur cette fuite continuelle de choix étonnans que firent les Athéniens & les Romains ; ce qu'on n'attribuera pas fans doute au ha fard. On fait qu'à Rome^ quoique le peu- ple fe fut donné le droit d'élever aux charges les plébéiens , il ne pouvoit fe réfoudre à les élire ; &quoiqu'à Athènes on pût , par la loi à'AriJiide , tirer les magiflrats de toutes les claffes,!! n'arriva jamais , dit Xénophon ( ^ ) , que le bas- peuple demandât celles qui pouvoient intéreffer fon falut ou fa gloire. Comme la plupart des citoyens , qui ( a ) Pages 691 & 692 , édition de Wechelius , de l'an IJ96. ^0 De l'esprit des Lois,' ont affez àe fiifBfance pour élire , n'en ont pas affez pour être éuis ; de même le peuple , qui a affez de capacité pour le faire rendre compte de la geftion des autres , n'eft pas propre à gérer par lui- même. Il faut que les affaires aillent , & qu'elles ayent un certain mouvement qui ne foit ni trop lent ni trop vite. Mais le peuple a toujours trop d'action , ou trop peu. Quelquefois avec cent mille bras il renverfe tout ; quelque*- foîs avec cent mille pieds il ne vaque comme les inleûes. Dans l'état populaire , on divife le peuple en de certaines claffes. C'eil dans la manière de faire cette divifion, que les grands légillateurs fe font figna- lés ; & c'eff de-là qu'ont toujours dé- pendu la durée de la démocratie , & fa profpérité. Servius- Tullius fui vit dans la compo- fition de fes claffes , l'efprit de l'arifto- cratie. Nous voyons dans Tite-Live (a) èc dans Dmys d'HalicarnaJfc (^) ^ com- ment il mit le droit de fuffrage entre les înains des prmcipaux citoyens. U avoit {a) Liv. I. (b) Liv, ly, art. i; ôc fuiv. Liv. II. Chap. IL li diviféie peuple de Rome en centquatrei vingt-treize centuries, qui formoient fix claffes. Et mettant les riches , mais en plus petit nombre, dans les premières centuries ; les moins riches , mais en plus grand nombre , dans les fuivantes ; il jeta toute la foule des indigens dans îa dernière : & chaque centurie n'ayant qu'une voix ( ^ ) , c'étoient les moyensi & les richelTes qui donnoient le luffra-, ge, plutôt que les personnes. Solon divifa le peuple à^Athmcs eii quatre claffes. Conduit par l'ei'prit delà démocratie , il ne les fit pas pour fixer ceux qui dévoient élire, mais ceux qui pouvoient être élus : & lailTant à cha- que citoyen le droit d'éleftion, il vou- lut (y) que dans chacune de ces cjuatre claffes on put élire des juges ; mais que ce ne fut que dans les trois premières , où étoient les citoyens aifés , qu'on put prendre les magiftrats. Comme la divifion de ceux qui ont droit de fufirage , eft dans la républi- ( a ) Voyez dans les confîdérations fur les caufes de la grandeur des Romains & de leur décadence , c. iX. comment cet efpriî de Servius-Tullius fe conferva dans la république. (b) Denys d'HalicarnaiTe , éloge d'Ifocrate , p. 97; tome 2. édition de "Wechelius. PùUux > liv. VIÎIi .chap. X , âj^t. J39. ' '%% t>E l'esprit des Lois, que une loi fondamentale; la manière de le donner eft une autre loi fonda- jnentale. Le liiffrage parle fort eu delà nature de la démocratie ; le fuffrage par choix eu de celle de l'ariitocratie. Le fort efl une façon d'élire qui n'af- flige perfonne ; il laiffe à chaque citoyen une efpérance raifonnabie de fervir fa patrie. Mais , comme il efl défe£Hieux par Jui-meme , c'efl à le régler &; à le cor- riger que les grands légiflateurs fe font furpaiîes. So/on établit à Jthtms, que l'on nom- ïiieroit par choix à tous les emplois militaires , & que les fénateurs & les juges feroient élus par le fort. Il voulut que l'on donnât par choix les magiflratures civiles qui exigeoient une grande dépenfe , & que les autres fufTent données par le fort. Mais pour corriger le fort , il régla qu'on ne pourroit élire que dans le nombre de ceux qui fe préfenteroient; que celui qui auroit été élu , feroit exa- miné par des juges () écrit que les lois (c) qui les rendirent fecrets dans les derniers temps de la république Romaine, furent une des grandes caufes de fa chute. Comme ceci fe pratique diverfement dans différentes républiques , voici , je crois, ce qu'il en faut penfer. ,, Sans doute que , lorfque le peuple (a) Ofi^îrolt même pour chaque place deux billets ; l'un qui donnoit la place , l'autre qui nommoit celui qui devoit fuccéder , en cas que le premier fût eejecé. (h)LW. I & III deçLois. . (.c) Elles s'appeloii&rit lois tahulaires ; on donnoit JB. chaque citoyen deux tables ; la première marquée d'un A, pour dire antiquo i l'autre d'un U & d'un^ p.j uti îogas. 14 T^E l'esprit des Lois, donne fes fiifFrages , ils doivent être publics ( ïS De l'esprit des Loîsi L'exception à cette règle , eft lorfqiie la conilitution de Tétat eft telle qu'il a heibin d'une magiftrature qui ait un pouvoir exorbitant. Telle étoit Rome avec fes didateurs , telle efl Venife avec fes inquifiteurs d'état ; ce font des magiflratures terribles , qui ramènent violemment l'état à la liberté. Mais , d'où vient que ces magiftratures fe trou- vent fi différentes dans ces deux répu- bliques? C'eil: que Rome défendoit les refies de fon ariflocratie contre le peu- ple ; au lieu que Venife fe fert de fes inquifiteurs d'état pour maintenir fon ariflocratie contre les nobles. De-là il fuivoit, qu'à Rome la diûature ne de- voit durer que peu de temps , parce que le peuple agit par fa fougue 6c non pas par fes defTeins. Il falloit que cette ma- giftrature s'exerçât avec éclat, parce qu'il s'agifîbit d'intimider le peuple , & non pas de le punir ; que le dillateur ne fût créé que pour ime feule affaire , Si n'eut une autorité fans bornes qu'à raifon de cette affaire , parce qu'il étoit toujours créé pour im cas imprévu. A Venife , au contraire , il faut une ma- giffrature permanente : c'eff-là que les deffeins peuvent être commencés j* Liv. II, Chap. m. 29 'fiuvis , fufpendiis , repris ; que l'ambi- = tion d'un i'eul devient celle d'une fa- . mille , (k l'ambrîtion d'une famille celle de plulieurs. Ona belbin d'une magiftra- ; ture cachée , parce que les crimes qu'elle ; punit, toujours profonds , fe forment dans le fecret & dans le lilence. Cette magiftrature doit avoir une inquifiiion générale , parce qu'elle n'a pas à arrêter les maux que l'on connoît, mais à pré- venir même ceux qu'on ne connoîtpas. Enfin cette dernière eft établie pour ven- ger les crimes qu'elle foupçonne ; &C la première employoit plus les menaces que les punitions pour les crimes , mê- me avoués par leurs auteurs. Dans toute m^agidrature , il faut com- penfer la grandeur de la puiffance par la brièveté de fa durée. Un an eft le temps que la plupart des légiflateurs .ont fixé ; un temps plus long feroit dangereux , un plus court feroit contre la nature de la chofe. Qui efl-ce qui voudroit gouverner ainfi fes affaires domefliques ? A Ragufe ( ^ ) le chef de la république change tous les mois, les autres officiers toutes les femaines , le gouverneur du château tous les jourSr (rt) Voyages de Tournefoît, B iij 5o De l'esprit des Lots, Ceci ne peut avoir lieu que dans une petite république ( tre deii^;pQvvv9ir5/jue Fjon reconnoît indépendans , les conditions ne doivent pas être récipjpques; & s'il n'eO: pas égal à un bon fujet de détendre la jaf- tice du prineçj, ou les limites qu'elle s'eit^de tau]: temps prefcrites. ç,[) JkUtant que le pouvoir du clergé efï jd^ngerçux dans, une république, autant je/t-il convenable dans une monarchie , fur-tout dans celles qui vont au defpo- tifme. Où en feroient l'Efpagne & le Portugal depuis la perte de leurs lois , fans ce pouvoir qui arrête feul la puif- iarice arbitraire ? Barrière toujours jjonne, lorfqu'il n'y en a point d'autre : car , comme le defpotifme caufe à la nature humaine des maux effroyables , le mal même qui le limite eft un bien* Comme la mer, qui femble vouloir couvrir toute la terre , eft arrêtée par les herbes & les moindres graviers qui fe trouvent fur le rivage ; ainfi les m.onar* ques , dont le pouvoir psroît fans bor- nes , s'arrêtent par les plus petits obsta- cles , & foumettent leur fierté naturelle à la plainte & à la prière. Les Anglois , pour favorifer la liberté, ont ôté toutes les puilTances intermé- diaires qui fornioiçnt leur monarchiec B y ^54 De l'esprit d^ s Lois; Ils ont bien raifon de cdflfèrv^r cette liberté ; s'ils venoient a la perdre j ils feroient un des peuples les plus efclaves de la terre, M. Law ^ par une ignorance égale de la conltitutJon républicaine ^dell monarchique , fut uii des plus grands promoteurs du defpotifme que Ton eût encore vu en Europe. Outre les chan-^ gemens qu'il iît fi brufques , û inufités , ii inouis ; il vouloit ôter les rangs inter- médiaires , & anéantir les corps politi- ques : il diffolvoit (^a) la monarchie par fes chimériques rembourfemens , & fenibloitvouloirracheterlaconllitution. même. Il ne fuffit pas qu'il y ait dans une monarchie des rangs intermédiaires ; il faut encore un dépôt de lois. Ce dépôt ne peut être que dans les corps politi- ques, qui annoncent les lois lortqu'elles font faites , & les rappellent lorfqu'on les oublie. L'ignorance naturelle à la nobleffe , fon inattention, fon mépris pour le gouvernement civil , exigent qu'il y ait un corps qui faffe fans ceiïe ibrtir les lois de la pouffiere oii elles (a) Ferdinand, Roi d'Arragon , fe fit grand-maîttf Liv. IL Chap. IV. 3f feroîent enfevelies. Le confeil du prince n'eft pas un dépôt convenable. Il eu par fa nature le dépôt de la volonté momen- tanée du prince qui exécute , & non pas le dépôt des lois fondamentales. De plus, le confeil du monarque change fans cefle ; il n'eft point permanent ; il ne fauroit être nombreux ; il n'a point à un affez haut degré la confiance du peuple ; il n'eft donc pas en état de l'é- clairer dans les temps difficiles , ni de le ramener à l'obéiftance. Darts les états defpotiques , où il n'y a point de lois fondamentales, il n'y a pas non plus de dépôt de lois. De-Ià vient que dans ces pays la religion a ordinairement tant de force ; c'efl: qu'elle forme une efpece de dépôt &c de per- manence : Et fi ce n'efl pas la religion , ce font les coutumes qu'on y vénère ^u lieu des lois. B vj 3é De l'esprit des Lots, CHAPITRE V. ^Dcs Lois relatives à la nature de Chat defpQtique^ IL réfulte de la nature du pouvoir defpotique , que Phomme feul qui l'exerce , le faffe de même exercer par lin feul. Un homme à qui fes cinq fens difent fans ceffe qu'il eft tout , & que les autres ne font rien , eft naturellement parefleux , ignorant , voluptueux. Il abandonne donc les affaires. Mais , s'il les confioit à plufieurs , il y auroit des «lifputes entr'eux ; on feroit des brigues pour être le premier efclave ; le prince feroit obligé de rentrer dans l'admi- niftration. 11 eft donc plus fimple qu'il l'abandonne à un vizir (^) qui aura d'abord la même puiffance que lui. L'établiffement d'un vizir eft dans cet état une loi fondamentale. On dit qu'un pape , à fon éîedion , pénétré de fon incapacité , fît d'abord des difficultés infînies. Il accepta enfin , & livra à fon neveu toutes les affaires. (a) Les roii d'Orient ont toujours d« vizirs, dii Liv. ÎI. Chap. V. 57 ïl étoit dans l'admiration, & difoit : « Je n'aurois jamais cru que cela eût été fi ailé ». Il en ell: de même des princes d'Orient. Lorfque de cette prii'on , ou des eunuques leur ont afïbibli le cœur & l'elprit, 6c Ibuvent leur ont laiffé ignorer leur état même , on les tire pour les placer fur le trône , ils font d'abord étonnés : mais quand ils ont fait un vizir , 6c que dans leur férail ils fe font livrés aux pafTions les plus brutales ; lorfqu'au milieu d'une cour abattue , ils ont fuivi leurs caprices les plus ftupi- des , ils n'auroient jamais cru que cela eût été fi aifé. Plus l'empire efl étendu , plus le fé- rail s'agrandit , 6c plus par conféquent le prince eft enivré de plaifirs. Ainii dans ces états , plus le prince a de peu- ples à gouverner, moins il penfe au gouvernement ; plus les affaires y font grandes , 6c moins on y délibère fur lés affaires. ^S De l'esprit des Lois, LIVRE III. J)es principes des trois gouverne" mens, i ■ '■-■! CHAPITRE PREMIER. JDifference de la nature du gouvernement & de Jbn principe, APRÈS avoir examiné quelles font les lois relatives à la nature de chaque gouvernement , il faut voir celles qui le font à fon principe. Il y a cette différence (a) entre la na- ture du gouvernement & fon principe y que fa nature etl ce qui le fait être tel^ & fon principe , ce qui le fait agir. L'une eftfa ftruéhire particulière , &: l'autre les paifions humaines qui le font mouvoir. Or les lois ne doivent pas être moins relatives au principe de chaque gou- vernement , qu'à fa nature. Il faut donc chercher quel ell ce principe, C'eft ce que je vais faire dans ce livre-ci. ( a ) Cette di{îln(flion eiî trëî importante , & J'eJî tirerai bien des confe^uencss j. elle cft la clef d'iUîS inâuué de loi^ Liv. IIî. Chap. II. 59 CHAPITRE II. Du principe des divers ^ouverncmens, J'a-I dit que la nature du gouverne- ment républicain , eil que le peuple en corps, ou de certaines familles, y ayent la fouveraine puifîance : celle dvi gouvernement monarchique , que le prince y ait la louveraine puifiknce ^ mais qu'ill'exercelelonles lois établies: celle du gouvernement deipotique '^ qu'un feul y gouverne félon fes vo- lontés &: fes caprices. Il ne m'en faut pas davantage pour trouver leurs trois principes ; ils en dériventnaturellement» Je commencerai par le gouvernement républicain , &: je parlerai d'abord du démocratique, i ' ^ CHAPITRE III. Du principe de la démocratie, IL ne faut pas beaucoup de probité ^ pour qu'un gouvernement monar- chique ou un gouvernement deipotique fe maintiennent ou i^ ioutieiiiient, La 4^ De l'esprit des Lois, force des lois dans l'un, le bras du prince toujours levé dans l'autre , rè- glent ou contiennent tout. Mais , dans un état populaire , il faut un reffort de plus , qui eft la vertu. .• Ce que je dis efl confirmé par le corps entier de l'hilloire , & eu très-conforme | à la nature des chofes. Car il eft clair que dans une monarchie , où celui qui i fait exécuter les lois fe juge au-deffus des lois , on a befoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire , où celui qui fait exécuter les lois (ent •qu'il y eÛ fournis lui-même, ôc qu'il en portera le poids. Il eil: clair encore que le monarque qui , par mauvais confeil ou par négli- gence , ceffe de faire exécuter les lois , peut aifément réparer le mal ; il n'a qu'à changer de confeil , ou fe corriger de cette^ négligence même. Mais lorfque , "dans un gouvernement populaire , les lois ont ceffé d'être exécutées , comme cela ne peut venir que de la corruption de la république , l'état eft déjà perdu. Ce fut un affez beau fpe^lacle darrs le fiecle paiTé , de voir les efforts impuif- fans des Anglois pour établir parmi eux h démocratie^ Cojnme ceux qui av oient Liv. ÏII. Chap. III. 4J part aux affaires n'avoient point de vertu, que leur ambition étoit irritée par le fuccès de celui qui avoit le plus ofé (). L'hilloire nous dit que les horribles cruautés de Domitien eiFrayerent les gouverneurs , au point que le peuple fe rétablit un peu fous fon règne (c). C'ell: ainii qu'un torrent qui ravage tout d'un côté , laiffe de l'autre des campagnes où Vœil voit de loin quelques prairies. (.1) Ricault , de l'Empire Ottoman. (b) Voyez l'hiftoire de cette révolution, pat le p. Ducerceau. . (c) Son gouvernement' "ëtW^ militaire : ce qui efl lire des erpece* du gouvernement derpotique. Liv. III. Chap. X. 5^ CHAPITRE X. Différence de fohéiffance dans les gouver- nemens modérés & dans Us gouverne*^ mens defpoùques» DANS les états defpotiques, la na- ture du gouvernement demande une obéifTance extrême ; & la volonté du prince une fois connue, doit avoir auiîi infailliblement fon effet , qu'une boule jetée contre une autre doit avoir le fien. Il n'y a point de tempérament, de modification , d'accommodement , de termes, d'équivalens, de pourparlers, de remontrances ; rien d'égal ou de meilleur à propofer. L'homme eft une créature qui obéit à une créature qut veut. On n^ peut pas plus repréfenter fes craintes fur un événement futur, qu'ex- cufer fes mauvais fuccès fur le caprice de la fortune. Le partage des hommes , comme des bêtes, y eft l'inflind , l'o- béiffance , le châtiment. Il ne fert de rien d'oppofer les fenti- mens naturels ^ le refped pour un père,' Civ '5<3 De l'esprit des Lois^ la tendreffe pour fes enfans & (es fem?^ mes, les lois de l'honneur, l'état de fa fantë ; on a reçu l'ordre , & cela fuffit. En Perfe , lorfque le roi a condamaé quelqu'un , on ne peut plus lui en par- ler , ni demander grâce. S'il étoit ivre ou hors de fens, il faudroit que l'arrêt s'exécutât tout de même {a) ; fans cela il fe contrediroit , & la loi ne peut fe contredire. Cette manière de penfer y a été de tout temps : l'ordre que donna j4JJuérus d'exterminer les Juifs ne pou- vant être révoqué ,, on prit le parti de leur donner la permiiTion de fe dé- fendre. Il y a pourtant une chofe que l'on peut quelquefois oppofer à la volonté du prince (i»), ; c'efl la religion^ On abandonnera ion. père , on le tuera même , fi le prince l'ordonne : mais on ne boira pas du vin, s'il le veut & s'il l'ordonne. Les lois de la religion font d'un précepte fupérieur , parce qu'elles font données fur la tête du prince com- me fur celles des fujets. Mais quant on droit naturel , il n'en eft pas de même }, le prince eft fuppofé n'être plus un homme. {a) Yoy93,Chaidi.i, {b) Ihàd» Liv. III. Chap. X. 57 Dans les états monarchiques &C mo- dérés , la puiflance efl bornée par ce qui en eu. le reflbrt , je veux dire l'hon- neur , qui règne , comme un monarque , fur le prince &: fur le peuple. On n'ira point lui alléguer les lois de la religion i un courtifan fe croiroit ridicule : on lu? alléguera fans ceffe celles de Thonneur, De-là réfultent des modifications né- cefTaires dans Tobéiffance ; l'honneur eft naturellement fujet à des bifarreries y 6c l'obéifTance les fuivra toutes. Quoique la manière d'obéir foit diffé^ rente dans ces deux gouvernemens , le pouvoir ei\ pourtant le même. De quelque côté que le monarque fe tour- ne, il emporte & précipite la balance , & eft obéi. Toute la différence ell: que , dans la monarchie , le prince a des lu- mières , 6c que les miniilres y font infiniment plus habiles & plus rompus aux affaires que dans l'état defpotiquei C y 5^ De l'esprit des Lois, CHAPITRE XI. Rifiexions fur tout ceci, TELS font les principes des trois^ gouvernemens : ce qui ne fignifîe pas que, dans une certaine république, on foit vertueux ; mais qu'on devroit l'être. Cela ne prouve pas non plus que, dans une certaine monarchie, on ait de l'honneur : &: que, dans un état defpotique particulier , on ait de Ig. crainte; mais qu'il faudroit en avoir: ians quoi le gouvernement fera im- parfait. 4-: Liv. rV. Chap. I. 59' LIVRE IV. Que les lois de l'éducation doivent être relatives aux principes du gouvernement. CHAPITRE PREMIER. Des lois de l'éducation, LES lois de r éducation font les pre- mières que nous recevons. Et comme elles nous préparent à être ci- toyens , chaque famille particulière doit être gouvernée fur le plan de la grande famille qui les comprend toutes. Si le peuple en général a un prin- cipe, les parties, qui le compofent^ c'eft-à-dire , les familles l'auront auiîi» Les lois de l'éducation feront donc différentes dans chaque efpece de gou- vernement. Dans les monarchies, elles auront pour objet l'honneur; dans les républiques, la vertu; dans le delpo- ^ilme 5 la crainte^ c vi 6o De l'esprit des Lois', chapitre: II. De réduction dans ks Monarchies^ CE n'efl point dans les maifons pu- bliques où l'on inflruit Tenfance, que l'on reçoit dans les monarchies la principale éducation; c'eft lorfque l'on entre dans le monde, que réducatiorr en quelque fa<;on commence. Là eil l'école de ce que Ton appelle Vhonneur,. ee maître univerfel qui doit par-tout nous conduire. Ceft là que Ton voit & que l'on en- tend toujours dire trois chofes ; qu'i/ faut mettre dans ks vertus une certaine nobUjfe , dans ks mœurs une certaine franchife , dans les manières une certaine politijje. Les vertus qu'on nous y montre , font toujours moins ce que l'on doit aux autres , qtie ce que l'on fe doit à ibl-même : elles ne font pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens , que ce qui nous en diilingue. On pl^y juge pas les adHons des hom- mes comme bonnes , mais comme bel- les^ comme jufles, maiscommegrandes^ Liv. IV. chap. rr. ($i comme raifonnables, mais comme ex- traordinaires. Dès que l'honneur y peut trouver quelque chofe de noble , il eft ou le juge qui les rend légitimes , ou le fo- phifle qui les juftifie. Il permet la galanterie , lorfqu'elle eft unie à l'idée desfentimens du cœur, ou à l'idée de conquête : Et c'eft la vraie raifon pour laquelle les mœurs ne font jamais ii pures dans les monarchies, que dans les gouvernemens républicains. Il permet larufe , lorfqu'elle eft jointe à l'idée de grandeur de l'efprit ou de la grandeur des affaires ; comme dans la politique , dont les fineffes ne l'of- fenfent pas. Il ne défend l'adulation, que lorf- qu'elle eu. féparée de l'idée d'une gran- de fortune , & n'eft jointe qu'au fenti- ment de fa propre baiTefle. A l'égard des mœurs , j'ai dit que l'é- ducation des monarchies doit y mettre «ne certaine franchife. On y veut donc de la vérité dans les difcours. Mais eft- ce par amour pour elle? point du tout- On la veut, parce qu'un homme qui eft accoutumé à la dire , paroît être hafdi ô£ libre. En effet 3 un tel homme femblene, 62 De l'esprit des Lois, dépendre que des chofes , & non pas de la manière dont un autre les reçoit. C'ell ce qui fait qu'autant qu'on y recommande cette eipece de franchile, autant on y méprife celle du peuple ^ qui n'a que la vérité 6c la fimpîicité j^our objet. Enfin , l'éducation dans les monar- chies exige dans les manières ime cer- taine politeiTe. Les. hommes nés pour vivre enfemble , font nés au/îi pour fe plaire; & celui qui n'obferveroit pas les bienléances , choquant tous ceux avec qui il vivroit , fe décréditeroit'au point qu'il deviendroit incapable de faire aucun bien. Mais ce n'elî pas d'une fource û pure que la politeffe a coutume de tirer (on origine. Elle naît de l'envie de fe diflin- guer. C'ell par orgueil que nous fem- mes polis : nous nous fentons flattés d'avoir des manières qui prouvent que nous ne fommes pas dans la baflefTe ^ &c que nous n'avons pas vécu avec cette forte de gens que l'on a abandon- nés dans tous les âe^es. Dans les monarchies, la politeffe eft naturalifée à la cour. Un homme ex- ceiîivement grand ^ rend tous les autres» Liv. IV. Chap. n. petits. De-îà-les égards que l'on doit à tout le monde ; de-là naît la palitefle , qui flatte autant ceux qui font polis , que ceux à l'égard de qui ils le (ont ; parce qu'elle fait comprendre qu'on eft de la cour, ou qu'on ei\ digne d'en être. L'air de la cour coniiile à quitter fa grandeur propre pour une grandeur em- pruntée. Celle-ciâatte plus un courtifaiî que la fienne même. Elle donne une cer- taine modellieluperbe qui fe répand au Ifâini, mais dont l'or-gueii diminue inlen- fiblement à proportion de ladilîance oii Ton eu de la fource decette grandeur. Ontrrouveàlacourunedélicateffede goût en toutes chofes, qui vient d'un ufage continuel des luperfîuités d'une grande fortune, de la variété-, & fur- tout de la laifitude des plaifirs , de la multiplicité, de la confufion même des fantaifies , qui , lorfqu'ellesfont agréa^ blés, y font toujours reçues. C'eit fur toutes ces chofes que l'édu- cation fe porte , pour faire ce que l'on appelle l'honnête-homme, qui a toutes les qualités & toutes les vertus que l'on demande dans ce gouvernem.ent. Là, l'honneur fe mêlant par-tour, entre dans toutes les façons de penfer 64 De l'esprit des Lois, 6c toutes les manières de fentir , Si dirige même les principes. C et honneur bifarre fait que les vertus ne font que ce qu'il veut , & comme il les veut; il met de fon chef des règles à tout ce qui nous eft prefcrit ; il étend ou il borne nos devoirs à fafantaifie, foit qu'ils aient leur fource dans la religion , dans la politique , ou dans la morale. 11 n'y a rien dans la monarchie que les lois, lareligion& l'honneur prefcrivent tant que TobéilTance aux volontés du prince : mais cet honneur nous à'iùe » que le prince ne doit jamais nous pref- crire une adion qui nous déshonore , parce qu'elle nous rendroit incapable de le fervir. Crillon refufa d'affaffiner le duc de, Guife , mais il oifrit à Henri 1 1 1 de fe battre contre lui. Après la faim Barthe- lemi , Charles IX ayant écrit à tous les gouverneurs de faire maifacrer les hu- guenots , le vicomte Donc qui comman- doit dansBayonne, écrivit au Roi {a) : >^ Sire , je n'ai trouvé parmi les habi- >t tans & les gens de guerre , que de » bons citoyens y de biaves foldats, & » pas un bou"reau : alnii, eux ÔC moi (tf) Voyez i'hiftuire d& d'Aubigaé. Liv. IV. Chap. il 65 » fupplions votre Majefté d'employer » nos bras &c nos vies à chofes faifa- » bles **. Ce grand &c généreux cou- rage regardoit une lâcheté comme vme chofe impoflible. Il n*y a rien que l'honneur prefcrive plus à la noblelfe , que de fervirle prince à la guerre. En effet , c'eft la profeffion diltinguée , parce que (es hafards , fes fuccès & fes malheurs même conduifent à la grandeur. Mais, en impoiant cette loi , l'honneur veut en être l'arbitre ; & s'il fe trouve choque , il exige ou permet qu'on fe retire chez foi. Il veut qu'on puilTe indifféremment afpirer aux emplois ou les refufer ; il tient cette liberté au-deffus de la for- tune même. L'honneur a donc fes règles fuprê- mes, &c l'éducation eft obligée de s'y conformer (^). Les principales font , qu'il nous eft bien permis de faire cas de notre fortune, mais qu'il nous eft fouverainement défendu d'en faire au- cun de notre vie. La féconde eft , que lorfque nous ( a) On dit ici ce qui eft , & non pas ce qui doit être : L'honneur eft un préjugé, que la religion tra- vaille tantôt à détruire » tentôt à régler. 66 De l'esprit des Lois, avons été une fois placés dans un rang, nous ne devons rien faire ni fouffrir qui faffe voir que nous nous tenons infé- rieurs à ce rang même. La troifieme , que les chofes que rhonneur défend , font plus rigoureu- fement défendues, lorfque les lois ne concourent point à les prefcrire ; &C que celles qu'il exige font plus forte- ment exigées , lorfque les lois ne les demandent pas. CHAPITRE IIL De l^cducatlon dans h gouvernement defpotlque. COMME l'éducation dans les mo- narchies ne travaille qu'à élever le cœur , elle ne cherche qu'à l'abaiffer dans les états defpotiques. Il faut qu'elle y foit fervile. Ce fera un bien, même dans le commandement, de l'avoir eue telle ; perfonne n'y étant tyran , fans être en même temps efclave. L'extrême obéiiTance fuppofe de l'ignorance dans celui qui obéit; elle en fuppofe même dans celui qui com- Lîv. IV. Chap. ni. ^7 jtiande : il n*a point à délibérer , à dou- ter , ni à raifonner ; il n'a qu'à vouloir. Dans les états defpotiques , chaque jnaifon eu un empire féparé. L'éduca- tion qui confille principalement à vivre avec les autres , y elt donc très-bornée : elle ie réduit à mettre la crainte dans le cœur, & à donner à l'efprit la connoif- fance de quelques principes de religion fort iimples. Le fav oir y fera dangereux , l'émulation funeile : 6c pour les vertus , Ârijiote ne peut croire qu'il y en ait quelqu'une de propre aux elclaves (a) ; ce qui borneroit bien l'éducation dans ce gouvernement. L'éducation y eil: donc en quelque façon nulle. îl faut oter tout , afin de donner quelque chofe; & commencer par faire un mauvais fujet , pour faire un bon efclave. Eh ! pourquoi l'éducation s'attache- i*oit-elle à y former un bon citoyen qui prît part au malheur public ? S'il aimoit l'état, ilferoit tenté de relâcher les ref- forts du gouvernement : s'il ne réuflif- foitpas , il fe perdroit ; s'il réufliffoit 5^ il courroit rifque de fe perdre, lui, le prince & l'empire. ( a ) Polltlq: liv. L 68 De l'esprit des Lois, CHAPITRE IV. Diffennce. des effets de L'éducation che:^ les anciens 6 parmi nous, LA plupart des peuples anciens vi-' voient dans des gouvernemens qui ont la vertu pour principe; &Iorrqu'elle y étoit dans fa force , on y failoit des chofes que nous ne voyons plus aujour- d'hui, éi. qui étonnent nos petites âmes. Leur éducation avoit \in autre avan- tage fur la nôtre ; elle n'étoit jamais démentie. Epaminondas , la dernière année de fa vie, difoit , écoutoit , VOyoit, faifôit les m<:nies chofes que dans l'âge où il avoit commencé d'être inftruit. Aujourd'hui nous recevons trois éducations différentes, ou contraires; celle de nos pères, celle de nos maî- tres , celle du monde. Ce qu'on nous dit dans la dernière , renverfe toutes les idées des premières. Cela vient en quel- que partie du contrafle qu'il y a parmi nous entre les engagemens de la reli- gion & ceux du monde ; chofe que les anciens ne connoiffoient pas. Liv. IV. Chap. V. 69 CHAPITRE V. Z?2 tcducation dans le gouvernement républicain. C'est dans le gouvernement répu- blicain qiie l'on a befoin de toute la puifTance de Téducation. La crainte des gouvernemens defpotiques naît d'elle-même parmi les menaces & les châtimens ; l'honneur des monarchies ell favorifé par les pafTions , & les favo- riie à fon tour: mais la vertu politique eft un renoncement à Ibi-même , qui eft toujours une chofe très-pénible. On peut définir cette vertu , l'amour des lois & de la patrie. Cet amour de- mandant une préférence continuelle de l'intérêt public au fien propre , donne toutes les vertus particulières; elles ne font que cette préférence. Cet amour efl finguliérement afFeâ:é aux démocraties. Dans elles feules, le gouvernement eft confié à chaque ci- toyen. Or le gouvernement eil comme toutes les chofes du monde ; pour le çonferver , il faut l'aimer. On n'a jamais oui dire que les rois 70 De l'èsprtt des Lois, n'aimaiTent pas la monarchie , &C que les defpotes haïffent le defpotifme. Tout dépend donc d'établir dans la république cet amour ; & c'eil à Tinf- pirer, que l'éducation doit être atten- tive. Mais pour ;.ie les enfans puilTent l'avoir , il y a un moyen sur ; c^eîl que les pères l'ayent eux-mêmes. On eft ordinairement le maître de donner à (es enfans fes connoilTances ; on l'efl encore plus de leur donner les pafîions. Si cela n'arrive pas , c'elî: que ce qui a été fait dans la maifon paternelle, eit détruit par les imprefilons du dehors. Cen'eft point le peuple naiflant qui dégénère ; il ne fe perd que lorfqueles hommes faits font déjà corrompus. ^L^ggun^JL^uHLgXjta^•3Ja^^a5ac!gl CHAPITRE VI. De quelques injî'nudons des Grecs. - ES anciens Grecs , pénétrés de la né^ ceiîité que les peuples qui vivoient fous un gouvernement populaire fuflent élevés à la vertu , firent pour l'infpirer des inflitutionsfmguUeres. Quand vous yoyez dans la vie de ZycA^r^;/;:^, les.lois Lîv. IV. Chap. VL 71 qu'il donna aux Lacédémoniens, vous croyez lire l'hifloire des Sévarambes, Les lois de Crète étoiQnt l'original de celles de Lacédëmone ; & celles de Pla- ton en étoient la corre6l:ion. Je prie qu'on faffe un peu d'attention à l'étendue de génie qu'il fallut à ces légiflateurs , pour voir qu'en choquant tous les ufages reçus , en confondant toutes les vertus , ils montreroient à l'u- jiivers leur fageffe. Lycurgue, mêlant le larcin avec l'efprit de juftice , le plus dur efclavage avec l'extrême liberté , les fentimens les plus atroces avec la plus grande modération , donna de la ftabi- lité à fa ville. Il fembla lui ôter toutes les reffources , les arts, le commerce, l'argent, les murailles: on y a de l'am- bition fans efpérance d'être mieux : on y a les fentimens naturels ; & on n'y eft ni enfant, ni mari, ni père : la pudeur même ell ôtée à la chaileté. C'eil: par ces chemins que Sparte, eft menée à la grandeur & à la gloire ; mais avec une telle infaillibilité de fes inllitvitions , qu'on n'obtenoit rien contr'elle en ga- gnant des batailles , fi on ne parvenait à lui ôter fa police {a). ^ ( a ) Philopamcn contraignit les Lacédémoniens 71 De l'esprit dès Lois, La Crète & la Laconie furent gouver- nées par ces lois. Lacédémone céda la dernière aux Macédoniens , &c la Crète (tf) fut la dernière proie des Romains. Les Samnites eurent ces mêmes inflitu- tions , & elles furent j>our ces Romains Je iujet de vingt-quatre triomphes {b). Cet extraordinaire que l'on voyoit dans les institutions de la Grèce , nous i'avons vu dans la lie & la corruption de nos temps modernes (c). Un légidateur honnête homme a formé un peuple , où îa probité paroît auffi naturelle que la bravoure chez les Spartiates. M. Pen eu. im véritable Lycurgue; &c quoique le premier ait eu la paix pour objet, com- me l'autre a eu la guerre , ils fe reffem- blent dans la voie fmguliere où ils ont mis leur peuple , dans l'afcendant qu'ils ont eu fur des hommes libres , dans les préjugés qu'ils ont vaincus , dans les pafîions qu'ils ont foumifes. «i'abanJonner la manière de nourrir leurs enfans, fa- chant bien que fans cela ils auroient toujours une ame grande & le cceur haut. Plutarq. vie de Philoptxmtn, iVoyez Tite Lire , liv. xxxviii. (<») EUe défendit pendant trois ans fes lois & fa liberté. Voyez les liv. xcviii. xcix. & c. de Tki- Live, dans répitcme de Florus. Elle fit plus d« lé- liftaiice que le» plus grands rois. {t) Florus, liv, I. (c) In feu Romuli , Cicéron* Le "''"Le P<îr^^w<5^ péiit hmi^^lfoiirnir un âiiti-e 'ex-femple.' On a voriiRt!en faire un crime à la Société^ qiti regatde lé plailir de commander comme le feul bien de la vie: mâ'is il fera toujours beau de gou- verner les hommes en les rendant plus heureux (^). 11 eu. glorieux pouT elle d'avoir été la premiere'qui ait montré , dans ces con-~ trces p l'idée de la religion jointe à celle de rhumanité. En réparant les dévaila- tions des Efpagnols, elle a commencé â guérir une des grandes plaies qu'ait encore reçues le genre humain. Un fentiment exquis qu'a cette So- ciété pour tout ce qu'elle appelle hon- neur , fon zèle pour une religion qui humilie bien plus ceux qui l'écoutent que ceux qui la prêchent, lui ont fait entreprendre de grandes chofes, & elle y à réuffi. Elle a retiré des bois des peuples difperfés , elle leur a donné une îiibfiflance affurée , elle les a vêtus; &c quand elle n'auroit fait par-là qu'aug- menter l'induftrie parmi les hommes, .elle auroit beaucoup fait. {a) Les Indiens du Paraguay ne dépendent point d'un ieigneur particulier, ne payent qu'an cinquième des tributs & ont des armes à feu pour fe»défendie. Toms /, D 74 De /L'ESPRit i^fs Lqis, tions pai;eil]eSjj(^^t^bliroht 'la eorar)>u- naute d^s ibîens qe la rcp^îbl^çiii^ ds Platon^ ce rerped qu'il deniandoit pour les dieux , cette féparatiôn d'avec les étrangers pour, la confervation des mœurs, & la cite failant Iç commerce & non pas les citoyens; ils donneront nos arts fans notre luxe , & nos befoins fans nos défirs. Ils profcriront l'argent, dont l'effet eft de groilir la fortune des hommes au- delà des bornes que la nature y avoit mifes, d'apprendre à conferver inutile- ment ce qu'on avoit amalTé de m-ême, de multiplier à l'infini les défirs , ôc de fuppléer à la nature, qui nous avoit donné des moyens très-bornés d'irriter nos pafTions , & de nous corrompre les ims les autres. « Les Epidamn'uns (^) fentant leurs » mœurs fe corrompre par leur commu- » nication avec les barbares , élurent un >> maglflrat pour faire tous les marchés >> au nom de la cité & pour la cité. » Pour lors le commerce ne corrompt pas la conflitution , & la conftitution ne prive pas la fociété des avantages du commerce. ' (d) Plutartjue , demande des (hofis, Gree^uis^ Liv. IV. Chap. VII. 7< Ria> plupart des arts , dit Xénophon {d') , » corrompent le corps de ceux -qui les » exercent ; ils obligent de s'affeoir à » l'ombre ou près du feu ; on n'a de » temps ni pour fes amis , ni pour la ré- » publique. » Ce ne fut que dans la cor- ruption de quelques démocraties que {a) Vie de Pélopidas, {h) Liv. I. (c) Platon, liv. IV. des lois, dit que les préfec- tures de la mufique & de la gymnaftique font les plus importans emplois de la cité ; & dans fa république, liv, III. (( Damon vous dira , dit-il , quels font les >» fons capables de faire naître la baffefle de l'ame j >» l'infolence, & les vertus contraires, \ Çd) Liv, V, Dits mémorables, D iij 7^ Be l'esprit des Lors, les artifans parvinrent à être citoyens; Ceiï ce qu'JriJioie (a) nous apprend; & il Ib iitient qu'une bonne république ne leur donnera jamais le droit de cité (^). L'agriculture étoit encore une pro- feffion fervile, & ordinairement c'é- toit quelque peuple vaincu qui l'exer- çoit; les lions chez les Lacédémo- riiens, les Périéciens chez les Cretois, les Pcnefics chez les Theffaliens , d'au- tres (c) peuples efclaves dans d'autres républiques. cnnn tout bas commerce ( ^) étoit infâme chez les Grecs ; il auroit fallu <}u'un citoyen eût rendu des fervices à un efclave , à un locataire , à uii étranger : cette idée choquoit l'efprit ide la liberté Grecque; ?i\mi Platon (i) ( a) Polmq. Yiv. III. chap, IV. ( b) Diophante , dit Ariftote , Polit, ch. VU. établit autrefois à Athènes, que les artifans feroient efclaves du public. ( c ) Auffi Platon & Ariflott veulent-ils que les efcla- ves cultivent les terres. Lois, liv. Vlil. Polit. Uv. VIL ch. X. Il eft vrai que l'agricuhurfi n'étoit pas par- tout exercée par des efclaves : au contraire > comme dit AriJIote, les meilleures républiques étoient celles où \ss citoyens s'y attachoieni ; mais cela n'arriva que par la corruption des anciens gouvernemens devenus «lémocratiques ; car dans les premiers temps , les villes de Grèce vivoient dans l'ariftocratie. (d) Cauponatio, («) Liv. II* Liv. IV. Chap. Vin. 7) veut-il dans fes lois qu'on puniffe un citoyen qui feroit le commerce. On ëtoit donc fort embarraffé dans lès républiques Grecques. On ne vou- îoit pas que les citoyens travaillaient au commerce , à l'agriculture , ni aux! arts ; on ne vouloit pas non plus qu'ils fuffent oififs (^). Ils trouvoient une occupation dans les exercices qui dé- pendoient de la gymnallique , & dans ceux qui avoient du rapport à la guerre (^). L'inltitution ne leur en donnoit point d'autres. Il faut donc regarder les Grecs comme une fociété d'athlètes &t de combattans. Or , ces exercices û propres à faire des gens durs & iauva- ges (c), avoient befoin d'être tempérée par d'autres qui puffent adoucir leà mœurs. La mufique , qui tient à l'efprit par les organes du corps , étoit très- propre à cela. C'eft un milieu entre les exercices du corps qui rendent les hommes durs, 6ç les fciences de fpécu- (a) Ariftote , Politiq. liy.- X. {h) Ars corporàm exercéndorum gymnûjiica, varltà ttrtaminibus ^éci^eniomm padotrihica. Ariftote, Politiq. liv. VIII. ch. III. . (c) Ariftott dit que les enfanî des Lacédémoniens qui commençoient ces exercices dès l'âge le plus tendre en contradoient trop de férocité > Polit, liv. VilU chap. iV. D iv îation qui les rendent faiivages. On ne peut pas dire que lamufique infpirâtl^ vertu ; cela feroit inconcevable: mais elle empêchoit l'effet de la férocité de i'inflitution , & faifoit que l'ame avoit dans l'éducation une part qu'elle n'y auroit point eue. Je fuppofe qu'il y ait parmi nous une fociété de gens fi palîionnés pou^ la chalTe, qu'ils s'en occupaffent uni- quement; il eft sur qu'ils en contrafte- Toient une certaine rudelïe. Si ces mêmes gens venoient à prendre encore du goût pour la mufique , on trouve- Toit bientôt de la différence dans leurs jnanieres &: dans leurs mœurs. Enfin les exercices des Grecs n'excitoient en eux 86 De l'esprit des Lois, Le bon fens &C le bonheur des parti- culiers confille beaucoup dans la mé- diocrité de leurs talens & de leurs for- tunes. Une république oii les lois au- ront formé beaucoup des gens médio- cres , compoiée de gens lages , fe gou- vernera fagement ; compofée de gens heureux, elle léra très-heureufe. CHAPITRE IV. Comment on injpirc V amour de Cegalltc & de la fru^aiiié. L'amour de Végalitc & celui de la frugalité font extrêmement excités par l'égalité & la frugalité mêmes, quand on vit dans une fociété oii les Jois ont établi l'une & l'autre. Dans les monarchies & les états def- potiques, perionne n'afpire à l'égalité; cela ne vient pas même dans l'idée; chacun y tend àlafupériorité. Lesgens des conditions les plus bafles ne défi- rent d'en fortir, que pour être les maî- tres des autres. il en eil de même de la frugalité. Pour l'aimer, il faut en jouir. Ce ne feront point ceux qui font corrompus Liv. V. Chap. IV. ?f ^ar les délices , qui aimeront la vie migale ; 6c (i cela avoit été naturel 6c ordinaire, Aldbiade n'auroit pas fait l'admiration de l'univers. Ce ne feront pas non plus ceux qui envient ou qui admirent le luxe des autres, qui aime- ront la frugalité ; des gens qui n'ont devant les yeux que des hommes riches ou des hommes miférables comme eux , déteftent leur milere, fans aimer ou con- noître ce qui fait le terme de lamifere. C'efl donc une maxime très-vraie, que pour que l'on aime l'égalité & la frugalité dans une république, il faut que les lois les y ayent établies. CHAPITRE V. Comment Us lois établi (fent finalité dans la démocratie. QUELQUES légiflateurs anciens, comme Lycurguc & Romiilus, par- tagèrent également les terres. Cela ne pouvoit avoir lieu que dans la fonda- tion d'une république nouvelle ; ou bien lorfque l'ancienne étoitfi corromi* pue & les efprits dans une telle difpo- iition , que les pauvres fe croyoient %^ De l'esprit des Lots; obligés de chercher, & les riches obli- gés de foufFrir un pareil remède. Si , lorfque le légiflateur fait un pareil partage , il ne donne pas des lois pour le maintenir, il ne fait qu'une conflitution paffagere ; l'inégalité en- trera par le côté que les lois n'auront pas défendu , &; la république fera perdue. Il faut donc que l'on règle dans cet objet les dots des femmes , les dona- tions , les fuccefîions , les teftamens ^ enfin toutes les manières de contrader. Car s'il étoit permis de donner fon bien à qui on voudroit & comme on voudroit , chaque volonté particulière troubleroit la difpofition de la loi fon- damentale. Solon , qui permettoit à Athènes de laiffer fon bien à qui on vouloit par teftament , pourvu qu'on n'eût point d'enfans (<«) , contredifoit les lois an- ciennes qui ordonnoient que les biens reftaffent dans la famille du teftateu^ (h). Il contredifoit les fiennes propres; car, en fupprimant les dettes , il avoit cher- ché l'égalité. (a) Plutarûue, vie de Solon,^ Ltv. V, Chap. V. 89 C'étoit une bonne loi pour la démo- cratie, que celle qui défendoit d'avoir deux hérédités (/î). Elle prenoit (ow origine du partage égal des terres &c des portions données à chaque citoyen. La loi n'avoit pas voulu qu'un feui homme eût plufieurs portions. La loi qui ordonnoit que le plus pro- che parent épousât l'héritière , nailloit d'une fource pareille. Elle eil donnée chez les Juifs après un pareil partage, Platon (^), qui fonde fes lois fur ce partage , la donne de même ; & c'étoit une loi Athénienne. 11 Y avoit à Athènes une loi , dont je ne fâche pas que perfonî:e ait connu l'efprit. Il étoit permis d'époufer fa fœur confanguine , 6c non pas fa fœur utérine (c). Cet ufage tiroit fon ori- gine des républiques , dont l'efprit étoit de ne pas mettre fur la mêrne tête deux portions de fonds de terre, ôc (a) Pkilûlaus de CorintVie établit à Athènes, que le nombre des portions de terre & celui des hérédités fe- roit toujours le même. Arij^att, Polit, liv. IL ch. Xll« (b) République", liv. VIII. (c) Cornélius Nepos , in pnefat. Cet ufage étoit 6ei premiers temps. Auflt Abraham dit-il de Sara: Elle eji ma fœur , file de mon père , & non de ma mère. Les mêmes ràif^ns avoieht fait établir une même loi cheas. différens peuples. 90 De l'esprit des Lois, par conféquent deux hérédités. Quand lin homme époufoit Ta fœur du côté du père, il ne pouvoit avoir qu'une hérédité, qui étoit celle de ion père : mais quand il époufoit fa fœur utérine , il pouvoit arriver que le père de cette fœur n'ayant pas d'enfans mâles , lui laifsât fa fuccefîion ; & que par confé- quent fon frère, qui l'avoit époufée, en eût deux. Qu'on ne m'objeôe pas ce que dit Philon (a) , que quoiqu'à Athènes on épousât fa fœur confanguine, & non pas fa fœur utérine , on pouvoit à La- cédémone époufer fa fœur utérine , & non pas fa fœur confanguine. Car je trouve dans Strabon (^) , que quand à Lacédémone une fœur époufoit fon frère, elle avoit pour fa dot la moitié de la portion du frère. Il efl clair que cette féconde loi étoit faite pour préve- nir les mauvaifes fuites de la première. Pour empêcher que le bien de la famille de la fœur ne pafsât dans celle du frère , on donnoit en dot à la fœur la moitié du bien du frère. (a) De fpecialibus Icgibus qux pertinent ad prtucepttt decalogi, (*) Lib. X, Liv. V. Chap. V. 9^ Scneque (a) parlant de Silanus , qui avoit époLifé Ta fœur, dit qu'à Athènes la permiflion étoit reflreinte , & qu'elle étoit générale à Alexandrie. Dans le gouvernement d'un feul , il n'étoit guère queftion de maintenir le partage des biens. Pour maintenir ce partage des terres dans la démocratie , c'étoit une bonne loi que celle qui vouloit qu'un père qui avoit plulieurs enfans , en choisît un pour fuccéder à fa portion (^) , &c donnât les autres en adoption à quel- qu'un qui n'eût point d'enfans , afin que le nombre des citoyens put tou- jours fe maintenir égal à celui des par- tages. PhaUas de Calcédoine (c) avoit imaginé une façon de rendre égales les fortunes dans une république où elles ne l'étoient pas. Il vouloit que les riches donnalTent des dots aux pauvres , ôc n'en reçuffent pas ; &; que les pauvres reçuffent de l'argent pour leurs filles, & n'tn donnaffent pas. Mais je ne fâ- che point qu'aucune république fe foit ( a ) Athenls dimidium lictt , AUxandrix, totum. Se* neque , de morte Claudli, (b) P/aton fait une pareille loi , liv. III. des lois« (c) Arijiote , Politique, liv. II. chap. VU. 91 De l*esprit des Lois, accommodée d'un règlement pareil. îî met les citoyens fous des conditions dont les différences font {i frappantes , qu'ils haïroient cette égalité même que l'on chercheroit à introduire. Il eft bon quelquefois que les lois ne paroiffent pas aller û diredement au but qu'elles le propofent. Quoique dans la démocratie l'égalité réelle foit l'ame de l'état, cependant elle eft fi difficile à établir , qu'une exactitude extrême à cet égard ne conviendroit pas toujours. Il fuffit que l'on établi fie un cens (^) qui réduife ou fixe les différences à un certain point; après quoi c'efl à des lois particulières à égaliler , pour ainfi dire , les inégalités, par les charges qu'elles impofent aux riches , &c le foulagement qu'elles ac- cordent aux pauvres. Il n'y a que les richeffes médiocres qui puiiTent donner ou foulfrir ces fortes de compenfations; car , pour les fortunes immodérées , tout ce qu'on ne leur accorde pas de puiffance (a) Solon fit quatre claflcs ; la première , de ceux quiavoient cinq cents mines de revenu, tant en grains qu'en fruits liquides j la féconde, de ceux qui en avoient trois cents , & pouvoient entretenir un cheval ; la troifieme, de ceux qui n'en avoient que deux cents ; la quatrième, de tous ceux qui vivoient de leurs bras, ^lutar^uc, vie de Solon, Liv. V. Châp. V. 95 & d'honneur , elles le regardent comme une injure. Toute inégalité dans la démocratie , doit être tirée de la nature de la démo- cratie & du principe même de l'égalité. Par exemple, on y peut craindre que des gens qui auroient befoin d'un tra- vail continuel pour vivre , ne fuirent trop appauvris par une maglftrature , ou qu'ils n'en négligeaffent les fonc- tions ; que des artifans ne s'enorgueil- liffent; que des affranchis trop nom- breux ne devinffent plus puiffans que les anciens citoyens. Dans ces cas , l'é- galité entre les citoyens (a) peut être ôtée dans la démocratie , pour l'uti-- lité de la démocratie. Mais ce n'efl qu'une égalité apparente que l'on ôte; car un homme ruiné par une magiftra- ture , feroit dans une pire condition que les autres citoyens ; & ce même homme qui feroit obligé d'en négliger les fon£llons , mettroit les autres ci- toyens dans une condition pire que ^a fienne ; & ainfi du rell:e. (a) Solon exclut des charges tous ceux du quatrie«ie c«ns. 94 De l*25pï^i'î' des Lois, CHAPITRE Vï. Comment Us lois doivent entretenir la frU" galitc dans la démocratie. IL ne fiiffit pas , dans une bonne dé- mocratie, que les portions de terres foient égales ; il faut qu'elles foienî petites , comme chez les Romains. « A >> Dieu ne plaile , difoit Curius à Jèi yyfoldats (à) , qu'un citoyen eftime peu- » de terre , ce qui efl fuffii'ant pour » nourrir un homme. ^ Comme l'égalité des fortunes entre- tient la frugalité , la frugalité maintient î'égalité des fortunes. Ces chofes , quoi- que différentes, font telles qu'elles ne peuvent fubiifler l'une fans l'autre; chacune d'elles eu. la caufe & l'effet; li Tune fe retire de la démocratie , l'autre la fuit toujours. Il eft vrai que lorfque la démocratie eft fondée fur le commerce , il peut fort bien arriver que des particuliers y ayent de grandes richeffes , 6c que les {a) lis demandoient une plus grande portion de là terre conquife. Plutarque, œuvres morales, vies de? anciens Rois & Capitaines. ' LrY. V. Chap. VI. 9f mœurs n'y foient pas corrompues. C'efl que refprit de commerce entraîne avec ibi Ccilli aê frugalité , d'économie , de modération, de travail, defageffe, de tranquillité, d'ordre 6l de règle. Ainlî tandis que cet efprit fubfifte , les richef- ies qu'il produit n'ont aucun mauvais effet. Le mal arrive , lorfque l'excès des richeiles détruit cet efprit de commer- ce; on voit tout à coup naître les dé- fordres de l'inégalité, qui ne s'étoient pas encore fait fentir. Pour maintenir l'efprit de commerce^ il faut que les principaux citoyens le faffent eux-mêmes ; que cet efprit règne feul, &C ne foit point croifé par un au- tre; que toutes les lois, le favorifent; que ces mêmes lois , par leurs difpo- fitions , divifant les fortunes k mefure que le commerce les groffit, mettent chaque citoyen pauvre dans une affez grande aiiance, pour pouvoir travailler comme l^s autres ; & chaque citoyen riche dans une telle médiocrité , qu'il ait befoin de fon travail pourconferver ou pour acquérir. C'eft une très-bonne loi dans une république commerçante , que celle qui donne à tous les enfans une portion $i6 De l*esprit des Lois, égale dans la fucceffion des pères. Il Te trouve par-là que, quelque fortune que le père ait faite , fes enfans , toujours moins riches que lui , font portés à fuir le luxe , &à travailler comme lui. Je ne parle que des républiques commerçan- tes ; car pour celles qui ne le font pas , le légiilateur a bien-d'autres réglemens h faire (^). ^ — Il y avoit dans la Grèce d^ûx 'fortes de républiques. Les unes étoient mi- litaires , comme Lacédémone ; d'autres étoient commerçantes, comme Athè- nes. Dans les unes ^ on vouloit que les citoyens fuffent oififs; dans les autres, oncherchoit à donner de l'amour pour Le travail. Solon fit un crime de l'oifi- veté, &c voulut que chaque citoyen rendît compte de la manière dont il gagnoitfa vie. En effet, dans une bonne démocratie oii l'on ne: doit dépenfer que pour le néceffaire , chacun doit l'avoir ; car de qui k recevroit-on ? (a) On y doit borner beaucoup les dots des femmes. CHAPITRE Xiv. V. Chap. VII. 57 CHAPITRE VIL Autres moyens de favorlfcr le principe d& la démocratie, N ne peut pas établir un partagé égal des terres dans toutes les dé- mocraties. Il y a des circonftances oii lin tel arrangement feroit impraticable, dangereux , &; choqueroit même la conftitution. On n'efi: pas toujours obli- gé de prendre les voies extrêmes. %\ l'on voit dans une démocratie que ce partage , qui doit maintenir les mœurs, n'y convienne pas , il faut avoir recours à d'autres moyens. Si l'on établit un corps fixe qui folt par lui-même la règle des mœurs , un iénatoil l'âge , la vertu, la gravité , les fervices donnent entrée; lesfénateurs, expofés à la vue du peuple comme les fimulacres des dieux , infpireront des fentimens qui feront portés dans lefein de toutes les familles. Il faut fur-tout que ce fénat s'attache aux inftitutions anciennes , & falTe en forte que le peuple & les magiftrats ne s'en départent jamais. Tom& /, . E • t)S De l'esprit des Lois, Il y a beaucoup à gagner , en fait de mœurs , à garder les coutumes an- ciennes. Comme les peuples corrompus font rarement de grandes choies , qu'ils n'ont guère établi de fociétés , fondé de villes , donné de lois , &C qu'au con- traire , ceux qui avoient des mœurs fmiples& aufteres, ont fait la plupart des établiffemens ; rappeler les hom- mes aux maximes anciennes , c'eft or- dinairement les ramener à la vertu. De plus, s'il y a eu quelque révolu- tion , & que l'on ait donné à l'état une forme nouvelle , cela n'a guère pu fe faire qu'avec des peines &c des travaux infinis , & rarement avec l'oiliveté &c des mœurs corrompues. Ceux mêmes q-ui ont fait la révolution ont voulu la faire goûter, & ils n'ont guefe pu y réufTir que par de bonnes lois. Les infti- îutioHS anciennes font donc ordinaire- ïnenî des corredions , & les nouvelles des abus. Dans le cours d'un long gou- vernement , on va au mal par une pente înfenfible , & on ne remonte au bien que par un effort. On a douté fi les membres du fénat dont nous parlons, doivent être à vie, ou choifis pour un temps. Sans doute gu'iis doivent être choifis pour la vie ^ Liv. V. Chap. vil 9^ comme cela fe pratiquoitàRome (^), à Lacédémone (/») & à Athènes même. Car il ne faut pas confondre ce qu'on appeloit le fénat à Athènes , qui étoit un corps qui changeoit tous les trois •mois , avec l'aréopage , dont les mem- bres étoient établis pour la vie, comme des modèles perpétuels. Maxime générale : Dans un fénat fait pour être la règle , & pour ainfi dire le dépôt des mœurs, les fénateurs doivent être élus pour la vie; dans un fénat fait pour préparer les affaires , les fénateurs peuvent changer. L'efprit, dit Ariflote.^ vieillit comme le corps. Cette réflexion n'eft bonne qu'à regard d'un magiilrat unique , & ne peut être appliquée à une affemblée de fénateurs. Outre l'aréopage , il y avoit à Athènes des gardiens des mœurs &. des gardiens des lois (c). A Lacédémone , tous les {a) Les magiftrats y étoient annuels , & les féna- teurs pour la vie. ( è ) Lycurgue , dit Xénophon , de repuhl. Lacdctmi voulut n qu'on élût les fénateurs parmi les vieillards , >» pour qu'ils ne fe négligeaffent pas même à la fin »> de la vie ; & en les étabUnart j'i^e? du courage M des jeunes gens , il a rendu la vicilhre de ceux-là y» plus honorable que la force de ceux ci ". ( c ) L'aréopage lui-même étoit fournis à la cenfure. E .j Univers/7^ BIBLIOTHrCA ioo De l'esprït 6 es Lois; vieillards ëtoient cenfeurs. A Rome^ deux magiitrats particuliers avoient la eenfure. Comme le fenat veille fur le peuple , il faut que des cenfeurs ayent les yeux fur le peuple & fur le fénat. Il faut qu'ils rétabliffent dans la république tout ce qui a été corrom- pu , qu'ils notent la tiédeur , jugent les négligences , & corrigent les fau- tes , comme les lois puniffent les cri« mes. La loi Romaine qui vouloit que l'ac- eufation de l'adultère fut publique, étoit admirable pour maintenir la pureté des mœurs ; elle intimidoit les femmes , elle intimidoit aufH ceux qui dévoient veiller fur elles. Rien ne maintient plus les mœurs qu'une extrême fabordination des jeu- nes gens envers les vieillards. Les uns ë>c les autres feront contenus ; ceux-là par le refpeâ: qu'ils auront pour les vieillards , & ceux-ci par le refped qu'ils auront pour eux-mêmes. Rien ne donne plus de force aux lois , que la fubordination extrême des citoyens aux magiilrats. « La grande » différence que Lycurgue a mife entre k> Lacédémonç ^ Içs autres cités , dit Liv. V. Chap. VII. toi f) Xcnaphon (<«) , confifte en ce qu'il a » fur-tout fait que les citoyens obéilTent » aux lois ; ils courent lorfque le magif- » trat les appelle. Mais à Athènes un ?> homme riche feroit au défefpoir que » l'on crût qu'il dépendît dumagiftrat». L'autorité paternelle efl encore très- utile pour maintenir les mœurs. Nous avons déjà dit que dans une république il n'y a pas une force fi réprimante que dans les autres gouvernemens. Il faut donc que les lois cherchent à y fuppléer : elles le font par l'autorité paternelle. A Rome ^ les pérés âvoient droit de vie & de mort fur leurs enfans (^ ). A Lacédémone , chaque père avoit droit de corriger l'enfant d'un autre. La puiffance paternelle fe perdit à Rome avec la république. Dans les monarchies où l'on n'a que faire de mœurs fi pures , on veut que chacun vive fous la puiffance des magiflrats, (fl) Rëpub. de Lacédémone. {b) On peut voir dans l'hiftoire Romaine , avec quel avantage pour la république on fe fervit de cette puiffance. Je ne parlerai que du temps de la plus grande' corruption, Aulus Fulvius s'étolt mis en chemin pour aller trouver Catilina ; Ton père le rappela & le fit mourir. Sallufte , de bdlo Catil. Plufieurs autres w- toyeas firent de même, Dion , liv. xxxvii, E iij. 102 De l'esprit des Lois, Les lois de Rome qui avoient ac- coutumé les jeunes gens à la dépen- dance , établirent une longue minorité. Peut-être avons-nous eu tort de pren- dre cet ufage : dans une monarchie, on n'a pas befoin de tant de contrainte. Cette même fubordination dans la république , y pourroit demander que le père reliât pendant fa vie le maître des biens de fes enfans , comme il fut réglé à Rome. Mais cela n'ell pas de l'elprit de la monarchie. CHAPITRE Vïll. Comment Us lois doivent Je rapporter au principe du gouvernement dans rarijîo- cratie, SI dans l'ariftocratie le peuple efl vertueux, on y jouira à peu près du bonheur du gouvernement populaire, & l'état deviendra puiffant. Mais com- me il efl rare que là oîi les fortunes des hommes font inégales , il y ait beau- coup de vertu ; il faut que les lois ten- de it à donner autant qu'elles peuvent un efprit de modération , &: cherchent à rétablir cette égalité que la conflitu-^ lion de l'état ôte néceffairement. Liv. V. Chap. Vin. 105 L'efprit de modération eft ce qu'on appelle la vertu dans l'ariilocratie ; iî y tient la place de l'erprit d'égalité dans l'état populaire. Si le fafte & la fplendeur qui envi- ronnent les Rois, font une partie de leur puifîance , la modeilie & la fim- plicité des manières font la force des nobles ariflocratiques (rf). Quand ils n'afFedent aucune diflindion , quand ilsfe confonàent avec le peuple , quand ils font vêtus comme lui, quand ils lui font partager tous leurs plaifirs , il ou- blie fa foibleffe. Chaque gouvernement a fa nature Sc foa principe. Il ne faut donc pas que rariifocratie prenne la nature & le prin- cipe de la mpnarchie ; ce qui arriveroit, fi les nobles avoient quelques préroga- tives perfonnelles & particulières, dff- tindes de celles de leur corps : les privi- lèges doivent être pour le fénat , & le fimple relped pour les fénateurs. Il y a deux lources princ' pales de (a) De nos jours les Vénitiens, qui, à b'en des égards ; i'e f >nt onduits très-Cigemgnt , déc ^ere ic fur une di^oate entre un n bis Vénitien & un geniil- hivnme de Terre ferme, oour une oré^'é.i^ce da s un^ églife , q\is hors de Venfe un noble Vénitien n'avoiS point de piééiiunence fur un autre cu-iyen. ; E iv '504 Ï^Ê l'esprit dès Lois; défordres danS les états arifl:ocratiqiies r rinëgalité extrême entre ceux, qui gou- vernent & e^ux: qui font gouvernés ; 6ila même inégalité entre les différent membres du corps qui gouverne. De ces deux inégalités résultent des haines &: des jaloufies que les lois doivent prévenir ou arrêter. La première inégalité fe trouve prin- cipalement lorfque les principes des principaux nefont honorables que parce qu'ils font honteux au peuple. Telle fut à Rome la loi qui défendoit aux Patri- ciens de s'unir par mariage aux Plé- béiens (û) ; ce qui n'avoit d'autre effet que de rendre d'un côté les Patriciens plus fuperbes, & de l'autre plus odieux, il faut voir les avantages qu'en tirèrent les tribuns dans leurs harangues. Cette inégalité fe trouvera encore ,\ £ la condition des citoyens eft diffé- rente par rapport aux fubfides ; ce qui arrive de quatre manières : lorfque les nobles fe donnent le privilège de n'en point payer; lorfqu'ils font des fraudes pour s'en exempter (i*); lorfqu'ils les (a) Elle fut mife parles décemvirs dans les deux- dernières tables. Voye» Dtnys d'HallcarnaJJe , liv. X. (b) Gommé dans quelques ariftocraties de nos jours. Rien n'afFoiblit tant l'état^- Liv. V. Chap. VîII. 105 îïppellent à eux fous prétexte de rétri-- butions ou d'appointemens pour les' emplois qu'ils exercent ; enB.n. quand ils rendent le peuple tributaire , & fe partagent les impôts qu'ils lèvent fur eux. Ce dernier cas eftrare; une ariflo- cratie en pareil cas eil: le plus dur de tous les gouvernemens. Pendant que Rome inclina vers l'a-; riftocratie , elle évita très-bien ces in-, convéniens. Les magiilrats ne tiroient jamais d'appointemens de leur magifira- tiire. Les principaux de la république furent taxés comme les autres; ils le furent même plus , &: quelquefois ils le furent feuls. Enfin , bien loin de.fe partager les revenus de l'état, tout ce qu'ils purent tirer du trélor public, tout ce que la fortune leur envoya de richeffes , ils le diitribuerent au peuple pour fe faire pardonner leurs hon-- neurs ( ^ ). ' C'efl une maxime fondamentale ,- qu'autant que les diflributions faites an peuple ont de pernicieux effets dans la démocratie , autant en ont - elles de bons dans le gouvernement ariftocra-' (a) Voyez dans Strahon, liv. XIV, comment le^' ïUiodiçns i'e c&QduifueAt à cet égard. E V ïo6 De l'esprit des Lois, tique. Les premières font perdre l'efprît de citoyen, les autres y ramenem. Si l'on ne dillribue point les revenus au peuple , il faut lui faire voir qu'ils font bien adminiûrés : les lui montrer, c'eft en quelque manière l'en faire jouir. Cette chaîne d'or que l'on tendoit à Venife , les rlcheifes que Ton portoit à Rome dans les triomphes, les tréfori que l'on gardoit dans le temple de Sa- turne, étolent véritablement les riche^ fes du peuple. Il elt lur-tout efTcntiel dans l'ariflo- cratie , que les nobles ne lèvent pas les tributs. Le premier ordre de l'état ne s'en méloit point à Rcme ; on en char- gea le fécond , 6c cela même eut dans la fuite de grands inconvéniens» Dans imearillociatic oiiles nobles leveroient les tributs , tous les particuliers feroient à la diicrétion des gens d'affaires ; il n'y auro.t point de tribunal fupérieur qui les conigeât. Cevix d'entr'eux pré- pofés pour ôter les abus , aimeroient mieux )ouir des abu:j. Les nobles leroient comme les princes des états deipoti- ques , qui contiiquent les biens d^ qui il leur plaît. Biçntôt les profits qu'on y feroit^ LiV, V. Chap. Vit!. 107 feroient regardés comme itn patrimoine, que l'avarice étendre it à fa faiitaifie. Oa feroit tomber les fermes , on rédiiiroit k rien les revenus publics. C'eft par-là que quelques états , fans avoir reçu d'échec qu'on puiffe remarquer , tombent dans une foiblefle dont les voifins font fur- pris, 6c qui étonne lea citoyens mêmes. Il faut que les lois leur défendent aulîi le commerce : des marchands fi accré- dités feroient toutes fortes de mono- poles. Le commerce eu. la profeilion des gens égaux : 6c parmi les états def- potiques , les plus niiferables iont ceux où le prince eft marchand. Les lois de Venile (^a) défendent aux nobles le commerce , qui pourroit leur donner, même innocemment, des ri- cheffes exorbitantes. Les lois doivent employer les moyens les plus efficaces pour que les nobles rendent juftice au peuple. Si elles n'ont point établi un tribun, il faut qu'elles îbient un tribun elleb-mêmes. Toute forte d'alile contre l'exécution ^ ( a) Amelot de la Hovjfayc , du gouvernement de Venife , part. UI. La ]o( Claudia défendoit aux i'ena- teurs d'avoir en mer aucun vaiffeou qui tînt plus d^ quaiacte lauidi. Titi-Luyt , liv. XXi E. vj ""loS DÉ L'ksi^RîTDEs Lois,. -des lois percU'arifiocratie; & la tyran^ nie en eft tout près. Elles doivent mortifier dans tous les t«mps Torgueil de la domination. Il faut qu'il y ait pour un temps ou pour tou- jours un magiftrat qui iafie trembler les nobles, comme les éphores à Lacédé- ïnone,.& les inqiùfiteurs d'état à Ver ïiife ; magiftratures qui ne font ioumifes à aucunes formalités. Ce gouvernement a befoin de refforts biens violens. Une bouche de pierre (a) s'ouvre à tout dé- lateur à Venife ; vous diriez que c'eft celle-de là tyrannie.^. - Ces magiflratures tyranniques dans Tariflocratie , ont du rapport à la cenfure de la démocratie , qui par fa nature n'eft pas moins indépendante-. En effet , les cenfeurs n'y doivent point être recherchés fur les chofes qu'ils ont faites- pendant leur cenfure; il faut leur donner de la confiance , ja«r mais du découragement. Les Romains étoient admirables; on pouvoit faire rendre à tous les magillrats ( ^.) raifon ; (a ) Les délateurs y jettent leurs billets. l b) Voyez Tite-Lire, liv. XtIX. Un cenfeur ne ' pouvoit pas même être troublé par un cenfeur : chacun faifoit, fa note fans prendre l'avis de fon collègue;, Si quand on fit auuemeiiî, .la.ceafui.efut pour ainil. . Liv. V. Chap. Viri. mc^^ âe leur conduite, excepte, aux cen— ieurs (<2 ). Deux chofes font pernicieufes dans, l'ariftocratie ; la pauvreté extrême des- nobles , & leurs richeffes exorbitantes* Pourprévenir leur pauvreté, il faut fur- tout les obliger de bonne heure à payer leurs dettes. Pour modérer leurs ri- cheffes , il faut des difpofitions fages 6c infenfibles ; non pas des confifcations ,. des lois agraires, des abolitions de dettes,. qui font des maux infinis. Les lois doivent ôter le droit d'aï-» neffe entre les nobles (/') , a£n que par le partage continuel des fucceiïions , , les fortunes fe remettent toujours dans l'égalité. Il ne faut point de fubftitutions , de retraits lignagers , de majorats , d'adop- fions. Tous les moyens inventés pour perpétuer la grandeur des familles dans les états monarchiques , ne fauroient. être d'ufage dans l'ariftocratie ( c ). ( lois ont égaillé les familles", il learreiîe à maintenir l'union entr'el- les.LesdifFérens des nobles doivent être promptement décidés ; ians cela , les conteftations entie les perionnes de- viennent des conteftations entre les fa- milles. Des arbitres peuvent terminer les procès , ou les empêcher de naître. Enfin , il ne faut point que les lois favorifent les diftindtions que la vanité met entre les familles , fous prétexte qu'elles font plus nobles ou plus an- ciennes ; cela doit être mis au rang des petitelTes des particuliers. On n'a qu'à jeter les yeux fur Lacédé- mone; on verra comment les éphores furent mortifier les foiblefies des rois, celles des grands 6c celles du peuple. CHAPITRE IX. Comment les lois Jont relatives à leur principe dans la monarchis. L'honneur étant le principe de ce gouvernement , les lois doivent s'y rap|)orter. Il faiit qu'eiks y travaillent à foute* Liv. V. Chap. IX. ïiî nir cette nobiefie , dont l'honneur eft pour ainfi dire l'enfant & le père. li faut qu'elles la rendent héréditai- re , non pas pour être le terme entre le pouvoir du prince & la foibleffe du peu» pie , mais le lien de tous les deux. Les fubrùtutions qui conlervent les biens dans les familles, ieront très-uti- les dans ce gouvernement , quoiqu'elles ne conviennent pas dans les autres. Le retrait lignager rendra aux famil- les nobles les terres que la prodigalité d'un parent aura aliénées. Les terres nobles auront des privi- lèges comme les perfonnes. On ne peut pas léparer la dignité du monarque de celle du royaume ; on ne peut guère féparer non plus la dignité du noble de celle de ion fief. Toutes ces prérogatives feront par- ticulières à la noblefle , &: ne paiTeront point au peuple , fi l'on ne veut choquer le principe du gouvernement, fi l'on ne veut diminuer la force de la no- blefle & celle du peuple. Les (ubftitutions gênent le com-î merce ; le retrait lignager fait une infi- ni de procès nécefiaires ; & tous les fonds du royaume vendus , (ont au tïTi De l'esprit des Lois;. moins en quelque façon fans maître peii-- dant un an. Des prérogatives attachées; à des £efs , donnent un pouvoir très à charge à ceux qui les foulîrent. Ce font des inconvéniens particuliers de la no- ble ITe, qui difparoiffent devant l'utilité générale qu'elle procure. Mais quand on ks communique au peuple , on choque inutilement tous les principes. On peut dans les monarchies per- mettre de laiffer la plus grande partie de fes biens à im feul de fes enfans ; cette permiffion n'efl même bonne que là. Il faut que les lois favorifent tout le' commerce (a) que la conftitution de ce gouvernement peut donner ; afin que les fujets puiffent fans périr fatisfaire aux befoins toujours renaiflans du prince & de la cour. • Il faut qu'elles mettent un certain ordre dans la manière de lever les tri-- buts , afin qu'elle ne foit pas plus pe- lante que les charges m.êmes. ■ La pefanteur des charges produit d'abord le travail , îe travail l'accable- ment, l'accablement l'efpritde pareffe.- , '^-a-^!) Elleyre le permet qu'au peuple. Voyez la loi tifôifieme , au'code de fomm, & mucatçribus , ,({\\i dl- p-loine de bon i«n$t - tiv. V. Chap. X. TÏ3 CHAPITRE X. De. la promptitude de Pexécution dans- la monarchie. LE gouvernement monarchique a un grand avantage fur le républicain : les affaires étant menées par un feul , il y a plus de promptitude dans l'exécu- tion. Mais comme cette promptitude pourroit dégénérer en rapidité , les lois y mettront vme certaine lenteur. Elles ne doivent pas feulement favorifer la nature de chaque conftitution , mais encore remédier aux abus qui pour- roient réfulter de cette même nature- Le cardinal de Richelieu (^) veut que l'on évite dans les monarchies les épines des compagnies qui forment des difficultés fur tout. Quand cet homme n'auroit pas eu le defpotifme dans le cœur, il l'auroit eu dans la tête. • Les corps qui ont le dépôt des lois, n'obéiffent jamais mieux que quand ils vont à pas tardifs , &: qu'ils apportent dans les affaires du prince cette ré- ^exion qu'on ne peut guère attendre; ( a ) Teftasnent poliHquç, 'ïi4 De l'esprit des Lois, du défaut de lumières de la cour fur les lois de l'état , ni de la précipitation de fes conleils (^). Que feroit devenue la plus belle mo- narchie du monde, fi les magiibats, par leurs lenteurs , par leurs plaintes , par leurs prières , n'avoient arrêté le cours des vertus mêmes de (es Rois , lorfqiie ces monarques , ne confultant que leur grande ame , auroient voulu récompenfer fans mefure des fervices rendus avec un courage 6c une fidélité aulTi fans mefure ? CHAPITRE XI. Z?e VtxulUnci. du gouvernum&nt monarchique. LE gouvernement monarchique a un grand avantage lur le deipo- tique. Comme il eft de fa nature qu'il y ait fous le prince plufieurs ordres qui tiennent à la conilitution , l'état ell pkis fixe , la cOiiftituîion plus inébranlable , la perfonne de ceux qui gouvernent plus aifurée. Ça) Barhfirrs cunclatia/ervi'h, Jîatim exequi rcgiut» riditur. Tacite , Annal. l»v. V. Liv. V. Chap. XI. ïiç' Cicéron ( ^ ) croit que l'ctabliflement des tribuns de Rome fut le falut de la république. « En effet, dit- il ^ la force » du peuple qui n'a point de chef efl » plus terrible. Un chef fent que l'aiFaire » roule fur lui , il y penfe : mais le peu- » pie dans fon impctuofité ne connoît » point le péril où il fe jette ». On peut appliquer cette réflexion à un état def- potique , qui eit un peuple fans tribuns , & à une monarchie oii le peuple a ea quelque façon des tribuns. En etfet , on voit par-tout que dans les mouvemens du gouvernement def* potique , le peuple mené par lui-même porte toujours les choies aulîi loin qu'elles peuvent aller; tous les défor- dres qu'il commet font extrêmes : Au lieu que dans les monarchies , le^ choies font très -rarement portées à l'excès. Les chefs craignentpour eux-mêmes, ils ont peur d'être abandonnés ; les puif- {2inzç.s intermédiaires dépendantes (i») ne veulent pas que le peuple prenne trop le delTus. Il efl rare que les ordres de l'état ioient entièrement corrompus. (il) Liv. m des lois. ( h ) Voyez ci-dcffus la première note du Ur. 11^ chap. IV. Tzsm ïi6 De l'esprit des LdiS," Le prince tient à ces ordres; & les fé- ditieux qui n'ont ni la volonté ni i'ef- pérance de ren varier l'état , ne peuvent ni ne veulent renverfer le prince. Dans ces circonilances, les gens qui ont .de la fageffe & de l'autorité s'entre- mettent ; on prend des tempéramens , on s'arrange , on ie corrige ; les lois re- prennent leur v^igLieur &fe font écouter. Auili toutes nos hiftoires font - elles pleines de guerres civiles fans révolu- tions;.celles des états defpotiques font pleines de révolutions fans guerres ci- viles. Ceux qui ont écrit l'hiftoire des giierres.civiles de quelques états, ceux mêmes qui les ont fomentées , prouvent affez combien l'autorité que les princes laiilent à de certains ordres pour leur fervice , leur doit être peu fufpeâe; puifque dans l'égarement même, ils ne ioupiroient qu'apî-ès les lois & leur devoir , 6c retardoient la fougue 6c l'impétuofité des fa£l:ieux plus qu'ils ne pou voient la fervir ( & autres hifv Liv. V. Chap. XL ii-f ^e l'état , a recours pour le Ibutenir aux vertus du prmce & de ies minif- tres (^) ; & il exige d'eux tant de cho- its , qu'en vérité il n'y a qu'un ange qui puiiTe avoir tant d'attention , tant de lumières , tant de fermeté , tant de connoiffances ; & on. peut à peine fe flatter que d'ici à la diflolution des mo- narchies , il puiffe y avoir un prince 6c des minières pareils. Comme les peuples qui vivent fous une bonne police , font plus heureux que ceux qui, fans règle 6c fans chefs , errent dans les forêts ; aufîî les monar- ques qui vivent fous les lois fondamen- tales de leur état font-ils plus heureux que les princes defpotiques , qui n'ont rien qui puiffe régler le cœur de leurs peuples ni le leur. CHAPITRE XII. Continuation du même fujct, u'oN n'aille point chercher de la magnanimité dans les états defpO' tiqTïés ; le prince n'y donneroit point ( « ) Teftament politique. SîS De l'esprit des Lois, une grandeur qvi'il n'a pas lui-même : chez lui il n'y a pas de gloire. C'efl dans les monarchies que l'on verra autour du prince les lujets rece- voir (es rayons ; c'eft là que chacun tenant , pour ainli dire , un plus grand efpace , peut exercer ces vertus qui donnent à l'ame, non pas de l'indé- pendance , mais de la grandeur. CHAPITRE XIII. Idée du dejpotifrm. UAND lesfauvagesdeîaLouifiane veulent avoirdu fruit, ils coupent l'arbre au pied, & cueillent le fruit {a). .Voilà le gouvernement defpotique. CHAPITRE XIV. Comment les lois font relatives aux priri' cipes du gouvernement defpotique. LE gou v^ernement defpotique a pour principe la crainte ; mais à des peu- ples timides , ignorans , abattus , il ne taut pas beaucoup de lois. {tf ) Lettres édif. Recueil II, pag. 31 j. Liv. V. Chap. XIV. 119 Tout j doit rouler fur deux ou trois idées; il n'en, faut donc pas de nou- velles. Quand vous inftruifezune bete, vous vous donnez bien de garde de lui faire changer de maître , de leçon 6C d'allure; vous frappez fon cerveau par deux ou trois mouvemens , & pas davantage. Lorfque le prince eft enfermé, il ne peut fortir du féjourde la volupté fans défoler tous ceux qui l'y retiencnt. Ils ne peuvent foufFrir que fa perfonne & fon pouvoir paffent en d'autres mains. Il fait donc rarement la guerre en perfonne , & il n'ofe guère la faire par fes lieutenans. Un prince pareil , accoutumé dans fon palais à ne trouver aucune réfif- tance , s'indigne de celle qu'on lui fait les armes à la main ; il efl donc ordi- nairement conduit par la colère ou par iavengeance. D'ailleurs il ne peut avoir d'idée de la vraie gloire. Les guerres doivent doiic s'y faire dans toute leur fureur naturelle , ÔC le droit des gens y avoir moins d'étendue qu'ailleurs. Un tel prince a tant de défauts , qu'il faudroit craindre d'expofer au grand jour fa ftupidité naturelle. Il eft caché, !& l'on ignore l'état où il fe trouve. Pan 720 De l'esprit des Lois, bonheur, les liommes font tels dans ces pays , qu'ils n'ont befoin que d'un nom qui les gouverne. Charles XÎI étant à Bcnder, trouvant quelque réfiftance dans le fénat de Suéde , écrivit qu'il leur enverrolt une de fes bottes pour commander. Cette i)Otte auroit commandé comme un roi deipotique. Si le prince eil prifonnier , il eit eenfé être mort, & un autre monte fur le trône. Les traités-que fait le prifonniec font nuls , fon fuccefféur ne les ratiiîe- roitpas. En effet, comme il eil les lois, l'état & le prince , &; que lî-tôt qu'il n'eft plus le prince, il n'eilrien; s'iln'étoit pas cenlé mort, l'état feroit détruit. Une des chofes qui détermina le plus les Turcs à faire leur paix féparée avec Pierre /, fut que les Mofcovites dirent au vizir, qu'en Suéde on avoit mis un autre roi fur le trône ( ^). La confervation de l'état n'eil que la confervationdu prince, ouplutôt du pa- lais où il eft enfermé. Tout ce qui ne me- nace pas diredementce palais ou la ville capitale , ne fait point d'impreffion fur {a) Suite de Tuffcndorf^ hiftoire univerfelle , ait jÈTâité de la ^uede, chap. x. des Liv. V. Chap. XÏV. 121 des efprlts ignorans, orgueilleux &C prévenus : 6c quant à renchaînement des événemens , ils ne peuvent le fui- vre , le prévoir, y penfer même. La politique , ies rellorts & fes lois , y doi- vent être très-bornés ; & le gouverne- ment politique y eil aufîi fimple que le gouvernement civil (a). Tout le réduit à concilier le gou- vernement politique & civil avec le gouvernement domellique , les officiers de l'état avec ceux du lérail. Un pareil état fera dans la meilleure fituation , lorfqu'il pourra fe regarder comme feul dans le monde , qu'il fera environné de déferts , &c leparé des peuples qu'il appellera barbares. Ne pouvant compter iiir la milice , il fera bon qu'il détriiife une partie de lui- même. Comme le principe du gouvernement defpotique eft la crainte , le but en efl: la tranquillité : mais ce n'ell point une paix, c'eft le filence de ces villes que l'ennemi efl: prêt d'occuper. La force n'étant pas dans l'état , mais dans l'armée qui Ta fondé ; il faudroit , ( a ) Selon M. Chardin , U n'y a point de confeit d'état en Perfe. Tome /, F 'S21 De l'esprit des Lois, pour défendre l'ctat , conferver cette; armée : mais elle eit formidable au prin- ce. Comment donc concilier la fureté de l'état avec la fureté de la perfonne } Voyez , je vous prie , avec quelle induflrie le gouvernement Mofcovite cherche à fortir du defpotifme , qui lui €fl plus pefant qu'aux peuples même. On a caflé les grands corps de troupes , on a diminué les peines des crimes, on a établi des tribunaux, on a commencé à connoître les lois, on a inilruit les peuples. Mais il y a des eau fes particu- lières, qui le ramèneront peut-être au jnalheur qu'il vouloit fuir. Dans ces, états , la religion a plus d'influence que dans aucun autre ; elle eft une crainte ajoutée à la crainte. Dans les empires Mahométans , c'efl de la religion que les peuples tirent en partie Je rei'ped étonnant qu'ils ont pour leur C'eft la relig'On qui corrige un peu la conftitution Turque. Les fujets qui ne font pas attachés à la gloire & à la gran- deur de l'état par honneur, le font par laiorce Se par le principe de la religion. De tous les .gouvernêm.ens delpoti- quçs , it n'y en a point qui s'accable pîp§ Lîv. V. Chap. XîV. ï25 ïui-même, que celui où le prince fe déclare propriétaire de tous les fonds de terre & l'héritier de tous fes fiijetç. il en réfulte toujours l'abandon de la culture des terres ; & fi d'ailleurs le prince ell marchand , toute efpece d'induftrie eft ruinée. Dans ces états , on ne répare , on n'a- méliore rien (^). On ne bâtit de maifons mie pour la vie ; on ne fait point de loffés, on ne plante point d'arbres; on tire tout de laterre , on ne lui rend rien ; tout efl en friche , tout eu défert. Penfez-vous que des lois qui ôrent la propriété des fonds de terre oC la fuc- ceilion des biens , diminueront l'avarice & la cupidité des grands? Non: elles irriteront cette cupidité 8c cette avarice. On fera porté à faire mille vexations , parce qu'on ne croira avoir en pfopre que l'or ou l'argent que l'on pourra voler ou cacher. Pour que tout ne foit pas perdu, il efc bon que l'avidité du prince foit modérée par quelque coutume. Ainfi en Turquie, le prince fc contente ordinai- rement de prendre trois pour cent fur (a) Voyez Rlccut , état de l'empire Ottoman , page. 196. F ij 124 De l'esprit des Lois, ks ruccefîions (â) des gens du peuple. Mais comme le grand-feigneur donne la plupart des terres à fa milice, & en dif- pofe à fa fantailie ; comme il fe faiiit de toutes les fucceffions des officiers de l'empire ; comme lorfqu'un homme meurt fans enfans mâles , le grand-fei- gneur a la propriété , & que les filles n'ont que l'ufufruit ; il arrive que la plupart des biens de l'état font poffédés d'une manière précaire. Par la loi de Bantam (F) , le roi prend toute la fucceffion , même la femme , les enfans & la maifon. On efl: obligé , pour éluder la plus cruelle difpofition de cette loi , de marier les enfans à huit , neuf ou dix ans , &: quelquefois plus jeunes , afin qu'ils ne fe trouvent pas faire une malheureufe partie de la fuc- ceififiPn du père. Dans les états où il n'y a point de lois fondamentales , la fuccefîion à l'empire ne fauroit être fixe. La couronne y efl éleftive parle prince dans fa famille ou ( <ï ) Voyez , fur les fucceffions des Turcs , Lacé- ^émone ancienne & moderne. Voyez dniffx Ricaut ^ de l'empire Ottoman. {b) Recueil des voyages qui ont fervi à l'e'tablif- fement de la compapjnie des lades , tom. I. La loi de Pégu eft moins cruelle ; fi l'on a des enfans , le roi PC |fyj;_ccds qu'aux dijx tiers, Ibld, tom, Ul, ^. <, Liv. V* Chap. Xrv. ni hors de fa famille. En vain feroit-il établi que l'aîné fiiccéderoit ; le prince en pourroit toujours choifir un autre. Le fucceffeur efî déclaré par le prince lui-même , ou par fes miniftres , ou par une guerre civile. Ainfi cet état a une raifon de difTolution de plus qu'une monarchie. Chaque prince de la famille royale ayant une égale capacité pour être élu , il arrive que celui qui monte fur le trône fait d'abord étrangler fes frères, comme en Turquie ; ouïes fait aveugler, comme enPerfe ; ou les rend fous , comme chez leMogol; ou fi l'on ne prend point ces précautions , comme à Maroc , chaque vacance du trône eft fuivie d'une af- freufe guerre civile. Parles conltitutions de Mofcovie(^)9 le czar peut choiiir qui il veut pour fon fuccefTeur , foit dans fa famille , ioit kors de fa famille. Un tel établiffement de fucceffion caufe mille révolutions, & rend le trône aufîi chancelant que la fuccelTion eft arbitraire. L'ordre de fuc- ceiîîon étant une des chofes qu'il im- porte le plus au peuple de favoir,-le (a) Voyez les différentes conflitutions , fur-tons celle de l^^^^, F iij \i6 De l esprit des Lois, meilleur eft celui qui frappe le plus les yeux, comme la naiffance, & un cer- tain ordre de naiiTance. Une telle dif- pofition arrête les brigues, étouffe l'am- bition; on ne captive plus Telpritd'un pîince f'oible , & l'on ne fait point parier les mourans. Lorfque la fuccelTion eu établie par une loi fondïimentale, vm fcul prince eit le fucceffeur , & fes frères n'ont aucun droit réel ou apparent de lui dlf- piiter la couronne. On ne peut préfu- mer ni faire valoir une volonté parti- culière du père. Il ir'eû. donc pas plus queflion d'arrêter ou de faire mourir le frère du roi, que quelc[u'autre fujeî que ce foit. Mais dans les états defpoîiques , oii les frères du prince font également fes eic]aves& fes rivaux, laorud^nce veut que l'on s'afùire de leurs perfonnes ; fur-tout dans les pays Mahométans , cil la relipion regarde la viétoire ou le fuccès comme un jugement de Dieu; de forte que perfomien'y efl fouverain de droit, mais ieulement de fait. L'ambition ell bien plus irritée dans des états oii dei» princes du fang voient que, s'ils ne m.ontent pas fur le trône , Liv. V. Chap. XIV. iij ils feront enfermés ou mis à mort, que parmi nous où les princes du fang jouif- lent d'une condition qui , fi elle n'elt pas fi fatisfaifante pour l'ambition , l'eft peut-être plus pour les défirs modérés. Les princes des états defpotiques ont toujours abufé du mariage. Ils prennent ordinairement plufieurs femmes , fur- tout dans la partie du monde où le def- potlfmeefi:, pour ainfi dire, naturalifé, qui efl" l'Afié. Ils en ont tant d'enfans, qu'ils ne peuvent guère avoird'atTeûion pour eux, ni ceux-ci pour leurs frères. La fami) le régnante reiTemble à l'état i elle efl' trop foible , & fon chef eft trop fort ; ei le paroît étendue , &; eilefé ré- duit à rien. Artaxerxes (a) fit mourir tous fes enfans pour avoir conjuré con- tre lui. Il n'eil pas vrai femblable que èinquante enfans confpirent contre leur père; & encore flK)ins qu'ils confpi- rent y parçe-qu'il n'a pas; voulu céder fà-ëdnciibiné à fbn fils àînié. Il- -eft plus' firiiple d'e broii-e q'n'il^y^M^là quelque intrigue de ces férails d'Orient ; de ces lieux où l'arrince , Ja înécbanceté, la rufe régnent dans le îilence, àc ie cou - vrent d'une épaliTe nuit; où uii vieujç (a) Vayez Juj.'in, F iy •ïiS De l'esprit dès Lois^ prince , devenu tous les jours pluâ' imbécille , eu le premier prifonnier du palais. Après tout ce que nous venons de dire , il fembleroit que la nature hu- maine fe fbuleveroit fans celTe contre le gouvernement defpotique. Mais ^ malgré l'amour des hommes pour la liberté , malgré leur haine contre la violence , la plupart des peuples y font foumis. Cela eft aifé à comprendre. Pour former un gouvernement modéré , il faut combiner les puiflances , les régler , les tempérer , les faire agir , donner, pour ainfi dire , un left à l'une, pour la mettre en état de réfiiler à une autre; c'eft un chef-d'œuvre de légif- lation^ que le hafard faitrarement, & que rarement on laifle faire à la pru- dence. Un gouvernement defpotique au contraire , faute ,. pour ainli dire , aux yeux ; il efl vmiforme par tout ; comme il ne faut que des paffions pour l'établir, tout le monde eft bon pour cela. Liv. V. Chap. XV. 129 CHAPITRE XV. Continuation du même fujet. DANS les climats chauds , oii règne ordinairement le defpotifme , les paillons fe font plutôt fentir , & elles font aufTi plutôt amorties (^) ; l'efprit y eft plus avancé ; les périls de la diffipa- tion des biens y font moins grands ; il y a moins de facilité de fe diiHnguer,' moins de commerce entre les jeunes gens renfermés dans la maifon ; on s'y marie de meilleure heure. On y peut donc être majeur plutôt que dans nos climats d'Europe. En Turquie , la ma-!» jorité commence à quinze ans (i»). La ceffion de biens n'y peut avoir lieu ; dans un gouvernement oii per- fonne n'a de fortune alTurée , on prête plus à la perfonne qu'aux biens. Elle entre naturellement dans les gouvernemens modérés (c), & fur-tout dans les républiques , à caufe de la plus (a) Voyez le livre des lois, dans le rapport avec la nature du climat. {b) La. GuilUture, Lacédémone ancienne & nou-r velle , pag. 463. ( c ) 11 en eft de même des atermoyemens dans- 1^ J)aa(^ueiout$s d% bona& foi* F Y I30 De l'esprit des Lois^ grande confiance que l'on doit avoîf dans la probité des citoyens, 6c de la douceur que doit infpirer une forme de gouvernement que chacun lemble s'être donnée lui-même. Si dans la république Romaine les légiflateurs a voient établi la ce/îion de -biens (a) , on ne feroit pas tombé dans tant de (éditions tz de dikordes civiles , '& on n'auroit point elTuyé les dangers des maux > ni les périls des remèdes. La pauvreté & l'incertitude des for- 4:unesdans les états deipotiques, y n'a- -turalifent l'ufure, chacun augmentant le prix de Ton argent à proportion du 4>éril qu'il y a à le pénétrer. La miiere vient donc de toutes parts dans ces pays ♦rtiarneureux ; tout y efl ôté , julqu'à la jefTource des emprunts. Il arrive de-là qu'un marchand n'y fauroit faire un grand commerce ; il vit au jour la journée : s'il le chargeoit :de beaucoup de marchandiies, il per- ciroit plus p.arles intérêts qu'il donne- .roit pour Les payer, qu'il negagneroit fur les marchandifes. Au£i les lois fur ( a). Elle ne fut établie que par, la loi Julie , de ' îtffione ho'norum On évitoit la pxifon Si. h féftioJB igiitfminisufs de? biens. ■ Liv. V. Chap. XV. fjf ie commerce' n''y ■ ant-ell'es giiete de lieu ; elles le réaùilent à ïa iimoie police. Le gouvernement ne fauroit être înjiîlle , fans avoir des mains qui exer- cent les ihjuilices : or il efl:-im|X)iribie que ces mains ne s^'empioienf peur elles-mêmes. Le péculat ^ft donc natu- rel dans les ëtaî^ defpotiqucs. . Ce crime y étant Je crime ordinaire , les confiications y l'ont utiles. Par-là on confole le peuple ; l'argent qu'on en tkéM (M-lti^ul-cofi4dér-ab^l«, .c[Ué lé prince lereroit 'diiiicilemçnt lur^ des lujets abymés : il n'y a môme dans ce .pays aucune ^fàmiUe qu'on veuiUe conierver. Dans les -états modévés ^ c'eft toute autre ch-oiV. Les >conhlcation5 ren-. drbieîit la p'/èpri-été des biens incertai-? fie ; elles dépoiiri^teroi^rîr des- snfauis m-» fiocerts 4 6lies d'etruiroîe nt mtt faïnill e. , lorfqu'il ne s'agiïoit que 4e pumr un Coupable. Dans les républiques, elles fer04efïtJemfeild'ÔLe4-l' égalité qui en tait y-Mëv 'ëa ffiV'dLrih ttft' citoyen dé ion ( a ) Il îTie réirfil»fe-ffa'én pofiible que la règle fat mauvaife dans » quelqu'autre emploi que ce fût de la î> vie, & bonne feulement pour con" ^> duire une république ? » Mais Platon parle d'une république fondée fur la vertu , & nous parlons d'une monar-» chie. Or dans une monarchie où, quand les charges ne fe vendrolent pas par ua règlement public, l'indigence & Tavi- dité des courtifans les vendroient tout de mime ; le hafard donnera de meil- leurs fujets que le choix du prince. En- fin, la manière de s'avancer par les ri- chelles infpire oC entretient l'iiiduftrie {^) ; chofe dont cette elpece de gou- vernement a grand befoin. Cinquième question. Dans quel gouvernement faut-il des cen(eurs? il en faut dans une république, où le prince (i)Rv^pub. liv, V.ÎÎT. {b} Pareè'e de. l'Efpagne ; on y donne tous le? emplois, ... 144 I^^ l'esprit bês Lois, du gouvernement efl la vertu. Ce ne font pas feulement les crimes qui détrui- fent la vertu ; mais encore les née;li- .1.' gences, les fautes, une certaine tiédeur dans l'amour de la patrie , des exemples dangereux , des femences de corruption; ce qui ne choque point les lois , mais les élude ; ce qui ne les détruit pas , inais les aifoiblit ; tout cela doit être corrigé parles cenfeurs. On eil étonné de la punition de cet Aréopagite, qui avoit tué un moineau tjui, pourfuivi par un épervier, s'étoit réfagié dans fon fein. On eu furpris que l'Aréopage ait fait mourir un enfant qui avoit crevé les yeux à fon oifeau. Qu'on faife attention qu'il ne s'agit point là d'une condamnation pour crime , mais d'un jugement de mœurs dans une république fondée fur les mœurs. Dans les monarchies il ne faut point de cenfeurs : elles font fondées fur l'honneur, & la nature de l'honneur €Û d'avoir pour cenfeur tout l'univers. Tout homme qui y manque , eft foumis aux reproches de ceux mêmes qui nen ont point. Là , les cenfeTirs feroient gâtés par .ceux mêmes qu'ils devroient corriger. Ils Liv. V. Chap. XîX. 14Ç ïîs ne feroient pas bons contre la cof* ruption d'une monarchie ; mais la cor- ruption d'une monarchie leroit trop forte contr'eux. On fent bien qu'il ne faut point de cenfeurs dans les gouvernemens defpo- tiques. L'exemple de la Chine femble déroger à cette règle : mais nous ver- rons, dans la fuite de cet ouvrage,. les raifons fmgulieres de cetétabliffement. Tome If G i4<> De l'esprît des Lois, LIVRE VI. Conféquences des principes des dU vers gouvernemens , par rapport à la (implicite des Lois civiles & criminelles , la forme des juge mens , &' l'établijjement des peines. CHAPITRE PREMIER. Z)c la Jimpllcïtè des lois civiles dans les divers gouvernemens. LE gouvernement monarchique ne comporte pas des lois auiTi fmiples que le defpotique. Il y faut des tribu- naux. Ces tribunaux donnent des déci- fions ; elles doivent être confervées ; elles doivent être apprifes , pour que l'on y juge aujourd'hui comme l'on y jugea hier, & que la propriété & la vie des citoyens y foient affurées & fixes comme la conilitution même de l'état. Dans une monarchie , l'adminillratlon d'une juflice qui ne décide pas feulement de la vie 6c des biens, mais aulTi de Liv. Vî. C HAP. î. 14^ Phonneur, demande des recherches fcrupvileufes. La délicateffe du juge augmente à melure qu'il a un plus grand dépôt, & qu'il prononce fur de plus grands intérêts. Il ne faut donc pas être étonné de trouver dans les lois de ces états tant de règles , de rellridions , d'extenfions, qui multiplient les cas particuliers , & lemblent faire un art de la raifon même, La différence de rang, d'origine, de condition , qui eft établie dans le gou- vernement monarchique , entraîne fou- vent des diftindions dans la nature des biens ; & des lois , relatives à la confti- tution de cet état, peuvent augmenter le nombre de ces difîindlions. Ainfi parmi nous , les biens font propres , acquêts , ou conquêts ; dotaux , paraphernaux ; paternels &L maternels; meubles de plu- fieurs efpeces; libres , fubflitués; du li- gnage ou non ; nobles , en franc-aleu, ou roturiers ; rentes foncières , ou confti- tuées à prix d'argent. Chaque forte de biens efl foumife à des règles particuliè- res ; il faut les fuivre pour en difpofer : ce qui ôte encore de la ilmplicité. Dans nos gouvernemens, les fiefs (ont devenus héréditaires. Il a fallu que la Gij :i48 Dé l'esprit des Lois, noblefle eût une certaine confiflance ,' afin que le propriétaire du fief fut en état de fervir le prince. Cela a du pro- duire bien des variétés : par exemple , il y a des pays où l'on n'a pu partager les £efs entre les frères ; dans d'autres , les cadets ont pu avoir leur fubfillance avec plus d'étendue. Le monarque , qui connoît chacune de fes provinces , peut établir diverfes lois, ou fouffrir différentes coutumes. Mais le defpote ne connoît rien , & ne peut avoir d'attention fur rien ; il lui faut une allure générale ; il gouverne parune volonté rigide qui efl par-tout la jnême ; tout s'applanit fous fes pieds. A mefure que les jugemens des tribu- 'jiaux fe multiplient dans les monarchies, la jurifprudence fe charge de décilions, qui quelquefois fe contredifent ; ou parce que les juges qui fe fuccedent penfent différemment; ou parce que les affaires font tantôt bien , tantôt mal dé* fendues ; ou enfin par une infinité d'abus qui fe gliffent dans tout ce qui paffe par la main des hommes. C'eft un mal néceffaire,que le légiflateur corrige de temps en temps, comme contraire même à l'çfprit des gouvernemens modérés. Li V. Vî. Chap. I. 149 Car quand on eft obligé de recourir aux tribunaux , il faut que cela vienne de la nature de la conflitution , & non pas des contradidions & de l'incertitude des lois. Dans les gouvernemens 011 il y a néceffairement des difî:in£ï:ions dans les peribnnes , il faut qu'il y ait des privilè- ges. Cela diminue encore la fimplicité, 6c fait mille exceptions. Un des privilèges le moins à charge à la fociéte, & fur-tout à celui qui le donne , c'efl de plaider devant un tribu- nal, plutôt que devant un autre. Voilà de nouvelles affaires ; c'ell-à-dire , cel- les où il s'agit de favoir devant quel tri- bunal il faut plaider. Les peuples des états defpotiquesfont dans un cas bien différent. Je ne fais fur quoi, dans ces pays, le légillateut pourroit ftatuer, ou le magiflrat juger. Il fuit, de ce que les terres appartiennent au prince , qu'il n'y a prefque point de lois civiles fur la propriété des terres. Il fuit, du droit que le fouverain a de fuc- céder, qu'il n'y en pas non plus fiar les" fuccelîlons.Le négoce exclufif qu'il fait dans quelques pays , rend inutiles tou- tes fortes de lois fur le commerce. Les, G iij is5o De l'esprit DES Lois, mariages que Ton y contraûe avec des £lles elclaves, font qu'il n'y a guère de lois civiles fur les dots & lur les avan- tages des femmes. Il réfulte encore de cette prodigieufe multitude d*efclave3 , qu'il n'y a prefque point de gens qui ayent ime volonté propre, & qui par conféquent doivent répondre de leur conduite devant un juge. La plupart de» aftions morales, qui ne font que les volontés du père , du mari , du maître, fe règlent par eux , 6c non par les ma- giftrats. J*oubliois de dire que ce que nous appelions l'honneur , étant à peine con- mi dans ces états , toutes les affaires qui regardent cet honneur, qui eft un H grand chapitre parmi nous , n*y ont point de lieu. Le defpotifme fe fuffit à lui-même; tout eft vide autour de lui, Au/îi, lorfque les voyageurs nous dé- crivent les pays où il règne , rarement nous parlent-ils des lois civiles {a), (a) Au Mû^ulipatan , on n'a pu découvrir qu'il y eût de loi écthe. Voyez le recueil des voyages qui ont JJtrvi à l'établijfcmt t de la compa^n. des Indes , tom. IV» fart. If p. j9/. Les Indiens ne fe règlent, dans les jugemens , q ae fur de certaines coutumes. Le Vcdan & ^tres livres pareils , ne contiennent point de lois civiles, mais des préceptes religieux. Voyez lettres iiif. quatotzicme recueil. Lit)-. VI. CHap. 11. Ï5Y Toutes les occalîons ans l-es monarchies , les juges prennent h mârtiere des arbitres; ils délibèrent eniemble, its fe eommimiquênt leurs peniées, ils fe concilient ; on modilie ion avis, pour le tendre canforme à ce- lui d'un autre ; les avis les moins nom- breux lont rappelles a^ix deux plus grands. Cela n'eft point de la nature de hù fépiîbiique. A Rome, & dan^ les villes Grecques, les juges ne fe communi- duoient point : chacun donnoit ion avis d'une de ces trois manières , Tabfous , G vj 156 De l'esprit des Lois, je condamne , // ne. m& paroic pas (ji) : c*ef{:- que le peuple jugeoit , ou étoit cenfd juger. Mais le peuple n'eft pas jurif^ coniiilte , toutes ces modifications & tempéramens des arbitres ne font pas pour lui; il faut lui préfenter un feul objet, un fait & un feul fait , & qu'il n'ait qu'à voir s'il doit condamner , al> foudre, ou remettre le jugement. , Les Romains , à l'exemple des Grecs , introduifirent des formules d'adl^ions , (^) & établirent la nécelTité de diriger chaque affaire par l'aftion qui lui étoit propre. Cela étoit néceffaire dans leur manière de juger; il falloit fixer l'état de la queftion , pour que le peuple l'eut toujours devant les yeux. Autrement, dans le cours d'une grande affaire , cet état de la queifion changeroit conti- nuellement, & on ne le reconnoîîroit plus. De-là il fuivoit que les juges , chez les Romains, n'accordoient que la de- mande précjfe , fans rien augmenter , diminuer ni modifier. Mais les préteurs^ imaginèrent d'autres formules d'a£li9ns_ ( a ) Non litjuet. ( b ) Ç)tias acliones ne poputus prout vdUt infiitutntt. ctrtas foUmnefque ejfc yoluerunt.Le^. 2. §. 6. digeft» de ofjg. jar. ,hîv. VI. Chap. IV. 157 qu'on appella de bonne fol (a) , oii la ma- nière de prononcer étoit plus dans la difpofition du juge. Ceci étoit plus con- forme à l'elprit de la monarchie. Au/îi les jurifconlultes François difent-ils: En France (b) toutes les actions font di bonne foi. (fl) Dans lefquelles on mettoit ces mots : ix boni fidi. . (b) On y condamne aux dépens celui-là même à qui on demande plus qu'il ne doit , s'il n'a offert & coa- figné ce qu'il doit. CHAPITRE V. Dans quels gouvernemens le Souverain peut être juge, "achiavel (a) attribue la perte de la liberté de Florence à ce que le peuple ne jugeoit pas en corps , comme à Rome , des crimes de lefc- majeflé commis, contre lui. Il y avoit pour cela huit juges établis : Mais, dit Machiavel , peu font corrompus par peu.> J'adopterois bien la maxime de ce grand homme : mais comme dans ces cas l'intérêt politique force, pour ainii dire î • ■ ■ . ;' ■ * {a) Dlfcours fur la première de'cade de Tite-Livf§ Hv. 1. chap. VII. «^3 De l'esprit des Lois, l'intérêt civil, (car c'eft toujours un in* convénient,queie peuple juge lui-même ies ofFenles;) il faut , pour y remédier^ que les lois pourvoient autant qu'il eu en elles à la fureté des particuliers. Dans cette idée , les. légiflateurs de Rome firent deux chofes; ils permirent auxaccufés de s'exiler (^) avant le juge- ment (/») : & ils voulurent que les biens des condamnés fulTent conlacrés, pour que le peuple n'en eut pas la con^fca- tion. On verra dans le livre XI les au- tres limitations que Ton mit à la puif^ fance que le peuple avoit de juger. Solon fut bien prévenir l'abus que le peuple pourroit faire de fa piuffance dans le ji.igemcnt à^?> crimes: il voulut que l'Aréopage revît l'affaire ; que,, sll croyoit l'acculé injullemenî abîbus (e), il i'accufât de no-uveau devant le peu- ple; que, s'il le croyoit injuHement condamné (^) , il arrêtât l'exécution , ÔC lui fit rejuger l'afiaire : Loi admirable, (*) Cela eft bien expliqué disns rôrdifon de Cicéiroii jpro C<£vinna. , k- la fin. (b) C'etoit une loi d'Athènes, Comme il jjaroît pai Démojïhcne. Socrate refufa de s'en fèrvir. ( c ) Démofthene , fur la couronne , pag. 494» ^dit* de Francfort , de l'an 1604. {d) Voyez Pkilpjirsn, vie des fophiftes, Uv. i* vit ë'Efchuies, Liv. VI. Chap. V. i?^ qui foumettoit le peuple à la cenfure de la magiftrature qu'il refpedtoit le plus, & à la Tienne même ! Il fera bon de mettre quelque len- teur dans des affaires pareilles, fur-tout du moment que l'accuié fera prifon- nier, afin que le peuple puiffe fe calmer & juger de fang froid. Dans les états def]30tiques , le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies : la conftitution feroir détruite ; les pouvoirs intermédiaires dépendans , anéantis ; on verroit ceflér toutes les formalités des jugemens; la crainte s'erapareroit de tous leiefprits; on verroit la pâleur lur taus les viia* ges; plus de contiance,plus d'honneur, plus d'amour, plus de fureté, plus de monarchie. Voici d'autres réflexions. Dans les états monarchiques, le prince efl: la partie qui pourlu-ît les acculés , & les lait punir ou abfoudre ; s'il jugeoit lui- Hiême, il feroit le juge &c la partie. Dans ces mêmes états , le prince a fouvent les confifcations ; s'il jugeoit; les crimes , il feroit encore le juge &C h partie. ^ ^ ■:-s:x\\ De plus, ilperdroit le pkisbel atïyriiaitt i6o Dé l'esprit DES Lois, de fa fouveraineté , qui efl celui de faira grâce (^) : il ferait infenlé qu'il fît & défit fes jugemens : il ne voudroit pas être en contradidion avec lui-même. Outre que cela confondroit toutes les idées , on ne fauroit fi un homme fe- roit abfous ou s'il recevroit fa grâce. Lorfque Louis XIII voulut être juge dans le procès du duc de la Valette (^), & qu'il appella, pour cela, dans fou cabinet quelques officiers du parlement & quelques confeillers d'état; le roi les ayant forcés d'opiner fur le décret de prile de corps , le préUdent de BdUvre dit : « Qu'il voyoit dans cette affaire une » chofe étrange, un prince opiner au » procès d'un de fes fujets ; que les rois » ne s'étoient réiervé que les grâces, & » qu'ils renvoyoient les condamnations »vers leurs officiers. Et votre majefté » voudroit bien voir fur la feîlette un » homme devant elle, qui, par fonjuge- V ment, iroit dans une heure à la mort \ » Que la face du prince, qui porte les , ( a ) Platon r.c penfe pas que les rois , qui font i dit-il, prêtres, puiiTsnt affilier au jugement où l'on ci>ndarnne à h. mort,' a l'exil, à la prifon. {b) Voyez la relation du procès fait à M. le dvic de la Valette. ,EUe eft imprimée daiîS les ûlémoifes à^ S/lontrifo'r, XÇïai\\,'f2^^(iX»~ Lîv, Vî. Chaî>. V, i6i 1^ grâces, ne peut foutenir cela; que fa » vue feule levoit les interdits des égli- » fes ; qu'on ne devoit fortir que con- » ttnt de devant le prince. » Lori'qu'ori jugea le fond, le même préfident dit dans fon avis: «Cela ell un jugement •» fans exemple , voire contre tous les >> exemples du palTé jufqu'à huy , qu'un >> Roi de France ait condamné en qua- » lité de juge , par fon avis , un gentil- w homme à mort (a). » Les jugemens rendus par le prince ,' feroient une fource intarillable d'injufli- ces & d'abus ; les courtifans extorque-^ Toient, par leur importunité, fes juge-f mens. Quelques empereurs Romains eurent la fureur de juger ; nuls règnes n'étonnèrent plus l'univers par leurs injiiftices. « Claude 5 dit Tacite (Jy) , ayant attiré ») à lui le jvigement des affaires & les » fondions des magiftrats , donna occa- » fion à toutes fortes de rapines. » Aufîi Néron ^ parvenant à l'empire après Clau- de , voulant fe concilier les efprits , dé- clara-il : « Qu'il fe garderoit bien d'être {a) Cela fut changé dans la fuite. Voyez la même relation. {h) Annal, liv. XI. ^6i De l'esprit des Lois, »> le juge de toutes les affaires , pour V que les accufateurs & les acculés, » dans les murs d'un palais , ne fuffent » pas expofés à Tunique pouvoir de » quelques affranchis (a). » Sous le règne d'Arcadius, ^// Zoii- » me (/>), la nation des calomniateurs fe » répandit, entoura la cour, & l'infefta. » Lorsqu'un homme étoit mort , on fup- » pofoit qu'il n'avoit point laiffé d'en- » fans (c); on donnoit fes biens par un f> refcrit. Car comme le prince étoit V étrangement ftupide , &: l'impératrice » entreprenante à l'excès , elle fervoit »> l'infatiable avarice de fes domeftiques » &C de fes confidentes; de forte que, » pour les gens modérés , il n'y avoit 9> rien de plu-s déiirable que la mort. M 11 y avoit autrefois , dit Procopc (i), » fort peu de gens à la cour : mais fous »Juflinicn^ comme les juges n'avoient » plus la liberté de rendre juftice, leurs » tribunaux étoient déferts , tandis que » le palais du prince retentiffoit des cla- » meurs des parties qui y follicitoient » leurs affaires. » Tout le monde fait (a) Ihid. liv. XIII. (if.) Hid. liv. V. (c) Même défordre fous Thîodofe le jeune, (J) Hiftoire Tecrette. a I Liv. VI. Chap. V. 165 ?1' tomment on y vendoit les jugemens 6c Ji même les lois. *^ Les lois font les yeux du prince ; il " ' voit par elles ce qu'il ne pourroit pas voir fans elles. Veut-il faire la fondion 'f des tribunaux ? Il travaille non pas pour lui , mais pour les fédudeurs contre lui. j^* I . I ■ Il ■"' I '■■ CHAPITRE VI. Que dans la monarchie les minijires ne doivent pas juger» C'est encore un grand inconvénient danslamonarchie,que les minières du prince jugent eux-mêmes les affaires contentieufes. Nous voyons encore au- jourd'hui des états où il y a des juges fans nombre pour décider les affaires fifcales, & 011 les miniftres , qui le croiroit I veu- lent encore les juger. Les réflexions viennent en foule;je ne ferai que celle-ci. Il y a par la nature des chofes , une ef- pece de contradiction entre le confeil du monarque & de fes tribunaux. Le confeil A^s rois doit être compofé de peu de perfonnes,&lestribunauxdejudicature en demandent beaucoup. La raifon ea eft que dans le premier, on doit prendre les affaires avec une certaine palfion , t64 De l'esppvIt des Lots, & les fuivre de même ; ce qu'on ne peut guère efpérer que de quatre ou cinq hommes qui en font leur affaire. Il faut au contraire des tribunaux de judicature de fang froid , & à qui toutes les affaires foient en quelque façon indifférentes. CHAPITRE VII. Du mapjlrat unique. N tel magiffrat ne peut avoir lieu que dans le gouvernement defpo- tique. On voit dans l'hiiloire Romaine, à quel point un juge unique peut abufer de fon pouvoir. Comment Appïus , fur fon tribunal , n'auroit-il pas mépriféles lois, puifqu'il viola même celle qu'il avoit faite {a) ? Tiu-Live, nous apprend l'inique diftinûion du décemvir. Il avoit apoflé un homme qui réclamoit devant lui Vir^inh comme fon efclave ; les pa- rens de Virginie lui demandèrent qu'en vertu de la loi on la leur remît jufqu'au jugement définitif. Il déclara que fa loi n'avolt été faite qu'en faveur du père ; ^ que Virginius étant abfent , elle ne pouvoit avoir d'application (/^). (a) Voyez la loi II. §. 24. fF. ai orig. jur. { b )_$"''^ p.ner puelU abejfet , locum injuria ejft Fjtus, lue-Live, décade I. hv. III, Lîv. VI. Chap. VIII. 165 CHAPITRE VIII. litj DiS accufadons dans les divers gouvcF- nemens. ARome(<2), il étoit permis à un ci- toyen d'en accufer un autre ; cela étoit établi félon l'efprit de la républi- Cjue, oii chaque citoyen doit avoir pour le bien public un zèle fans bornes , 011 chaque citoyen eO: cenfé tenir tous les )j| droits de la patrie dans iç:s mains. On jj fuivit fous les empereurs les maximes de la république ; & d'abord on vit pa- roître un genre d'hommes funefles , une troupe de délateurs. Quiconque avoit bien des vices & bien des talens , une aine bien baffe & un efprit ambitieux, cherchoit un criminel dont la condam- nation put plaire au prince ; c'étoit la voie pour aller aux honneurs & à la fortune (/>) , chofe que nous ne voyons point parmi nous. Nous avons aujourd'hui une loi admi- rable ; c'ell celle qui veut que le prince établi pour faire exécuter les lois , pré- pofe un officier dans chaque tribunal, {4) Et dans bien d'autres cités. ( h ) Voyez dans Taciti les récompenfes accordées à fes délateurs. i66 De l'esprit des Lois, pour poiirfuivre en (on nom tous les crimes : de l'orte que la fondion des dé- lateurs eu. inconnue parmi nous ; & fi ce vengeur public étoit foupçonné d'a- bufer de fon miniflere , on l'obligeroit de nommer fon dénonciateur. Dans les lois de Platon (^z) , ceux qui négligent d'avertirles magiftrats , ou de leur donner du fecours , doivent être punis. Cela ne conviendroit point au- jourd'hui. La partie publique veille pour les citoyens; elle agit, & ils font tranquilles. CHAPITRE IX. De la fcvéritc des peines dans les divers gouvernemens. LA févérité des peines convient mieux au gouvernement defpoti- cjue , dont le principe eu la terreur, qu'a la monarchie & à la république , qui ont pour reffort l'honneur & la vertu. Dans les états modérés , l'amour de la patrie, la honte & la crainte du blâme, îbnt des motifs réprimans , qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande (a) Liv. IX. Liv. VI. Chap. IX. i^i peine d'une mauvaise aâ:ion , fera d'en être convaincu. Les lois civiles y corri- geront donc plus aifément , & n'auront ;. pas befbin de tant de force. jl Dans ces états, un bon légifl^teur s'attachera moins à punir les crimes^ qu'à les prévenir; il s'appliquera plus à donner des mœurs, qu'à infliger des fupplices. C'eft une remarque perpétuelle des auteurs Chinois {à) , que plus dans leur empire on voyoit augmenter les fuppli- ces, plus la révolution étoit prochaine. . C'efl qu'on augmentoit les fupplices à mefure qu'on manquoit de mœurs. Il feroit aifé de prouver que, dans tous ou prefque tous les états d'Europe , les peines ont diminué ou augmenté à mefure qu'on s'eft plus approché ou 1)2 plus éloigné de la liberté. Dans les pays defpotiques , on eil ii )i malheureux, que l'on y craint plus la "'' mort qu'on ne regrette la vie ; les fup- plices y doivent donc être plus rigou- reux. Dans les états modérés, on craint plus de perdre la vie qu'on ne redoutç f (") Je fsra» voir dans la fuite que la Chine , à cet égard , eft dans le cas d'une république , ou d'une isnonatchie. r6S De l'esprit des Lois, la mort en elle-même ; les fiipplices qui otent fimplement la vie y font donc fofiiians. Les homm.es extrêmement heureux,. & les hommes extrêmement malheu- reux, font également portés à la dureté; témoins les moines & les conquérans. Il n'y a que la médiocrité 6c le mélange de la bonne 6c de la mauvaife fortune, qui donnent de la douceur & de la pitié. Ce que Ton voit dans les hommes en particulier, fe trouve dans les diverfes nations. Chez les peuples fauvages qui mènent une vie très-dure , & chez les peuples des gouvernemens defpotiques oîi il n'y a qu'un homme exorbitam- ment favorifé de la fortune , tandis que tout le refte en eft outragé , on eil éga- lement cruel. La douceur règne dans les gouvernemens modérés. Lorfque nous lifons dans les hiftol- res les exemples de la jullice atroce des fultans , nous fentons avec une el- pece de douleur les maux de la nature humaine. Dans les gouvernemens modérés, tout pour un bon légiflateur , peut fer- y'xr à former des peines.N'efl-il pas bien extraordinaire Liv, VI. Chap. IX. 169 extraordinaire qu'à Spam , une des principales fût xle ne pouvoir prêter {3. femme à un autre , ni recevoir celle d'un autre , de n'être jamais dans fa maifon qu'avec des vierges ? En un mot , tout ce que la loi appelle une peine, efl effectivement une peine. CHAPITRE X, Dis anciennes lois françoijès. C'est bien dans les anciennes lois françoifes que l'on trouve l'efprit de la monarchie. Dans le cas ou il s'agit de peines pécuniaires , les non-nobles "font moins punis que les nobles (^2), C'eft tout le contraire dans les cri- mes (i^) ; le noble perd l'honneur & réponie en cour , pendant que le vi- lain qui n'a point d'honneur eft puni en ion corps, (a) « Si comme pour brîfer un arrêt, les non- « nobles doivent une amende de quarante fous , & >» les nobles de foixaute livres >». Somme rurale . liv. II. pag. 198. cdit. got. de l'an ifi2; ôç Beaur manoir, chap. 6i. pag. 509. (i) Voyez le confeil de Pierre Disfontaina j chap. Xlll. fur- tout l'art, xz. Tome I, H Ï70 De l*esprït des Loïs, CHAPITRE XI. Q^ue lorfquun peuple ejl vertueux , // faut peu de peines. LE peuple Romain avoit de la pro- bité. Cette probité eut tant de force , que fouvent le légillateur n'eut heloin que de lui montrer le bien pour le lui faire luivre ; il fembloit qu'au lieu d'ordonnances , il iuffilbit de lui donner des confeils. Les peines des lois royales & celles des lois des douze tables furent prefque toutes ôtées dans la république, foit par une fuite de la loi VaUrknne (^), îbit par une conféquence de la loi Por- 'çïe (/»). On ne remarqua pas que la ré- publique en fut plus mal réglée , & il n'en réfulta aucune léfion de police. Cette loi Valérienne , qui défendoit mix magiftrats toute voie de fait contre (a) Elle fut faite par Vahrlus Puhlicola , bientôt après l'expulfion des rois ; elle fut renoiivellée deux fois, toujours par des magifîrats de la même famille» «cijime le dit Tite-Live , liv. X. Il n'^toit pas qiiel- îion de lui donner plus de force , mais d'en perfec- tionner les difpcfitions. Diligentius fanBum , dit ,Tit£rLive, ibid. . . ^ f (f) ■£« Porcin pro tergo civium lata ; elle fut faite jSn 4J4 d& la fondatign dé R.ome. Liv. VL Chap. XIÎ. 171 «n citoyen qui avoit appelle au peuple , n'infligeoitàceluiquiycontreyiendroit, que la peine d'être réputé méchant {a), tN , „^ — I I in CHAPITRE XII. I?e la puijjancc des peines. L'expérience a fait remarquer que dans les pays 011 les peines font douces, l'efprit du citoyen eneftfrappé, comme il l'eft ailleurs par les grandes. Quelqu'inconvénient fe fait-il iéntir dans un état? un gouvernement violent veut foudain le corriger; & au lieu de fonger à faire exécuter les anciennes lois, on établit une peine cruelle qui arrête le mal fur le champ. Mais on ufe le reffort du gouvernement ; l'imagina- tion fe fait à cette grande peine , com- me elle s'étoît faite à la moindre ; 6c comme on diminue la crainte pour celle- ci , l'on e(l bientôt forcé d'établirr l'autre dans tous les cas. Les vols fur les grands chemins étoient communs dans quel- ques états ; on voulut les arrêter : on inventa le fupplice de la roue , qui les fufperfdit pendant quelque temps. ( a ) Nihil ultra quàm improhè faclum adjecit , Tite^ Livc. H ij 172. De l'esprît des Lois," Depuis ce temps , on a volé commç auparavant fur les grands chemins. De nos jours, la défertion fut très- fréquente ; on établit la peine de mort contre les déferteurs , & la défertion n'ell pas diminuée. La raifon en efl bien naturelle : un foldat accoutumé tous les jours à expofer fa vie , en méprife ou fe flatte d'en méprifer le danger. Il efl: tous les jours accoutumé k craindre la honte ; il falloit donc laifTer une peine (^) qui faifoit porter une flétriffure pendant la vie ; on a prétendu augmenter la peine, &C on l'a réellement diminuée. Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes ; on doit être ména- ger des moyens que la nature nous don- ne pour les Gociduire. Qu'on examine la caufe de tous les relâchemens , on verra qu'elle vient de l'impunité des crimes , & aon pas çle la modération des peines. SuivQns la nature, qui a donné aux homme^S: la honte comme leur fléau ; & que la plus grande partie de la peine, foit l'infamie de la foutfrir. Que s'il fe trouve des pays oii la honte ne foit pas une fuite du fupplice, {a) On , fendoit le nez , on çoupoit les oreilles» LiV. Vî. Chap. XIL 173 cela vient de la tyrannie , qui a infligé les mêmes peines a^ix fcélërats & aux gens de bien. Et fi vous en voyez d'autres , oii les hommes ne font retenus que par des fupplîces cruels , comptez encore que cela vient en grande partie de la vio- lence du gouvernement , qui a employé ces lupplices pour des fautes légères. Souvent un légifiateur , qui veut corriger un mal , ne fonge qu'à cette correftion ; {es yeux font ouverts fur cet objet, & fermés fur les inconvé- niens. Lorfque le mal eii; une fois cor- rigé, on ne voit plus que la dureté du légifiateur : mais il refle un vice dans l'état que cette dureté a produit ; les ef^ prits font corrompus , ils fe font accou' tumés au def[Dotifme. Lyfandre (^a) tLjmjt remporté la vic- toire fur les Athéniens , on jugea les prifonniers ; on accufa les Athéniens d'avoir précipité tous les captifs de deux galères , & réfolu en pleine afTem*- blée de couper le poing aux prifonniers qu'ils feroient. Ils furent tous égorgés ,, excepté Ady mante ^ qui s^etoiit oppofé à ce décret. Lyfandre. reprocha à Pki-'. (^a) Xsnophon , Lift. liv. IL H iii Ï74 r^E l'esprit des Lois,' /ocVà^, avant de le faire mourir, qu'il avoit dépravé les efprits , & fait des leçons de cruauté à toute la Grèce. « Les Argiens , dit Plutarqui (^a^ , » ayant fait mourir quinze cens de leurs » citoyen^, les Athéniensfirentapporter » les lacrifices d'expiation , afin qu'il » plût aux dieux de détourner du cœur » des Athéniens une fi cruelle penlee. » Il y a deux genres de corruption ; l'un , lorfque le peuple n'obferve point les lois; l'autre, loriqu'il efl corrompu par les lois : mal incurable , parce qu'il ti\ dans le remède même. (a) (Suvres morales , de ceux qui manient Iti tffaircs d'éut. CHAPITRE XIII. Impuijfance des lois Japonoifcs, LES peines outrées peuvent corrom- pre le defpatifme même. Jetons les yeux fur le Japon.- On y punit de mort prefque tous les crimes (^) , parce que la défobéiffance à un fi grand empereur que celui du Japon , eil un crime énorme. Il n'ell: pas {b) Voyez Kempfcr. Liv. VI. CttAp. xnr. 17$ ■qtieftlon de corriger le coupable , mais de venger le prince. Ces idées font tH rées de la fervitude , &C viennent fur-tou^ de ce que l'empereur étant propriétaire de tous les biens , prefque tous les crimes fe font directement contre fes intérêts. On punit de mort les menfonges qui fe font devant les magiilrats (^) ; chofe contraire à la défenfe naturelle. Ce qui n'a point l'apparence d'un crime , ell la févérement puni ; par exemple , un homme quii hafarde de l'argent au jeu , efl puni de mort. Ilefcvrai que le caradere étonnant de ce peuple opiniâtre , capricieux , déter- miné , bizarre , & qui brave tous les pé- rils & tous les malheurs, femble à la première vue abfoudre fes législateurs de l'atrocité de leurs lois. Mais des gens qui naturellement méritent la mort , 6c qui s'ouvrent le ventre pour la moin- dre fimtaifie , font-ils corrigés ou arrê- tés par la vue continuelle des fupplices } & ne s'y familiarifent-ils pas ? Les relations nous difent, aufujet de l'éducation des Japonois , qu'il faut trai- ( * ) Recueil des voyages qui ont fervi à rfitablif- fement de la Compagnie des Indes , tome III. part. 2. pag. 42S. H iv Iiy6 De l'esprit des Lois, ttr les enfans avec douceur, parce qu'ils s'obftinent contre les peines ; que les efclaves ne doivent point être trop^ rudement traités , parce qu'ils fe met-- tent d'abord en défenfe. Par l'efprit qm" doit régner dans le govivernement do- meflique, n'auroit-on pas pu juger de celui qu'on devoit porter dans le gou- vernement politique & civil ? Un légiflateur iage auroit cherché à ramener les efprits par un jufte tempé- rament des peines & des récompenfes ;■ par des maximes de philofophie, de îTiorale & de religion afforties à ces caractères ; par la jufte application des legles de l'honneur; par le fupplice de la honte ; par la jouiiTance d'un bon- heur conftant &C d'une douce tranquil- lité.. Et s'il avoit craint que les efprits, accoutumés à n'être arrêtés que par ime peine cruelle , ne puffent plus l'être par une plus douce, il auroit agi (^) a'une manière fourde & inienfible ; il auroit dans^les cas particuliers les plus- graciables modéré la peine du crime , jurqu'à ce qu'il eût pu parvenir à la' modifier dans tous les cas. (^b) Remarquez bien ceci comme une maxime do pratique ', dans les cas où les esprits ont été gâte's par. des peines U&p rigouieulâs. , Liv. Vï. Chap. XîII. 177 Mais le defpotifme ne connoît point ces refîbrts ; il ne mené pas par ces voies; il peut abiifer de lui, mais c'eft tout ce qu'il peut faire : au Japon il a fait un effort, il eu. devenu plus cruel que lui-même. Des âmes par-tout eirarouchées Sc rendues plus atroces , n'ont pu être con" duites que par une atrocité plus grande. Voilà l'origine , voilà l'efprit des lois du Japon. Mais elles ont eu plus de fu- reur que de force. Elles ont réulîi à dé- truire le chriftianifme ; mais des efforts fi inouis font une preuve de leur im- puiffance. Elles ont voulu établir une bonne police , &C leur foibleffe a paru encore mieux. Il faut lire la relation de l'entrevue de l'empereur de du deyro à Meaco (a). Le nombre de ceux qui y furent étouffés , ou tués par des garnemens , fut in- croyable; on enleva les jeunes filles & les garçons ; on les retrou voit tous les jours expoiés dans des lieux publics à des heures indues , tous nuds , confus dans des facs de toile, afin qu'ils ne con- nulTent pas les lieux par où ils avoient ( j ) Recueil des voyages qui ont fervi à l'établiffe-- ment de la Compagnie des Indes , tome V, p. % H V îyS De l'esprit des Lors; paffé ; on vola tout ce qu'on voulut ; on fendit le ventre à des chevaux pour faire tomber ceux qui les montoient ; on renverla des voitures pour dépouil- ler les dames. Les HoUandois à qui l'on dit qu'ils ne pouvoient paffer la nuit fur des échafauds , fans être affalTmés , en defcendirent, ôcc. Je paflerai vite fur un autre trait» L'empereur adonne à des plaifirs in- fâmes , ne fe marioit point ; il couroit rifque de mourir fans fuccefleur. Le deyro lui envoya deux filles très-belles. Il en époufa une par refpeft , mais il n'eut aucun commerce avec elle. Sa nourrice fît chercher les plus belles femmes de l'empire; tout étoit inutile rlafiile d'un armurier étonna fon goût {a) ; il fe dé- termina , il en eut un fils. Les dames de la cour , indignées de ce qu'il leur avoit préféré une perfonne d'une fi baffe nait- fan ce , étouiferen-î l'enfant. Ce crime fut caché à l'empereur , il auroit verfé un; torrent de fang. L'atrocité des lois en empêche donc l'exécution. Lorfque 11 peine efl fans mefure, on eft fouvent obligé de lui préférer rimpuniïé* s Liv. Vï. Chap. XïV. 179 CHAPITRE XIV. De, Vcfprït du final de, Rome, ous le confulat d'Aciliiis Glabrio &! de Pifon , on fit la loi Acil'ia {a) pour arrêter les brigues. Dion dit {b) que le fénat engagea les confuls à la propo- fer, parce que le tribun C. Cornélius avoit réfolu de faire établir des peines terribles contre ce crime , à quoi le peuple étoit fort porté. Le fénat pen- foit que des peines immodérées jette- roient bien la terreur dans les efprits ; mais qu'elles auroient cet effet , qu'on n€ trouveroit plus perfonne pour accu- fer , ni pour condamner ; au lieu qu'en propofant des peines modiques , on au- roit des juges & des accufateurs. (a) Les coupables étoient condamnés à une amende; ils ne puuvoient plus être admis dans l'ordre des fena- teurs & nommés à aucune magiftrature ; Dion , liy, XXXVI. (b) Ihld, '^to^^ rs* H vj i,8o De l'esprit des Lois, C H A^P I T R E XV: JDcs lois des Romains à riflard des peincsi. JE métro iive fortdians mes maximes, lorfqiie j'ai pour moi les Romains ; &: je crois que les peines tiennent à là nature du gouvernement , lorfque je vois ce grand peuple changer à cet égard de lois civiles , à mellir.e qu'il changeoit de lois politiques.. Les lois royales , faites pour un peu- ple compofé de fugitifs , d'efclaves & ^e brigands , furent très-féveres. L'ef- prit de la république auroit demande que les décemvirs n'euffent pas mis ces 3ois dans leurs douze tables ; mais des gens qui afpiroient à la tyrannie, n'a- voient garde de fuivre l'efprit de la république. Tiurlive (a) dit , fur le fupplice de Métius Suifetius , di^lateur d'Albe , qui £it condamné par TuUus Hoflilius à. être tiré par deux chariots , que ce fut le premier & le dernier fupplice où l'on témoigna avoir perdu la mémoire, de (>) Ijyre î^. Liv. VI. Chap. XV. i8ï rbiinianité. Il fe trompe : la loi des douze tables eft pleine de difpofitions très-cruelles (^). Celle qui découvre le mieux le def*- fein des décemvirs , efl la peine capi'- tale prononcée contre les auteurs des libelles & les poètes. Cela n'efi: guère du génie de la république , oii le peuple aime à voir les grands humiliés. Mais des gens qui vouloient renverfer la li- berté , craignoient des écrits qui pou- voient rappeller l'efprit de la liberté (^). Après l'expulfion des décemvirs, prefque toutes les lois qui avoient fixé les peines furent ôtées. On ne les abro- gea pas expreflément : mais la loi Porcia ayant défendu de mettre à mort un ci- toyen Romain , elles n'eurent plus d'ap- plication. Voilà le temps auquel on peut rap- porter ce que Tiie-Live (c) dit des Roi- mains , que jamais peuple n'a plus aimé la monération des peines. Que fi l'on ajoute à la douceur des (a) On y trouve lé fupplice du feu , des peines prefque toujours capifales , le vol puni de mort , &c. (b) Sylld , animé du même efprit que les décem- virs, augmenta comme eux le^ peines contre les^ écrivains fatirique>s« ^c) Livie, !• i8i De l'esprit des Lois^ peines, le droit qu'avoit un accule de le retirer avant le jugement, on verra bien que les Romains avoient lliivi cet efprit que j'ai dit être naturel à la répu- blique. Sylla , qui confondit la tyrannie , l'a- narchie & la liberté , fit les lois Cornl- iunncs. Il fembla ne faire des régiemens que pour établir des crimes. Ainfi qu'a- lifiant une infinité d'adlions du nom de meurtre , il trouva par-tout des meur- triers , & par ime pratique qui ne fut que trop fuivie , il tendit des pièges , iéma des épines , ouvrit des abymes fur le chemin de tous les citoyens. Prefque toutes les lois de Sylla ne portoient que l'interdidion de l'eau & à\\ feu.Ccfaryajoutalaconfilcation des biens (a) , parce que les riches gardant dans l'exil leur patrimoine , ils éîoient plus hardis à commettre des crimes. Les empereurs ayant établi un gou- vernement militaire , ils fentirent bien- tôt qu'il n'étoit pas moins terrible con- tr'eux que contre les fujets ; ils cher- chèrent à le tempérer; ils crurent avoir (a) Panas facinorum aux it , cùm locupletis eb fad- liiis fceUre fc obligartnt , quod integris patriminiis cxularuit, Suétor.e , in Julio Çz-fan., Liv. VI. Cmap. XV. i! befoin des dignités 6c du refpewt qu'on avoit pour elles. On s'approcha un peu de la monar- chie , & Fon divifa les peines en trois claffes (rt) ; celles qui regardoient les premières perlonnes de l'état (^), &C qui étoient allez douces ; celles qu'on infligeoit aux perfonnes d'un rang (c) inférieur , & qui étoient plus féveres ; enfin celles qui ne concernoient que les conditions baffes (^) , ôc qui furent les plus rigoureufes. Le féroce & infenfé Maximin irrita pour ainfi dire le gouvernement mili- taire qu'il auroil fallu adoucir. Le lénat apprenoit,ditCapitolin (e) , que les uns avoient été mis en croix, & les autres expofés aux bé les , ou enfermés dans des peaux de bêtes récemment tuées , fans aucun égard pour les dignités. Il fem- bloit vouloir exercer la difcipline mili- taire, fur le modèle de laquelle il pré- tendoit régler les affaires civiles. (a) Voyez la loi 3. §. hgis ed leg. Cornel. de fie f riis , & un très-grand nombie d'autres au digefte & au code. "'■ ( b ) Suhl'imiorcs. (c) Médias. (d) Infimoi. Leg. 3. §. Ugis ad le^. Corncll, dâ ficari's. (c) Jul. Cap. Alûximini duo» 184 E)e l'esprit des Lois, On trouvera dans les Conji aérations fur la grandeur des Rorjîains & leur déca- denu , comment Conftantin changea le defpotifme militaire en un defpotifme militaire & civil , & s'approcha de la monarchie. On y peut fuivre les diverfes révolutions de cet état ; & voir com- ment on y païïa de la rigueur à l'indo- lence , & de l'indolence à l'impunité. CHAPITRE XVI. De la jujîe proportion des peines avec le crime, IL efl: effentlel que les peines ayent de l'harmonie entr'elles , parce qu'il ell effentiel que l'on évite plutôt un grand crime qu'un moindre ; ce qui attaque plus la fociété , que ce qui là choque moins. >^ Un impofleur (a) , qui fe difoit Conf >» tantin Ducas , fuicita un grand foule- » vement à Conllantinople. Il fut pris » & condamné au fouet ; mais ayant » accufé des perfonnes confidérables , >> il iai condamné , comme, calomnia- "» leur, à être briilé ». Il eil iingulier (a) Hifloire de Nicéphore , patriarche de Conf; tantinople. lïv. VI. chap. xvr. ï^t ■qu'on eût ainfi proportionné les peines entre le crime de lefe-majefté & celui de calomnie. Cela fait fouvenir d'un mot de Charles II, roi d'Angleterre. Il vit en paffant un homme au pilori : il demanda pourquoi il étoit là. Sire , lui dit-on , ccjl parce qu'il a fait des libelles contre vos minijlres. Le grand fot ^ dit le roi, que ne. les écrivoit-il contre moi ? on ne lui auroic rien fait, « Soixante-dix perfonnes confpirerent » contre l'empereur Bafile (a) ; il les fît » fuftiger ; on leur brûla les cheveux &: « le poil. \]ïï cerf l'ayant pris avec fon » bois par la ceinture , quelqu'un de fa » fuite tira Çoa ëpée , coupa fa ceinture, » & le délivra. Il lui fit trancher la tête , » parce qu'il avoit , difoitil , tiré l'épée » contre lui». Qui pourroit penfer que fous le même prince ont eût rendu ces^ deux jugemens ? C'eil un grand mal parmi nous de faire fubir la même peine à celui qui vole fur un grand chemin , & à celui qui vole & afTamne.Il eflvifible , que pour la fureté publique , ilfaudroit mettre quelque différence dans la peine ^a\ Ldera , ibid.. î86 De l'esprit î)Es Lois; A la Chine, les voleurs cruels font coupés en morceaux (^) , les autres non : cette dilTérence fait que l'on y vole; mais que l'on n'y alTaiïîne pas. En Mofiovie , où la peine des voleurs &C celle des aiTafTms ibnt les mêmes, on affaffine ( i» ) toujours. Les morts , y dit- on , ne racontent rien. Quand il n'y a point de différence dans la peine , il faut en mettre dans l'efpcrance de la grâce. En Angleterre, on n'aiTalTme point, parce que les vo- leurs peuvent efpérer d'être tranfportés dans les colonies , non pas les alîaffins. C'eft un grand reiTort des gouverne- mens modérés , que les lettres de grâce. Ce pouvoir que le prince a de pardon- ner, exécuté avec fageffe , peut avoir d'admirables effets. Le principe du gou- vernement defpotique , qui ne pardonne pas , & à qui on ne pardonne jamais ^ le prive de ces avantages. (a) Du Halde , tom. 1. p. 6. (h) État prélent de la grande Ruffie , par Pirry. Lîv. VI. Chap. XVII. 1^7 CHAPITRE XVII. De la torture ou quejîion contre, les criminels, PARCE QUE les hommes font më- chans , la loi eil: obligée de les fiip- pofer meilleurs qu'ils ne font. Ainfi la dépofition de deux témoins fuffit dans la punition de tous les crimes. La loi les croit, comme s'ils parloient par la bou- che de la vérité. L'on juge aum que tout enfant conçu pendant le mariage , eft légitime : la loi a confiance en la mère , comme fi elle étoit la pudicité même. Mais la quejîion contre les criminels n'ell pas dans un cas forcé comme ceux- ci. Nous voyons aujourd'hui une natiori (a) très-bien policée la rejeter fans in- convénient. Elle n'efl donc pas nécef- faire par la nature (^). (a) La nation Angloife. (b) Les citoyens d'Athènes ne pouvoicnt être mis à la queftion , ( Lyfias , orat. in Argorat. ) excepté dans le crime de lefe-majefté. On donnoit la quef- tion trente jours après la ccndarnnaûon , ( Curius For- tunacus , rethor. Jchol. lib. IL ) 11 n'y avoit pas de tjueftion préparatoire Quart aux Romains , la loi 5 éc 4 ad leg. Juliam majejî. fait voir que la naiflance * la dignité , la profeflion de la milice garantiffoient de la queftion , fi ce n'efi: dans le cas de crime de lefe- mjjefté. Voyez les fages reftriftions que les lois des Vifigoths mettoient à cette pratique. *ï88 De l*esprit des lôïs, Tant d'habiles gens & tant de beaiiX génies ont écrit contre cette pratique , 3 lie je n'ofe parler après eux. J'allois ire qu'elle pourroit convenir dans les gouvernemens defpotiques , oii tout ce qui inlpire la crainte entre plus dans les refforts du gouvernement : j'allois dire que les efclaves, chez les Grecs &chez les Romains Mais j'entends la voix de la nature cpi crie contre moi. CHAPITRE XVI II. Des peines pécuniaires , & des peines corporelles* o S pères les Germains n'admet- toient guère que des peines pécu- niaires. Ces hommes guerriers & libres eftimoient que leurfang ne devoit être verie que les armes à la main. Les Japo- inois {a) , au contraire ^ rejettent ces fortes de peines , fous prétexte que les gens riches éiuderoientla punition. Mais les gens riches ne craignent-ils pas de perdre leurs biens } les peines pécu- niaires ne peuvent-elles pas fe propor- (d) Voyez Kempfer, Liv. VI. Chap. XVïîL iSi tîonner aux fortunes ? Et enfin , ne peut- on pas joindre l'infamie à ces peines? Un bon légifîateur prend un jufte mi- lieu; il n'ordonne pas toujours des pei- nes pécuniaires , il n'inflige pas tou- jours des peines corporelles. ^ «M^^— ■— ■ ■■ — -^» I . I. — . ■ ■ - ■ I I ., ■ i ■ ■ il I— ... - - mm CHAPITRE XIX. I}e la loi du talion. LES états defpotiques qui aiment les lois fimples, ufent beaucoup de la loi du talion {a). Les états modérés la reçoivent quelquefois ; mais il y a cette différence , que les premiers la font exercer rigoureufement , & que les autres lui donnent prefque toujours des tempéramens. La loi des douze tables en admettoit deux ; elle ne condamnoit au talion que lorfqu'on n'avoit pu appaifer celui qui fe piaignoit (^). On pouvoit, après la condamnation , payer les dommages &c intérêts (c) , & la peine corporelle fe ConvertiiToit en peine pécuniaire (c/), ( (j ) Elle eft établie dans l'alcoran. Voyez le clia- piue di 11 vache. (b) Si memhrum rup'it , ni cum eo pacit , talio eftoi Aulugelle , liv. XX. chap. I, (0 Ibid. [d) Voyez aiifiî la \q\ des Wifigoths , Uy. VIj( fiï. 4. S« 3 ^ J» \^o De l'esprit des Lois, ■ iiaiji. nwL, Mv3Ï5. 63, 127. Dans la république de Platon Ça) , le lu}:e auroit pu fe calculer au juile. Il y avoit quatre lortes de 'cens établis. Le premier étoit précifement le terme oii fîniffoit la pauvreté , le fécond étoit double, le troifieme triple, le quatrième quadruple du premier. Dans le premier cens le luxe étoit ésral à zéro : il étoit és^al à un dans le fécond , a deux daî^^s le troifieme, à trois dans le quatrième ; & il fiiivoit ainfi la proportion arithmétique. En confidérant le luxe des divers peuples, \es uns à l'égard des autres , il eir dans chaque état en raiioii compoiee de l'inégalité des fortunes'Qùi eft entre (a) Le premier cens étoit le forf h e'i éditai re en terre; & Platon ne vouloit pas qu'on pût avoir en autres effets plus du triple du fart héréditaire. Yo-yei/et ^is , liv. IV. Li V. VÏL C H A p. I. 195 Îe5 citoyens , & de l'inégalité des ri- cheffes des divers états. En Pologne , par exemple, les fortunes font d'une inégalité extrême ; mais la pauvreté du total empêche qu'il n'y ait autant de luxe que dans un état plus riche. Le luxe e'à encore en proportion avec la grandeur des villes , 61 fur-tout de la capitale ; en forte qu'il eit en raifon comDolée des richeffes de l'état, de Tinégalité des fortunes des particuliers,- & du nombre d'hommes qu'on affem-^. ble dans de certains lieux. Plus il y a d'hommes enfemble , plus ils font vains & fentent naître en eux l'envie de fe fignaler par de petites cho- fes (iî). S'ils lont en fi grand nombre, que la plupart foient inconnus les uns aux autres, l'envie de fe diftinguer re- double, parce qu'il y a plus d'elpérance de réufîir. Le luxe donne cette efpé- rance ; chacun prend les marques de la condition qui précède la îienne. Mais à force de vouloir fe diilinguer,-tout (a) Dans une grande ville , dit l'auteur delsifchte des ahiillcs , toni. t. pag- 133. on s'habille au-d^ffus de fa qualité , pour être eftimé plus q'ii'on 'n'eft par la'^ multitude. C'eft un pbiiir poi:r \\n eTpclt foible , •pref'i'.i'auiri grand qus celui ds l'accoiupliframenc de fis défîrs. Ï96 De l'esprit des Lois, devient égal , & on ne fe diilingiie plus t comme tout le monde veut fe faire re- garder , on ne remarque perfonne. Il réfulte de tout cela une incommo-' dite générale. Ceux qui excellent dans une profefTion mettent à leur art le prix qu'ils veulent ; les plus petits talens fui- vent cet exemple ; il n'y a plus d'har-^ monie entre les befoins & les moyens. Lorfque je fuis forcé de plaider, il eft nccelïaire que je puiiTe payer un avo- cat ; lorfque je fuis malade , il faut que je puifTe avoir un médecin. Quelques gens ont penfé qu'en affem- blant tant de peuple dans une capitale , on diminuoit le commerce, parce que les hommes ne font plus à une certaine diftance les uns des autres. Je ne le crois pas ; on a plus de défirs , plus de befoins, plus de fantaifîes quand on efl enfemble. CHAPITRE II. Z^es Lois Jbmptuaires dans la dlmocratU, JE viens de dire que dans les^républi» ques , où les richeffes font également partagées , il ne peut point y avoir de luxe; & comme on a vu au livre cin- Liv. vu. Chap. il i^r quieme (^), que cette égalité de diftri- bution failbit l'excellenpe d'une répu- blique , il fuit que moins il y a de luxe dans une république , plus elle efl par- faite. Il n'y en avoit point chez les pre- miers Romains ; il n'y en avoit point chez les Lacédémoniens ;, &c dans les républiques où l'égalité n'eft pas tout*- - à-fait perdue , l'efpritde commerce, de travail & de vertu , fait que chacun y peut & que chacuny veut vivre de fou propre bien , 6c que par conféquent il y a peu de luxe. Les lois du nouveau partage des champs , demandées avec tant d'inliance dans quelques républiques , étoient fa- lutaires par leur nature. Elles ne font dangereufes que comme adion fubite. En ôtant tout-à-coup les richeffes aux uns, & augmentant de même celles des autres , elles font dans chaque famille une révolution , 6c en doivent produire une générale dans l'état. A mefure que le luxe s'établit dans ime république , l'efprit fe tourne vers l'intérêt particulier. A des gens à qui il ne faut rien que le néceffaire, il ne refte à défirer que la gloire de la patrie ôc la (a) Chap. III & IV, I iij ï9^ Dî l'esprit des Lois^ fienne propre. Mais une ame corrom- pue par le luxe a bien d'autres déiirSa Bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent. Le luxe que la garnifon de i^/ze^e commença à connoitre, fit qu'elle en égorgea les habitans. Si-tôt que les Romains furent cor- rompus , leurs dëfirs devinrent inimen- {es. On en peut juger par le prix qu'ils mirent aux choies. Une cruche de vin ,de Faîerne (^) fe vendoit cent deniers Romains ; un baril de chair falée du Pont en coûtoit quatre cents ; un bon cuifmier quatre talens ; les jeunes gar- çons n'avoient point de prix. Quand .par une impétuofité (i') générale tout le monde le portoit à la volupté , que devenoit la vertu? # ixsewsrvr^Kf^aea^ssEsvmwM CHAPITRE 1 1 î. Des Lois fowptuaires dans V ariftocratie^. 'aristocratie mal conflituée a ce malheur , que les nobles y ont les richeiles , & que cependant ils ne doi- {a) Fragment du, livre '36 î de Diodore , rapporté par Conft. PprpKyrog. Extrait des venus & des vices. (b) Cùinmàximiis omnium itnpeYii.s ad luxuriameJTct) ifciJ. V, Livi Vîï. Chap. ÏÏÎ. 199 Vent pas dépenfer; le luxe contraire à l'erprit de modération en doit être banni. Il n'y a donc que des gens très- pauvres qui ne peuvent pas recevoir , & des gens très-riches qui ne peuvent pas dépenfer. A Vcnijï , les lois forcent les nobles à la modeilie. Ils fe font tellement ac^ coutumes à l'épargne , qu'il n'y a que les courtiianes qui puiffent leur faire donner de l'argent. On ie fert de cette voie pour entretenir l'induftrie ; les femmes les plus méprifables y dépen- fent fans danger , pendant que leurs tri- butaires y mènent la vie du monde la plus obfcure. Les bonnes républiques Grecques aVoient à cet égard des inflitutions ad- mirables. Les riches employoient leur argent en fêtes , en chœurs de muûque , en chariots , en chevaux pour la courfe , en magiiirature onéreufe. Les richeffes y étoient aulli à charge que la pauvreté. jS> ,SC-y. Cela fignifie bien que le luxe eftfmgu- liérement propre aux monarchies, & qu'il n'y faut point de lois fomptuaires. Comme par la conftitution des mo- narchies , les richeffes y font inégale- ment partagées , il faut bien qu'il y ait du luxe. Si les riches n'y dépenfent pas beaucoup , les pauvres mourront de faim. Il faut même que les riches y dé* penfent à proportion de l'inégalité des fortunes ; & que , comme nous avons dit, le luxe y augmente dans cette pro- portion.Les richeiTes particulières n'ont augmenté , que parce qu'elles ont ôté à ime partie des citoyens le néceffaire phyîique; il faut donc qu'il leur foit rendu. Ainii ,pour que l'état monarchique fe foutienne , le luxe doit aller en croiffant ( j ) De morib. Germon» Liv. VII. Chap. IV. 201 du laboureur à l'artifan , au négociant , aux nobles, auxmagifl:rats,aux grands feigneurs , aux traitans principaux , aux princes , fans quoi tout feroit perdu. Dans le fénat de Rome , compofé de graves magiftrats , de jurilcondiltes 6c d'hommes pleins de l'idée des premiers temps , on propofa fous Augufle la cor- rection des mœurs & du luxe des fem- mes. Il eft curieux de voir dans Dion (a) avec quel art il éluda les demandes importunes de ces fénateurs. C'eft qu'il fondoit une monarchie , &C diilblvoit une république. Sous Tibère , les édiles propoferent dans le fénat le rétablilTement des an- ciennes lois fomptuaires(^). Ce prince, qui avoit des lumières , s'y oppofa : M L'état ne pourroit fubiifter, difoit-Uy » dans la fituation où font les chofes. » Comment Rome pourroit-elle vivre? » comment pourroient vivre les pro- » vinces } Nous avions de la frugalité , » lorfque nous étions citoyens d'une » feule ville ; aujourd'hui nous confom- ^> mons les richeffes de tout l'univers ; » on fait travailler pour nous les maîtres » & les efclaves ». Il voyoit bien qu'il (a) Dion Caffius, liv, LIV. {l>) Tacite , Ann. liv, lU ly iôi De l'esprit des LoîsJ ne fâllolt plus de lois fomptiiaires^ Lorlque ious le même empereur , on propoia au lénat de défendre aux gou- verneurs de mener leurs femmes dans les provinces , à cauie des dérég^ernens qu'elles y apportoient , cela fut rejeté,. On dit , que Us exemples de la dureté des anciens avaient été changés en une façon ■de vivre plus agréable {a). On fentit qu'il €alloit d'autres mœurs. ' Le luxe eft donc néceffaire dans les •états monarchiques ; il l'efî encore dans les état^ defpotiques. Dans res premiers, c'eit im ufage que l'on fait de ce qu'on poffede'de liberté : dans les autres, c'eft: \in abus qvi'on fait des avantages de fa fervitude, lorfqu^in eiclave choifi par fon maître pour tyrannifer fes autres ef^ claves , incertain pour le lendemain dfr la fôf tune' de chaque jour, n'a d'autre félicité G\\<^ celle d'ailouvir l'orgueil, les. défirs & les voluptés de chaque jour. Tout ceci mené à une réflexion. Les républiques finiilent par le luxe 3 les monarchies par la pauvreté (/>). (a) Multa durltid vetiTum meliùj & latlùs mutatei Tac.ii. A nal. liv. lil. (by Opulentia paritura mox egcjtatem, EIoius>llv. ÏII». Liv. VIÎ. Châp. V. 203 Çll A Pi'.t R E V. Dans quel cas ks Lois fompcuaires font utiles dans une monarchie. CE fut dans l'efpfit de la république, ou dans quelques cas particuliers , qu au'miiiêu du'ttéizieme fiecle oh ijrèn Ar'ragon des lois foimptuaifés. Jacques I ordonna que le roi ni aucun de fes f ujets ne pourroient manger plus de deux for- tes de viandes à chaque repas , & que chacune ne leroit préparée que d'une feule manière, à moins ciflie ce ne fût du gibier 'qu'on eut tué foi-même {a), Ovi a fait avifk de nos jours , en Suéde, des lois fomptuaires ; mais elles ont un objet différent de celles d'Arragon. Un état peut faire des lois fomptuaires dans l'objet d'une frugalité abfolue ; c'ell: l'efpritdes lois fomptuaires des républi- ques ; & la nature de la choie fait voir que ce fut l'objet de celles d'Arragon,. Les lois fomptuaires peuvent avoir auffi pour objet une frugalité relative;, loriqu'un état, fentant que des marchan- difes; étrai?gere,s d'un trop haut prix {a) Conftitution de Jo.cçiies I , de l'an î 234, ait. 6^ 101 De l*esprit des Lois, demanderoient une telle exportation des fiennes , qu'il fe priveroit plus de fes befoins par celles-ci qu'il n'en iatis- feroit par celles-là , en défend abfolu- ment Tentrée : & c'ell: l'efprit des lois que Ton a faites de, nos jours en Suéde {a). Ce font les feules lois fomptuaires qui conviennent aux monarchies. En général , plus un état efl pauvre , plus il ed ruiné par fon luxe relatif, & plus par conféquent il lui faut de lois fomptuaires relatives. Plus un état eil: riche, plus fon luxe relatif l'enrichit, & il faut bien (e garder d'y faire des lois fomptuaires relatives. Nous explique- rons mieux ceci dans le livre fur le commerce (f). Il n'efl ici queflion que du luxe abfolu. JWîBllliliil II II iJIMniT ll'nirh*'*'*-'***-**^^'-*^ T*'iilt^'V'ia'TffnB?BaFfi«Bff ■'tf^TTOIB^ »F-^i„i — , ■ ,— ..— , — .— ■■ ..-1 ■■ — — ■ ■ ,.m^ CHAPITRE VL Du luxe, à la Chine. ES lois particulières demandent desloisifomptuaires dans quelques états. Le peuple , par la force du climat, (a) On y a défendu fes vÏBi exquis , & autres ipiarchandifes précieufes. (è) Voyez tooi. li, Uv. XX , chap. xx. Liv. VII. Chap, VL ig^ peut devenir fi nombreux, &: d'un autre côté les moyens de le faire fubiiiler peu- vent être fi incertains, qu'il eu bon de l'appliquer tout entier à la culture des terres. Dans ces états le'luxe eu dange- reux , & les lois fomptuaires y doivent être rigoureufes. Ainfi pour lavoir s'il faut encourager le luxe ou le profcrire, on doit d'abord jeter les yeux fur le rapport qu'il y a entre le nombre du peuple , & la facilité de le faire vivre. En Angleterre , le fol produit beaucoup plus de grains qu'il ne faut pour nourrir ceux qui cultivent les terres , & ceux qui procurent les vetemens : il peut donc y avoir des arts frivoles , & par confé- quent du luxe. En France il croît aflcz de blé pour la nourriture des laboureurs & de ceux qui font employés aux manu- factures. De plus , le commerce avec les étrangers peut rendre pour des cho- fes frivoles tant de chofes nécefîaires, qu'on n'y doit guère craindre le luxe. A la Chine , au contraire , les femmes (ont fi fécondes , & l'efpece humaine s^y multiplie à un tel point , que les terres , quelque cultivées qu'elles foient, fuffi- fent à peine pour la nourriture des ha- bitaas.Le luxeyeft donc pernicieux, de %o6 De l'esprit des Lois, l'efprit de travail &: d'économie y eu. aufTi requis que dans quelques républi- ques que ce ibit (^). Il faut qu'on s'attache aux arts néceffaires ; & qu'on fuie ceux de la volupté. Voilà refJDrit des belles ordonnances des empereurs Chinois. ♦- Nos anciens, » dit un empereur di lafumilU des Tan g (b^^ » lenoient pour maxime, que s'il y avoit » un homme qui ne labourât point , « une femme qui ne s'occupât point à » filer , quelqu'un fouffroit le froid ou » la faim dans l'empire » Et fur ce principe il fît. détruire une inlinité de monaileres de bonzes. Le troifieme empereur de la vingt- unième dynailie (c), à qui on apporta des pierres précieufes trouvées dans une mine, la nt fermer, ne voulant pas Êttiguer ion peuple à travailler pour une choie qui ne pouvoit ni le nourrir ni ie vêtir, ^ Notre luxe eil (\ grand , die Kiaj- « vcnti ( J) , que le peuple orne de bro- » denea les iouliers des jeunes garçons- ( tf ) Le luxe y a toujours été arrêté. (/») Dans une ordonnance rapportée par le P. da; Haîde, t,m. 11 , p. 497. { c) H^ft. de la eh;!ie , vingt-unième dynaftie , dans- Fouvrage du p. du Halde , tom. I, ( d; Dans un ducouis rapggrté par le P. daïialds-». fiom., lil.,,p, ^;S(,, Liv. VU. Chap. Vî. 107 « & des filles , qu'il eft obligé de ven- » dre ». Tant d'hommes étant occupés à faire des habits pour un leiU-, le moyen qu'il n'y ait bien des gens qui manquent d'habits ? Il y a dix hommes qui man- gent le revenu des terres , contre un laboureur i le moyen qu'il n'y ait bien des gens qui manquent d'alimens ? mmu m. .— m - ■ .- — ■ ■■..■. ■■!■■ I Mr»ir 1 1 ■■■■ m....^. i» Hx^apt^ CHAPITRE VU. Fatale confcquence du luxe à la Chine, N voit dans l'hiiloire de la Chine ,^ qu'elle a eu vingt-deux dynaflies: qui fe iont luccédées , c'eil-à-dire , qu'elle a éprouvé vingt-deux révolu- tions générales , (ans compter une infi- nité de particulières. Les trois premières dynaflies durèrent afTez long-temps ,. parce qu'elles furent fagement gouver- nées, & que l'empire étoit moins étendu qu'il ne le fut depuis. Mais on peut dire en général que toutes ces dynaities commencèrent alTez bien. La vertu 9, l'attention , la vigilance font nécefiaires à la Chine ; elles v étoient dans le corn- mencement des dynaliies , Scelles man- ^^uolenî àlaânJîn effet ^^ il étoit natursl ioS De l'esprit des Lois, que des empereurs nourris dans les fatigues de la guerre , qui parvenoient à faire defcendre du trône une famille noyée dans les délices , confervaffentla vertu qu'ils avoient éprouvée fi utile, & craigniffent les voluptés qu'ils avoient vues fi funeftes. Mais après ces trois ou quatre premiers princes , la corruption, le luxe, l'oifiveté , les délices , s'empa- rent des fuccefîeurs ; ils s'enferment dans le palais , leur efprit s'afîoiblit, leur vie s'accourcit , la famille décline ; les grands s'élèvent , les eunuques s'accré- ditent , on ne met fur le trône que des enfans , le palais devient ennemi de l'empire , un peuple oifif qui l'habite ruine celui qui travaille , l'empereur eft tué ou détruit par un ufurpateur, qui fonde une famille , dont le troifieme ou quatrième fucceiTeur va dans le même palais fe renfermer encore. CHAPITRE VIII. De la continence, publique. ILy atant d'imperfeâ:ions attachées à la perte de la vertu dans les femmes, toute leur ame en eil û fort dégradée y Liv. Vîî. Chap. VÎII. 109 ce point principal ôté en fait tomber tant d'autres , que l'on peut regarder dans un état populaire l'incontinence publique comme le dernier des malheurs 6c la certitude d'un changement dans la conilitution. Auiîi les bons législateurs y ont-ils exigé des femmes une certaine gravité de mœurs. Ils ont profcrit de leurs ré- publiques^non-feulement le vice , mais l'apparence m^ême du vice. Ils ont banni jufqu'à ce commerce de galanterie qui produit l'oifiveté , qui fait que les fem- mes corrompent avant même d'être corrompues , qui donne un prix à tous les riens, & rabailTe ce qui eil important, & qui fait que l'on ne fe conduit plus que fur les maximes du ridicule que les femmes entendent fi bien à établir. CHAPITRE IX. De la condition des femmes dans Us divers gouvernemens. LES femmes ont peu de retenue dans les monarchies ; parce que la dif- tindion des rangs les appelant à la cour, elles y vont prendre cet efprit de liberté 110 De l*esprît des Lois^, qui eu à peu près le feul qu'on y tolè- re. Cliacvin fe (ert de leurs agrémens & «de leurs paffions pour avancer ia fortu- ne ; & comme leur ioibleffe ne leur permet pas Forgueil , mais la vanité , le luxe y règne toujours avec elles. Dans les états deCpotiques les femmes n'introduiient point le luxe; mais elles font elles-mêmes un objet de luxe. Elles doivent être extrêmement elclaves. Chacun fuit Fefprit du gouvernement , & porte chez foi ce qu'il voit établi ailleurs. Comme les lois y font féveres & exécutées fur le champ , on a peur que la liberté des femmes n'y falTe des affaires. Leurs brouilleçies , leurs indif- crétions , leurs répugnances , leurs pen- chans , leurs jaloufies , leurs piques , cet îîrt qu'ont les petites âmes d'intéreffer les grandes , n'y fauroient être ians grande conféquence. De plus , comme dans ces états les princes le jo\ient de la nature humaine , ils ont plufieurs femmes, & mille con- fidérationsles obligent de l^e^renfermer. Dans les république^^Tes femmes iont libres par les lois , & captivées par les mœurs; le luxe en efl banni , & avec lui la corruption &c les vices. Liv. VIL Chap. IX. 2if Dans les villes Grecques, oii l'on ne vivoit pas lous cette religion qui établit que chez les hommes même la pureté des mœurs eft une partie de la vertu ; dans les villes Grecques , oii un vice aveugle régnoit d'une manière effrénée , oh l'a- mour n'avoit qu'une forme que l'on n'oie dire , tandis que la feule amitié s'étoït retirée dans les mariages (rf) ; la vertu , la ûmplicité , la chailelé des femmes y étoient telles, qu'on n'a guère jamais vu de peuple qui ait eu à cet égard une meilleure police (/> ). CHAPITRE X. Du tribunal domejlique che:^ les Romains, LES Romains n'avoient p3S , comme les Grecs,desmagifrrats particuliers qui euiTerit infpection furla conduite des femmes. Les cenfeurs n'avoient l'œil fur elles que comme fur le refle de la (a) »( Qiiant bu vrai amour, dit Plutarque , les »• femmeî n'y ont aucune part -». Œuvres moraLs , traité ai l'amour , p. 600. 11 pa; Ici: comme Ton lietle, Voyez Xénophon , au dalogue intitulé, Hieron. ( * ) A Atheres il y avoit un magiftiat particulier» qui veilloit fur la conduite des femmes. '112 De l'esprit des Lois, république. L'itiftitution du tribiinaî domeilique (^) fuppléa à la magiftrâ- ture établie chez les Grecs (^). Le mari affembloit les parens de la femme ; Se la jugeoit devant eux (c). Ce tribunal maintenoit les mœurs dans la république. Mais ces mêmes mœurs maintenoient ce tribunal. Il devoit juger non-feulement de la violation des lois, mais auiîi de la violation des mœurs. Or pour juger de la violation des mœurs, il faut en avoir. Les peines de ce tribunal dévoient être arbitraires , & l'étoient en effet; car tout ce qui regarde les mœurs , toiït ce qui regarde les règles de la modeftie, ne peut guère être compris fous un code de lois. Il eft aifé de régler par des lois (a) Romulus inftitua ce tribunal , comme il parolt par Denys d'HalicarnaJft , liv. Il , p. 96. {b) Voyez dans Tue- Lire , liv. XXXIX , Tufage que l'on fit de ce tribunal, lors de la conjuration des bacchanales : on appella conjuration contre la répu- blique , des affemblées où l'on corrompoit les mœurs des femmes & des jeunes gens. { c ) Il paroît par Denys d'HalicarnaJfi , liv. II , qu3 par l'inftitution de Romulus , le mari , dans les cas or- dinaires , jiigeoit leul devant les parens de la femme ; & que dans les grands crimes , il la jugeoit avec cinq d'enti'eux. Auffi Ulpien , au titre 6. §. 9 . 11 &13. diflingie-t-il dans les jugemens des mœurs, celles qu'il appelle graves d'avec celles qui l'étoient moins t 9iores gra flores , mores leviores. Liv. VIL Chap. X. 113 ce qu'on doit aux autres ; il ell difficile d'y comprendre tout ce qu'on fe doit k ibi-même. Le tribunal domeftique regardoit la conduite générale des femmes : mais il y avoit un crime , qui , outre l'ani- madverfion de ce tribimal , étoit encore fournis à une accuiation publique : c'étoit l'adultère ; foit que dans une république une il gx-ande violation de mœurs intérefsât le gouvernement , foit que le dérèglement de la femme pût faire foupçonner celui du mari , foit enfin que l'on craignît que les honnêtes-gens même n'aimaffent mieux cacher ce crime que le punir , l'ignorer que le venger. ft^in""— '*y^ * -'**y*"— " CHAPITRE XL Comment les înjlltutions changèrent à Rome avec U gouvernement. COMME le tribunal domeflique fap- pofoit des mœurs , l'accufation pu- blique en fuppofoit auffi , & cela fit que ces deux chofes tombèrent avec les 2.14 I^E l'esprit des Lois, ïîîœiirs& finirent avec la république (û). L'ëtabliffement des queftlons perpé- tuelles , c'eil-à-dire , du partage delà juridift'ion entre les préteurs , &; la cou- tume qui s'introduifit de plus en plus que ces préteurs jup^ealFent eux-mêrnes (^) toutes les aft'aires ., affoiblirent V'ulage du tribunal domefaque ; ce qui paroît par la furprii'e des hifto- rlens , qui regardent comme des faits linguhers & comme un renouvelle- ment de la pratique ancienne , les ju- gemens que Tibère fit rendre par ce tribunal. ' L'établilTement de la monarchie &le cbanpement àQs mœurs firent encore ceiTer l'accuiation publique. On pou- voit craindre qu'un mal honnête homme piqué des mépris d'une femme , indigné de ïes refus, outré de fa vertu même, ne formât le deflein de la perdre. La loi //^/ic ordonna qu'on ne pourroit accufer une femme d'adultère , qu'après avoir ^ccuïè ïon mari de favori fer (es dé- réglemens ; ce qui reitreignit beaucoup ( a ) Jtidicio de morlbus ( quod antcà qu'idem In af.ti-. ^uis legihus pofitum erat , non cutem. f'cquintabutur) fenitùs aboùto, Leg. II, cod. dt ripud, ( b } Judiùa exiruordinaria. Liv. Vîl. Chap. XL 215 cette accuiation, & l'anéantit pour ainfi dire ( ^). Sixte-Quint fembîa vouloir renou- veller l'accufatioxi publique (/^). Mais il ne faut qu'un peu de réflexion pour voir que celte loi , dans une monarchie telle que la fienne , étoit encore plus déplacée que dans toute autre. (a) Cor.ftantin l'ôta entièrement : «< C'eft une chofe sv indigne , difoU- il , que des mariages tranquilles to.eiit »» troublés par l'audace des étrangers ». (b) Sixte V ordonna qu'un man qui n'iroit poirt fe plaindre à lai des débauches de fa femme , feroit puni de mort. Voyez l.iiti. ■Be^s:igaT'gfaRg:BCTtmawitt«Bn5i»-^jaAiig?are?a«t*AgMJJLiwafcMu»i!q<.BiBiBUB Mundiburdium, velles Liv, VIL Chap. XîIL 217 velles lois pour punir ces crimes, que parce qu'on ne puniiToit plus les viola- tions , qui n'étoient point ces crimes. L'affreux débordement des mœurs obligeoit bien les empereurs de faire des lois pour arrêter à un certain point l'impudicité : mais leur intention ne fut pas de corriger les mœurs en général. Des faits pofitifs rapportés par les hif- toriens prouvent plus c^la que toutes ces lois ne fauroient prouver le con- traire. On peut voir dans Dion la con- duite d'Augufte à cet égard ; & com- ment il éluda , & dans fa préture &: dans fa cenfure , les demandes qui lui furent faites ( ^ )^ On trouve bien dans les biiloriens des jugemens rigides , rendus fous Augulle ^ fous Tibère , contre l'impudicité de quelques dames Romaines : mais en ( a ) Comme on lui eut amené un jeune homme qui avo'u époufé une femme , avec laquelle il avoit ea auparavant un mauvais commerce , il héfita long- temps , n'ofant ni approuver , ni punir ces chofos. Enfin reprenant fes efprits : «i les féditions ont été >♦ caufe de grands maux , dit-il , oublions-les >». Dion , îiv. LIV. Les fénateurs lui ayant demandé des régie- mens fur les mœurs des femmes , il éluda cette de- mande , en leur dlfant qu'ils corrigeaffent leurs fem- mes , comme il corrigeoit la fienne : fur quoi ils le prièrent de leur dire commezn il en ufoit avec fa femme : queftion , ce me femblSj fort indifcrete. Tome /, K. 21^ De l'esprit dès Lois, nous faifant connoître refprit de ces règnes , ils nous font connoître l'elprit de ces jiigemens. Aiigul^e & Tibère fongerent princi- palement à punir les débauches de leurs parentes. Ils ne puniffoient point le dé- règlement des mœurs , mais un certaia crime d'impiété ou de lefe-majeftc (^a) qu'ils avoient inventé, utile pour le refped, utile pour leur vengeance. De- là vient que les auteurs Romains s'élè- vent fi fort contre cette tyrannie. La peine de la loi Ju/U étoit légè- re {h). Les empereurs voulurent que dans lesjugemeris on augmentât la pei- ne de la loi qu'ils avoient faite. Cela futlefujetdesinvedivesdes hiftoriens. Ils n'examinoient pas fi les femmes mé- ritoient d'être punies, mais fi l'on av oit violé la loi pour les punir. Une des principales tyrannies de Ti- bère (c) fut l'abus qu'il fit des anciennes (a) Ciilpam intcr viros & f^minas vulgat^m gravi rom'ine l^farum religionum appdiando , cLmentian majorvmjuafque ipfe Icges egredubatur. Tacite, Anrâl. liv. III. ( i ) Cette loi eft rapportée au digefte ; mais on n'y a pas mis la peine. On juge qu'elle n'étoit que de la relégation , puifque celle de l'incefte n'étoit que de la déportation. Leg. fiquis yiduam , ff. de quefl. ( c ) Proprium id Tiberio fuit , Jciiçra nuper reperi^ frifcii yerhif obte^erc, Taçit. Liv. VU. Chap. Xlir. 119 lois. Quand il voulut punir, quelque dame R.omaine au-delà de la peine por- tée par la loi Ju/ie^ il rétablit contre elles le tribunal domeftique (^). Ces dlfpofitions à l'égard des femmes ne regardoient que les familles des fë- nateurs , & non pas celles du peuple. On vouloit des prétextes aux. accufa- tions contre les grands , & les dépor- temens des femmes en pouvoient four- nir fans nombre. Enfin ce que j'ai dit , que la bonté des tnœurs n'eft pas le principe du gouver- nement d'un fèul , ne fe vérifia jamais mieux que fous ces premiers empereurs; & fi l'on en doutoit, on n'auroit qu'à lire Tacite , Suétone , Juvcnal & Maniât. r '■ CHAPITRE XIV. Lois fomptuaires chc^ Us Romains, NOUS avons parlé de l'incontinence publique , parce qu'elle eft jointe avec le luxe , qu'elle en eft toujours fiiivie , & qu'elle le fuit toujours. Si (a) Adultcr'ù graviorem panam deprecatus , ut exem- plo majorum , propinijuis fuis ultra ducentefimum lapi' dem rimwiTftuT , fuafit. Adulte.ro Manlio Italïâ atqut Africâ inierdiSum eji. Tacite , Annal, liv. JI. K ij %zo De l'esprit des Lois, vous lailfez en liberté les mouvemens" du cœur , comment pourrez-vous gê- ner les foiblefles de l'efprit ? A Rome , outre les inllitutions géné- rales , les cenfeurs firent faire par les magiflrats plufieurs lois particulières , pour maintenir les femmes dans la fru- galité. Les lois Fanniene , LycinUnne &c Oppienm eurent cet objet. Il faut voir dans Tite Live (û) comment le fénat fut agité , lorfqu'elles .demandèrent la révocation de la loi Oppienne, Vahxi' Maxims. met l'époque du luxe chez les Romains à l'abrogation de cette loi. :(«*) Décade IV, liv. IV. C H A P I T RE XV. I)iS dots & des avantages nuptiaux dans les diverfes conjîitutions. LES dots doivent être^ confidérables dans les monarchies , afin que les' maris puiffent foutenir leur rang & 1^ luxe établi. Elles doivent être médiocres dans les républiques , où le luxe ne doit pas régner (^), Elles doivent être (a) Marfeille fut la plas fage des répubîiquesjde fon temps; les dots ne pouvoient paffer cent écus en ^r gent , & cinq; en habits , dit Suahor, f livs IV, ' > Liv. VII. Chap, XV. 2.2^! à peu près nulles dans les états defpoti- ques , où les femmes font en quelque façon efclaves. La communauté des biens introduite par les; lois Françoifes entré le mari 6C la femme , eft très - convenable dans le gouvernement monarchique ; parce qu'elle intéreffe les femmes aux affaires domefliques , & les rappelle comme malgré elles au foin de leur maifon. Elle l'ell moins dans la république , où les femmes ont plus de vertu. Elle feroit abfiirde dans les états defpotiques , où prefque toujours les femmes font elles- mêmes une partie de la propriété du maître. Comme les femmes , par leur état , font aiïez portées au mariage , les gains que la loi leur donne fur les biens de leur mari font inutiles. Mais ils feroient très-pernicieux dans une république , parce que leurs richeffes particulières produifent le luxe. Dans les états def- potiques 5 les gains de noces doivent être leur fubfiftance , ôc rien de plus. K li) ail De l'esprit des Lots, CHAPITRE XVI. Belle coutume des Samnîtes, LES Samnites avoient une coutume, qui , dans une petite république , & /ur-tout dans la fituation où étoit la leur , devolt produire d'admirables ef- fets. On affembloit tous les jeunes gens y & on les jiigeoit. Celui qui étoit déclaré le meilleur de tous, prenoit pour fa femme la fille qu'il vouloit; celui qui avoit les fufFrages après lui choififfoit encore; & ainfi de fuite (^). Il étoit admirable de ne regarder entre les biens des garçons que les belles qualités & les fervices rendus à la patrie. Celui qui étoit le plus riche de ces fortes de biens choififfoit une fille dans toute la nation. L'amour , la beauté , la chafl:eté , la ver- tu, la naiffance , les richeffes même,, tout cela étoit, pour ainfi dire , la dot de la vertu. Il feroitdifricile d'imas;iner ime récompenfe plus noble, plus gran- de , moins à charge à un petit état , plus capable d'agir fur l'un & l'autre fexe. (a) Fragm. de NlcoUs de Damas , tiré de Srohée éitis le recueil de Conftantia Porphyrogenete. Liv. ÎV. Chap. XVIÎ. 215 LesSamnites defcendoient des Lacé* idémoniens; &: Platon, dont les inflitu- tions ne font que la perfedion des lois de Lycurgue , donna à peu près une pareille loi (a ). CHAPITRE XVII. De V admïnijlration des femmes* IL eft contre la raifon & contre la nature , que les femmes foient maî- treffes dans la maifon , comme cela étoit établi chez les Egyptiens : mais il ne l'eft pas qu'elles gouvernent un empire. Dans le premier cas , l'état de foibleffe cil elles font ne îeurpermet pas la préé- minence ; dans le fécond , leur foibleffe même leur donne plus de douceur &: de modération ; ce qui peut faire un bon gouvernement , plutôt que les vertus dures & féroces. Dans les Indes on fe trouve très-bien du gouvernement des femmes ; &; il eft établi , que fi les mâles ne viennent pas d'une mère du même fang , les niles qui ont une mère du fang royal ( a) Il leur permet même de fe voir plus fréquen*^ ment. K iv. 2^24 I^E l'esprit des Lois, fuccedent (tf ). On leur donne un cer- tain nombre de perfonnes pour les aider à porter le poids du gouvernement» Selon M. Smith (^)y on fe trouve auffi très-bien du gouvernement des femmes en Afrique. Si l'on ajoute à cela l'e- xem.ple de la Mofcovie &: de l'Angle- terre , on verra qu'elles réufîifTent éga- lement & dans le gouvernement modéré & dans le gouvernement defpotique. (a) Lettres édifiantes , recueil 14. {b) Voyage de Guinée, féconde partie, pag. 165. de la traduilion , fur le. royaume d'Àngona fur la Côtûj «ri Liv. VIII. Chap. I. 125 LIVRE VIII. De la corruption des principes des trois gouveniemens^ p CHAPITRE PREMIER. Idée générale de ce Livre, LA corruption de chaque gouverne- ment commence prefque toujours par celle des principes. CHAPITRE II. De la corruption du principe de la démocratie, LE principe de la démocratie fe cor* rompt , non-leulement lorsqu'on perdrefpritd'égalité,r:dis encore quand on prend l'efprit d'égalité extrême , &: que chacun veut être égal à ceux qu'il choifit pour lui commander. Pour lors Iç peuple ne pouvant foufFrir le pouvoi;!^ Ii6 De l'esprit des Lois, même qu'il confie , veut tout faire par lui-même, délibérer pour le fénat ^ exécuter pour les magiftrats , ôc dé- pouiller tous les juges. Il ne peut plus y avoir de vertu dans la république. Le peuple veut faire les fondions des magiftrats ; on ne les ref- pe£\e donc plus. Les délibérations du ienat n*ont plus de poids; on n'a donc plus d'égard pour les fénateurs, & par conféquent pour les vieillards. Que û l'on n'a pas du refpeû pour les vieillards^ on n'en aura pas non plus pour les pères ;. les maris ne méritent pas plus de défé- rence , ni les maîtres plus de foumiiTion* Tout le monde parviendra à aimer ce libertinage ; la gêne du commandement fatiguera comme celle de l'obéiffance» Les femmes , les enfans , les efclaves ^ n'auront de foumilîion pour perfonne* Il n'y aura plus de mœurs , plus d'a- mour de l'ordre , enfin plus de vertu. On voit dans le banquet de Xénophon ^ \me peinture bien naïve d'une républi* que où le peuple a abufé de l'égalité^ Chaque convive donne à foa tour la raifon pourquoi il eft content de lui.. « Je fuis content de moi , dit Chamides ^ p à cavife de ma pauvreté, Quand Liv. VIII. Chap. II. 127 » j'étois riche , j'étois obligé de faire w ma cour aux calomniateurs , fâchant . » bien que j'étois plus en état de rece- » voir du mal d'eux que de leur en » faire. La république me demandoit » toujours quelque nouvelle fomme ; » je ne pouvois m'abfenter. Depuis » que je fuis pauvre , j'ai acquis de » l'autorité ; perfonne ne me menace , » je menace les autres ; je puis m'en » aller ou refter. Déjà les riches fe » lèvent de leurs places &c me cèdent H le pas. Je fuis un roi , j'étois efclave ; » je payois un tribiit k la république , )} aujourd'hui elle me nourrit ; je ne » crains plus de perdre , j'efpere d'ac- » quérir. Le peuple tombe dans ce malheur , lorfque ceux à qui il le confie , voulant cacher leur propre corruption , cher- chent à le corrompre. Pour qu'il ne voie pas leur ambition, ils ne lui par- lent que de fa grandeur ; pour qu'il n'apperçoive pas leur avarice , ils flat- tent fans ceffe la fieane. La corruption augmentera parmi les corrupteurs ; & elle augmentera parmi ceux qui font déjà corrompus. Le peu- ple fe diflribuera tous les deniers K.V) xiS De l'esprit des Loir, publics; & comme il aura joint à fa pa- reffe la geition des affaires , il voudra joindre à fa pauvreté les amufemens du luxe. Mais avec fa pareile & fon luxe , il n'y aura que le tréfor public qui puiffe être un objet pour lui. Il ne faudra pas s'étonner fi l'on voit les fuffrages fe donner pour de l'argent.. On ne peut doriPfier beaucoup au peuple, fans retirer encore plus de lui : mais pour retirer de lui, il faut renverfer l'état. Plus il paroîtra tirer d'avantage de fa liberté , plus il s'approchera du moment oii il doit la perdre. Il fe forme de petits tyrans , qui ont tous les vices, d'un feul. Bientôt cequireftede liberté devient infupportable ; un feul tyran s'élève , &: le peuple perd tout jiif- qu'aux avantages de fa corruption. La démocratie a donc deux excès à éviter ; l'efprit d'inégalité , qui la mené à l'ariilocratie , ou au gouvernement d'un feul ; & l'efprit d'égalité extrême y qui la conduit au defpotifme d'un feul,. comme le defpotifme d'un feul finit pan la conquête. Il eilvrai que ceux qui corrompirent Ijes républiques Grecques ne devinrent gas toujours tyrans. C'eft qu'ils étoient Liv. Vni. Chap. il 219 plus attachés à l'éloquence qu'à l'art militaire : outre qu'il y avoit dans le cœur de tous les Grecs une haine im- placable contî*e ceux qui renveribient le gouvernement républicain ; ce qui fit que l'anarchie dégénéra en anéan- tifiement , au lieu de fe changer en tyrannie. Mais Syracufôf qui fe trouva placée au milieu d'un grand nombre de petites oligarchies changées en tyrannie (^); Syracufe qui avoit un rénat(i') dont il n'eft prefque jamais fait mention dans l'hiftoire , efTuya des malheurs que la corruption ordinaire ne donne pas. Cette ville toujours dans la licence (c) ou dans l'oppreffion, également tra- vaillée par fa liberté & par fa fervitude, recevant toujours l'une & l'autre com- me une tempête, Si.malgré fa puifl'ance (fl) Voyez Plut arque , dans les vies de Timolion & de Dion. {h) C'eft celui des fi* cents , dont parle Dïodore. ( c ) Ayant chaffé les tyrans , ils firent citoyens des étrangers & des foldats mercenaires , ce qui caufa des guerres civiles -..Arijiote , Politiq. liv. V , ch. 111. Le peuple ayant été caufe de la viftoire fur les Athéniens, là république fut changée , ibid. ch. IV. La paflion de deux jeunes magiftrats, dont l'un enleva à l'aune un jeune garçon j & celui-ci lui débaucha fa femme, fit changer la forme de cette république *.- ibid, Liv. VII > chap,. IV,, I30 De l'esprit des Lois, avi dehors , toujours déterminée à une révolution par la plus petite force étran- gère , avoit dans fon fein un peuple immenfe , qui n'eut jamais que cette cruelle alternative de fe donner un tyran , ou de l'être lui-même. r*""-" .iiM»^. .I.. ■1.1...11. i.i , I iji CHAPITRE III. D(. Cefprit légalité extrême* AUTANT que le ciel eft éloigné de la terre , autant le véritable efprit d'égalité l'eft-il de l'efprit d'égalité ex- trême. Le premier ne coniiile point à faire en forte que tout le monde com- mande , ou que perlonne ne foit com- mandé; mais à obéir & à commander à fes égaux. Il ne cherche pas à n'avoir point de maître , mais à n'avoir que îes égaux pour maîtres. Dans l'état de nature les hommes naiffentbien dans l'égalité : mais ils n'y fauroient refter. La lociété la leur fait perdre , & ils ne redeviennent égaux que par les lois. Telle eil: la différence entre la démo- cratie réglée & celle qui ne l'eft pas; que dans la pre;uiere, on n'elî égal que Liv. VÎII. Chap. ÎV. 231 comme citoyen ; & que dans l'autre ^ on ei\ encore égal comme magiftrat ^ comme fénateur, comme juge, comme père , comme mari , comme maître. La place naturelle de la vertu eft au- près de la liberté : mais elle ne ie trouve pas plus auprès de la liberté extrême ^ qu'auprès de la fervitude. CHAPITRE IV. Caujè particulière de la corruption du: peuple, LES grands fuccès, fur -tout ceux auxquels le peuple contribue beau- coup, lui donnent un tel orgueil , qu'ii n'eftplus pofîîble de le conduire. Jaloux: des magiftrats , il le devient de la ma- giftrature ; ennemi de ceux qui gouver- nent, ill'eft bientôt de la conftitution, C'eft ainfi que la vidtoire de Salamine fur les Perles corrompit la république d'Athènes (a) ; c'eft airili que la défaite des Athéniens perdit la republique de Syracufe (^). Celle de Marfeilîe n'éprouva jamais {a) Arift. PoUt,liv.V. ch.IY. Ib) Ibii ^3i De l'esprit DES Lois, ces grands paffages de rabaiffement à la grandeur: auffi ie gouverna- t-elle toiw jours avecfagelTe, auffi conferva-t-elle {es principes. CHAPITRE V. De- la corruption du principe de l'arijlo- crade. L'aristocratie fe corrompt lorf-' que le pouvou' des nobles devient arbitraire : il ne peut plus y avoir de vertu dans ceux qui gouvernent , ni dans ceux qui (ont gouvernés. Quand les tamilles régnantes obfer- vent les lois , c'eft une monarchie qui a plufieurs monarques , & qui ell: très- bonne par fa nature ; prefque tous cqs monarques font liés par les lois. Mais quand elles ne les obfervent pas , c'eft un état defpotique qui a plufieurs def- potes. Dans ce cas la république ne fubfifte qu'à l'égard des nobles , & entr'eux feulement. Elle efl dans le corps qui gouverne , & l'état defpotique ell dans le corps qui eft gouverné ; ce qui fait les deux corps du monde les plus, délunis,. Lir. VIII. Chap. V. 13 j L'extrême corruption eu lorique les- nobles deviennent héréditaires (a) ; ils ne peuvent plus guère avoir de modé- ration. S'ils font en petit nombre , leur pouvoir eu plus grand , mais leur fureté diminue ; s'ils font en plus grand nomr bre, leur pouvoir eft moindre , & leur fureté plus grande : en forte que le pou- voir va croiflant, &:la fureté dirninuant^ jufqu'au defpote fur la tête duquel eiî l'excès du pouvoir &C du danger. Le grand nombre des nobles dans l'ariilocratie héréditaire rendra donc le gouvernement moins violent : mais comme il y aura peu de vertu , on tom- bera dans un efprit de nonchalance , de parefTe, d'abandon , qui fera que Tétat n'aura plus de force ni de reiTort (^). Une ariftocratie peut maintenir la force de fon principe , fi les lois font telles qu'elles faifent plus fentir aux nobles les périls & les fatigues du com- mandement que fes délices ; & fi l'état efl dans une telle fituatlon , qu'il ait quelque chcfe à redouter ; & que la fureté vienne du dedans , 6c l'incerti- tude du dehors. ( d ) L'ari{îocratie fe change en oligarchie. (è) Venifi eft une des républiques qui a le mieux corrigé par fes h'ii les inconvéniens de l!ariftocratie. héréditaite* 1^34 Ï^E l'esprit des L01S5 Comme une certaine confiance fait la gloire & la fureté d'une monarchie , il faut au contraire qu'une république redoute quelque chofe {a). La crainte des Perles maintint les lois chez les Grecs. Carthage & Rome s'intimidèrent Tune l'autre , & s'affermirent. Chofe finguliere I plus ces états ont de fureté, plus, comme des eaux trop tranquilles, ils font fujets A fe corrompre. CHAPITRE VL Z)e la corruption du principe. d& la monarchie, COMME les démocraties fe perdent lorfque le peuple dépouille lefé- nat , les magiflrats & les juges de leurs fondions ; les monarchies fe corrom- pent lorfqu'on ôte peu k peu les pré- rogatives des corps , ou les privilèges des villes. Dans le premier cas , on va au defpotiime de tous ; dans l'autre, au defpotifme d'un feul. (a ) Juflin attribue à la mort d'Epaminondas l'extinc- tion de la vertu à Athènes. N'ayant plus d'émulation, ils dépenferent leurs revenus en fêtes : fnçucntiùs cœnam quàm cafira vifentes. Pour lois les Macédoniens Sortirent de i'obrcutité. Liv. VI. Liv. VIII. Chap. VL 23c i< Ce qui perdit les dynafties de Tfin » & de Soiii , dit un auteur Chinois , c'eft » qu'au lieu de fe borner comme les » anciens , à une inlpeâ:ion générale , M feule digne du louverain, les princes » voulurent gouverner tout immédiate- » ment par eux-mêmes {à) ». L'auteur Chinois nous donne ici la caule de la corruption de prelque toutes les mo- narchies. La monarchie fe perd lorfqu'un prince croit qu'il montre plus la puif- îance , en changeant l'ordre des chofes qu'en le fuivant, lorfqu'il ôte les fonc- tions naturelles des uns , pour les don- ner arbitrairement à d'autres , & îorf- qii'il ell plus amoureux de fes fantaifies que de fes volontés. La monarchie fe perd , lorfque le prince rapportant tout uniquement à lui, appelle l'état à fa capitale , la capitale à fa cour, & la cour à fa feule perfonne. Enfin elle fe perd , lorfqu'un prince méconnoît fon autorité , fa fituation , l'amour de fes peuples , & lorfqu^il ne fent pas bien qu'un monarque doit fe juger en fureté comme un defpote doit le croire en péril. (a) Compilation d'ouvrages faits fous les Ming iapport(^s par le Père du Halde* ■X}6 De l'esprit des Lois^^ s CHAPITRE VIL Continuation du même fujct, LE principe de la monarchie fe cor- rompt , larfque les premières di- gnités font les marques de la première lervitude , lorlqu'on ôte aux grands le refpeâ: des peuples , & qu'on les rend de vils inftrumens du pouvoirarbitraire. Il fe corrompt encore plus , lorfque l'honneur a été mis en contradidion avec les honneurs , & que l'on peut être à la fois couvert d'infamie ( a ) §C de dignités. Il fe corrompt lorfque le prince change fa jullice en févérité ; lorfqu'il met , comme les empereurs Romains , {a) Sous le règne de Tibère on éleva des rtatues & l'on donna les ornemens triomphaux aux délateurs ; ce qui avilit tellement ces honneurs , que ceux qui lej avoient mérités les dédaignèrent. Fiagm. de Dion, Liv. LVllI , tiré de Vexerûic des venus ^& des vices de Conftant. Porphyrog. Voyez dans Tacite , coinment JN^éron , fur la découverte & la punition d'ure pré- tendue conjuration , donna à Petrorius Turpilianus , à Nerva, à Tigellinus , les ornemens triomphaux; Annal. Liv. XIV. Voyez auflï comment les généraux dédaignèrent de faire la guerre , parce qu'ils en mépri« foient les honneurs , pcrvulgatis uiumphi injîgnihst Tâcit. AjinaL Liv. XIIL Liv. VIÎL Chap. vil 237 une tête de Méduie fur fa poitrine (a) ; ÎDriqu'il prend cet air menaçant & ter- rible que Commode faifoit donner à fes ilatues ( i' ). Le principe de la monarchie fe cor- rompt , lorfque des âmes fmguliére- nient lâches , tirent vanité de la gran- deur que pourroit avoir leur fervitude ; & qu'elles croient que ce qui fait que Ton doit tout au prince , fait que l'on Ee doit rien à fa patrie. Mais , s'il eft vrai (ce que l'on a vu dans tous les tem.ps ) , qu'à mefure que le pouvoir du monarque devient im- menfe , fa fureté diminue ; corrompre ce pouvoir, jufqu'à le faire changer de nature , n'eft-ce pas un crime de lefe*. înajefté contre lui ? C H A PITRE VIIL Danger de la, corruption du principe du gouvernement monarchique, 'inconvénient n'eft pas lorfque k l'état, paffe d'un gouvernement modéré à un gouvernement modéré i (ij) Dans cet état , le prince faroitbien quel étoit ïe principe de fon gouvernement. (J) Hérodien, 4-3^ r>Ë l'esprit dë^ Lois, comme de la république à la monarchie, ou de la monarchie à la république; mais quand il tombe & fe précipite du gouvernement modéré au delpotilme. La plupart des peuples d'Europe lont encore gouvernés par les mœurs. Mais, fi par un long abus du pouvoir , fi par une grande conquête , le delpotilme s'établiffoit à un certain point , il n'y auroit pas de mœurs ni de climat qui tinffent; & dans cette belle partie du monde la nature humaine foufFriroit, au moins pour un temps , les inlultes qu'on lui fait dans les trois autres. CHAPITRE IX. Combien la nobUjfe e(l ponce, à défendre le trône. LA nobleffe Angloife s'enfevellt avec Charles premier fous les débris du trône; & avant cela, lorfque Philippe fécond fît entendre aux oreilles des Fran- çois le mot de liberté , la couronne fut toujours foutenue par cette nobleffe, qui tient à honneur d'obéir à un roi , mais qui regarde comme la fouveraine infa- mie de partager La puiffance avec le peuple. lîv. Vïlî. Chap. IX. 13^ On a vu la maifon d'Autriche tra- vailler fans relâche à opprimer la no- bleffe Hongcoife. Elle igaoroit de quel prix elle lui feroit quelque jour. Elle cherchoit chez ces peuples de l'argent qui n'y étoit pas ; elle ne voyoit pas des hommes qui y étoient. Lorfque tant de princes partageoient entr'eux les états , toutes les pièces de fa monarchie immobiles 6c fans adllon tomboient, pour ainfi dire, les unes fur les autres. Il n'y avoit de vie que dans cette no- bleffe qui s'indigna, oublia tout pour combattre , & crut qu'il étoit de fa gloire de périr & de pardonner. CHAPITRE X. De la corruption du principe du gouver-^ ncmcnt defpotique, LE principe du gouvernement defpo- tique fe corrompt fans ceffe , parce qu'il eft corrompu par fa nature. Les autres gouvernemens périffent, parce que des accidens particuliers en violent le principe ; celui-ci périt par fon vice intérieur , lorfque quelques caufesacci- dentçUes n'empêchent point fon prin^ "2^40 De l'esprit des Lois, cipe defe corrompre, il ne fe maintient donc que quand des circonflances tirées du climat, de la religion , de la fitua- t4on , ou du génie du peuple , le for- cent à fuivre quelque ordre & à fouf- frir quelque règle. Ces chofes forcent fa nature , fans la changer ; fa férocité refle ; elle eu pour quelque temps .apprivoifée. CHAPITRE XI. T^fftts naturels de la honte & de la cor' rupt'ion des principes, LORSQUE les principes du gouverne- ment font une fois corrompus , les îrneilleures lois deviennent mauvaifes, & fe tournent contre l'état; lorfque les prmcipes en font fains , les mauvaifes «ont l'effet des bonnes ; la force du prin- cipe entraîne tout. , Les Cretois , pour tenir les premiers magiftrats dans la dépendance des lois , employoient un moyen bien fmgulier; c'étoit celui de Vinfurreciion. Une par- ue des citoyens fe foulevoit (c) , met- toit en fuite les magiflrats, &les obli- ' {a) Arijiou, PoUtiq, Liv, II , ch, X, geoit Lîv. VIII. Chap. XÏ. 141 geoit de rentrer dans la condition pri- vée. Cela étoit cenié fait en conié- quence de la loi. Une inftitution pa- reille , qui établilToit la fédition pour empêcher l'abus du pouvoir , fembloit devoir renverfer quelque république que ce fut ; elle ne détruifit pas celle de Crète. Voici pourquoi (^)* Lorfque les anciens vouloient parler d'un peuple qui avoit le plus grand amour pour la patrie , ils citoieat les Cretois : La patr'u, difoit Platon (/>) , nom Ji tendre aux Cretois. Ils l'appel- loient d'un nom qui exprime l'amour d'une mère pour fes enfans (c). Or l'a- mour de la patrie corrige tout. Les lois de Pologne ont aufU leur irifurreciion. Mais les inconvéniens qui en réfultent , font bien voir que le feul peuple de Crète étoit en état d'em- ployer avec fuccès un pareil remède. Les exercices de la gymnaftique éta- blis chez les Grecs ne dépendirent pas ,moins de la bonté du* principe du gou- (a) On fe réuniffoit toujours d'abord contre leS ennemis du dehors , ce qui s'appeUoit fyncrétifm(^ Plutarq. Moral, p. ^^. {b) Répub. liv. IX. {c) Plutarq. Morales , au Traité , fi l'homme tTa^^ ' doit fi mêlîr des affaires pub ligues » Tome /, L ^4^ De l'esprit des Lois, Vernement. i< (3fe fitferîtle's Lacédémo- ■» niens 6z les Cretois , dit Platon {a) , >> qui ouvrirent ces académies fameufes, » qui leur firent tenir dans le monde un » rang fi diftingué. La pudeur s'alarma » d'abord ; mais elle céda à l'utilité pu- » blique ». Du temps de Platon, ces inflitutioris étoient admirables {f) ; elles fe rapportoient à un grand objet , qui étoit l'art militaire. Mais lorfqiie \^% Grecs n'eurent plus de vertu , elles dé- truisirent l'art militaire même; on ne delcendit plus lur l'arène pour fe for- jner, mais pourfe corrompre (c). Plutarque nous dit {J) que de fon temps les Romains penloient que z^% ■jeux avoient été la principale caufe de . {a) Républ. Liv. V. (i) La gymnaftique fe divifoit en deux parties , la Banfe Ô* la lutte. On voyoit en Ciete les danfes ar- jnées de Cutettes , à Lacédémone celles de Caftor & de Pollux ; à Athènes , les danfes aimées de Pallas, très-propres pour ceux qui ne font pas et.c.ire en âgs d'aller à la guerre. La lutte eft l'image de la guerre, -dit Platon , dts lois , liv. VII. il loue l'antiquité; de n'avrir établi que deux danfes , la pacifique & la Pyrrhique Voyez comment cette dernière danfe s'ap-» pliquoit à l'art militaire 3 Platon , ibid. /f) ...... . Auc libidinofx. JLed»as Lacedecmonis pal(ZjÎTas. Martial , lib. IV. epig. îy« (if) (Sitvres morales , au Traité des demandes di» fbofcs Rtimainest Liv. VIII. Chap. Xt. 24} la fervitude oîiétoient tombés les Grecs^ C'éroit au contraire la Servitude des Grecs qui avoit corrompu ces exer- cices. Du temps de Plutarque (a), les parcs où l'on combattoit à nud, & les jeux de la lutte , rendoient les jeunes gens lâches , les. portolent à un amour infâme , &C n'en faifoient que des bala- dins. Mais du temps d'Epaminondas , l'exercice de la lutte faifoit gagner aux Thébams la bataille de Leudires (/>). Il y a peu de lois qui ne foient bonnes, lorfque l'état n'a point perdu (es prin- cipes ; &C , comme difoit Epicure en par- lant des richeffes , ce n'eft point la li- queur qui eft corrompue , c'eft le vaCe? CHAPITRE XII. Continuation du mêmefujet, ON prenoit à Rome les juges dans l'ordre des féaateurs. Les Gracques tranfporterent cette prérogative aux chevaliers. Drujiis la donna aux féna- teurs & aux chevaliers ; Sylla aux féna- teurs leuls ; Cotta aux fénateurs , aux (3) Plutarque , ib'id. ' \p) i*hrtarqtie , Morahs, propos de tahlts , liv. II, L ij 244 I^£ l'esprit des Lois, cheval 1ers ôc aux tréforiers de l'épargne^ Cêfar exxliit ces derniers. Antoine ^t des déciiries de ienateurs , de chevaliers ôc de centurions. Quand une république eft corrom- pue , on ne peut remédier à aucun des maux qui naiffent , qu'en ©tant la cor- ruption & en rappellant les principes : toute autre corredion eil ou inutile ou im nouveau mal. Pendant que Rome conferva fes principes , les jugemens purent être fans ab\is entre les mains àz% fénateurs : mais quand elle fut cor-» rompue, à quelque corps que ce ï\\\. qu'on tranlportât les jugemens , aux fé- nateurs , aux chevaliers , aux tréforiers 4e l'épargne , à deux de ces corps , à tous les trois enfemble , à quelqu'autre corps que ce fut , on étoit toujours mal. Les chçvaliers n'avoient pas plus de vertu que les fénateurs , les tréforiers de l'épargne pas plus que les chevaliers , & ceux-ci auffi peu que Içs centurions. Lorfque le peuple de Rome eut obtenu qu'il auroit part aux maglltratures patri- ciennes , il étoit naturel de penfer que fes flatteurs alloient être les arbitres du gouvernement. Non ; l'on vit ce peu- ple j qui rendoit les magiilratures coiu-. Iiv. VIII. Chap. XIL ±4«f Invmes aux plébéiens ^ élire toujours des patriciens. Parce qu'il étoit vertueux , il étoit magnanime ; parce qu'il étoit libre , il dédaignoit le pouvoir. Mais lorfqu'il eut perdu fes principes , plus il eut de pouvoir , moins il eut de ména- gemens ; jufqu'à ce qu'enfin , devenu ion propre tyran & fon propre efclave , il perdit la force de la liberté pour tom- ber dans la foibleffe de la licence. CHAPITRE XIÏL Ej^et du ferment che^ un peuple vertueux, IL n'y a point eu de peuple , dit Tite- Live (a) , où la diffolution fe foit plus tard introduite que chez les Romains , ^ où la modération & la pauvreté aient été plus long-temps honorées. ht ferment eut tant de force chez ce peuple , que rien ne l'attacha plus aux lois. Il fit bien des fois pour l'obferver, ce qu'il n'auroit jamais fait pour la gloire ni pour la patrie. Quintius Cincinnatus , conful , ayant voulu lever une armée dans la ville (a) Livre I. L... 11) 14^ Dé l'esprit des Lois, contre les Eqiies & les Volfques , le^ tribuns s'y oppoferent. « Eh bien , dit* » //, que tous ceux qui ont fait ferment >» au conful de l'année précédente mar- » chent fous mes enfeignes {a) ». En Yain les tribuns s'écrierent-ils qu'on n'é- toit plus lié par ce ferment ; que quand on l'avoit fait , Quintius étoit un hom- me privé : le peuple fut plus religieux que ceux qui le mêloient de le con- duire ; il n'écouta ni les diftindions ni les interprétations des tribuns. Lorique le même peuple voulut fe re- tirer fur le Mont-facré , il fe fentit rete- nir par le lerment qu'il avoit fait aux! coniuls de les iuivre à la guerre (b). Il forma le deifein de les tuer : on lui fit entendre que le ferment n'en fubfiile- roit pas moins. On peut juger de l'idée qu'il avoit de la violation du ferment , par le crime qu'il vouloit commettre. Aprèsla bataille de Cannes, le peuple effrayé voulut fe retirer en Sicile ; Sci- pion lui fit jurer qu'il refteroit à Rome ; la crainte de violer leur ferment fur- monta toute autre crainte. Rome étoit im vaiffeau tenu par deux ancres dans la tempête , la religion & les moeurs, {a) Tite-Live, liv. III. {b) Idem, liv. II. Liv. VÎII. Chap. XIV. 14*/ CHAPITRE XIV. Comment U plus petit changement dans la conjlitution , entraine la ruine deS) principes, ARISTOTE nous parle de la rë,pu-f, bliqiie de Carthage , comme d'une république très-bien réglée. Folybe nous.* dit qu'à la féconde guerre punique (<î) il y avoiL à Carthage cet inconvénient , que le fénat avoit perdu preique toute, fon autorité. Tue-Live nous apprend que Iprfqu'Annibal retourna à Carthage, il trouva que les magiftrats & les princir- paux citoyens détournoient à leur pro-, fit les revenus publics , & abuibient de leur pouvoir. La vertu des magiftrats tomba donc avec l'autorité du iénat ; tout cpula du même principe. Ôri connoît leà prodiges de la cenfure cjiez les Romains. Uy eut un temps, otf elle devint pétante ; mais on la foutint^ parce qu'il y avoit plus de luxe qae de corruption. Claudius l'aiToiblit; & par cetafFoibliffement, la corruption devint encore plus grande que le luxe ; & la (a) Environ cent ans après. L iv 14^ E)e l'esprit des Loîs^ cenfure (û) s'abolit, pour ainfi dire ^ d'elle-mêîïie. Troublée , deman par les lois du pays , un culte étranger ne pouvoif être établi dans Tempû^ liv. VIII. Chap. XXI. 1^7- La Chine , comme tous les pays où croît le riz (a) , eft fujette à des famines fréquentes. Lorfque le peuple meurt de faim , il fe diiperfe pour chercher de quoi vivre ; il fe forme de toutes parts des bandes de trois , quatre ou cinq vo- leurs. La plupart font d'abord extermi- nées ; d'autres fe grofîiflfent , & font ex- terminées encore. Mais dans un fi grand nombre de provinces , & ii éloignées , il peut arriver que quelque troupe faffe fortune. Elle fe maintient , fe fortifie , fe forme en corps d'armée , va droit à la capitale, & le chef monte fur le trôner Telle eft la nature de la chofe , que le mauvais gouvernement y eil d'abord puni. Le délbrdre y naît Ibudain , parce que ce peuple prodigieux y manque de fubfillance. Ce qui fait que dans d'au- tres pays on revient fi diiBcilement des abus, c'eft qu'ils n'y ont pas des effets fenfibles ; le prince n'y eft pas averti d'une manière prompte & éclatante , comme il l'eft à la Chine. Il ne fentira point, comme nos prin- ces, que s'il gouverne mal , il fera moins heureux dans l'autre vie , moins puifTant & moins riche dans celle-ci. Il faura (fl) Voyez ci-deflbus, liv. XXIII. chap. 14. 'i5^ De l'esprit des Lois, que û fon gouvernement n'eft pas bon^ il perdra l'empire & la vie. Comme , malgré les expofitions d'en- fans , le peuple augmente toujours à la Chine (û) , il faut un travail infatigable pour faire produire aux terres de quoi le nourrir : cela demande une grande atten« tion de la part du gouvernement. Il eft à tous les inftans intérefle à ce que tout le monde puille travailler fans crainte d'être fruftré de fes peines. Ce doit moins être un gouvernement civil ^ qu'un gouvernement domeftique. ' . Voilà ce qui a produit les réglemens dont on parle tant. On a voulu faire régner les lois avec le defpotifme : mais ' ce qui eft joint avec le defpotifme n'a plus de force. En vain ce defpotifme , preffé par fes malheurs , a^t-il voulu s'enchaîner ; il s'arme de fes chaînes ^ &C devient plus terrible encore. La Chine eu donc un état defpotique , àont le principe efl la craixate. Peut-être que dans les premières dynaflies, l'em- pire n'étant pas fi étendu , le gouver- nement déclinoit un peu de cet efprit. Mais aujourd'hui cela n^eA pas. ( a ) Voyez le mémoire d'un Tfongtôu, pour qu'an défricha. Lettres édif. recueil 21. Iiv. IX. Chap. I. 1^^ LIVRE IX. Des Lois , dans le rapport qu elles ont avec la force défenjive* CHAPITRE PREMIER. Comment Us Républiques pourvount â. leur fureté, SI une république eft petite, elle eft détruite par une force étrangère ; il elle efl grande , elle le détruit par un vice intérieur. Ce double inconvénient infeôe éga- lement les démocraties & les ariflocra- ties , (oit qu'elles loient bonnes , ioit qu'elles foient mauvailes. Le mal eft dans la chofe même , il n'y a aucune forme qui puifle y remédier. Ainfi il y a grande apparence que les hommes auroient été à la fin obligés de vivre toujours fous le gouvernement d'un feul, s'ils n'avoient imaginé une manière de conftitution qui a tous les avantages intérieurs du gouvernement républicain & la force extérieure du ^6o De l'esprit des Lois, monarchique. Je parle de la république' fédérative. Cette forme de gouvernement eft une convention, par laquelle plufieurs corps politiques confentent à devenir citoyens d'un état plus grand qu'ils veu- lent former. C'eft une fociété de focic- tés , qui en font une nouvelle , qiri peut s'agrandir par de nouveaux affo- ciés qui fe font unis. Ce furent ces affociations qui firent fleurir fi long-temps le corps de la Grèce. Par elles les Romains attaquè- rent l'univers , & par elles feules l'uni- vers fe défendit contr'eux;& quand Rome fut parvenue au comble de fa grandeur, ce fut par des affociations derrière le Danube & ïe Rhin , affocia- tions que la frayeur avoit fait faire , que les Barbares purent lui réfiffer. C'eft par-là que la Hollande (a) , l'Allemagne, les Ligues Suiffes, font regardées en Europe comme des répu- bliques éternelles. Les affociations des villes étoient autrefois plus néceffaires , qu'elles ne le (a) Elle eft (otmée par environ cinquante républi- ques, toutes différentes les unes des autres. État des frovinces-Uaies , par M. Janiffon. L I V. I X. C H A p. I. léi font aujourd'hui. U.ie cité fans puit- fance couroit de plus grands périls. La conquête lui faifoit perdre , non-feule- ment la puifTance exécutrice & la lé- giilative , comme aujourd'hui , mais en- core tout ce qu'il y a de propriété par- mi les hommes {a). Cette forte de république, capable de réfifter à la force extérieure , peut fe maintenir dans fa grandeur , fans que l'intérieur fe corrompe. La forme de cette fociété prévient tous les incon- véniens. Celui qui voudroit ufurper ne pour- roit guère être également accrédité dans tous les états confédérés. S'il fe rendoit trop puïlTant dans l'un , il alarmeroit tous les autres ; s'il fubjuguoit une par- tie , celle qui feroit libre encore peur-, roit lui réfiHer avec des forces indépen- dantes de celles qu'ail auroit ufurpées ,' & l'accabler avant qu'il eût achevé de s'établir. S'il arrive quelque fédition chez ua des membres confédérés , les autres peuvent l'appaifer. Si quelques abus s'introduifent quelque part , ils font (a) Liberté civile, biens, femmes, enfan?^ tempka & l'épuUmes même. %.6i De l'esprit des Lois, Corrigés par les parties faines. Cet état peut périr d'un côté , fans périr de l'au- tre ; la confédération peut être difloute, ôc les confédérés refter fouverains. Compofé de petites républiques, il jouit de la bonté du gouvernement inté- rieur de chacune ; & à l'égard du dehors, il a par la force de l'aflbciation tous les avantages des grandes monarchies. CHAPITRE II. Q^ue la conûïtution fédérative doit êtrt compoféc d'états de mêm& nature , fur- tout d'états républicains. IES Cananéens furent détruits , parce ,ique c'étoient de petites monar- chies qui ne s'étoient point confédérés , éc qui ne fe défendirent pas en commun. C'eft que la nature des petites monar- chies n'efl: pas la confédération. La république fédérative d'Alle- inagne eft compofée de villes libres & de petits états fournis à des princes. L'expérience fait voir qu'elle eft plus imparfaite que celle de Hollande 6i. de SuifTe, ) Liv. IX. Cita p. I î. 165 L'efprit de la monarchie eu la guerre & ragrandiflement; l'erprit de la répu- •blique ell la paix 6c la modération. Ces ont avec la force offenjive, CHAPITRE PREMIER. De la force o^enjîvz, LA force offenfive efl réglée par le droit des gens, qui eft la loi poli- tique des nations confidérées dans le rapport qu'elles ont les unes avec, lès autres. ^ ' ' ■ ' ■ ■ . ■ Il .j CHAPITRE II. J?e la guerre, LA vie des états ed comme celle des hommes. Ceux-ci ont droit de tuer dans le cas de la défenle naturelle ; ceux- là ont droit de faire la guerre pour leur propre confervation. Dans le cas de la défenfe naturelle, ^'ai droit de tuçr j parce que ma vie eil Lïv. X. Chap. ir. 175 à moi , comme la vie de celui qui m'at- taque eft à lui : de même un état fait la guerre , parce que fa confervation eii juile comme toute autre confervation. Entre les citoyens , le droit de la dë- fenfe naturelle n'emporte point avec lui la néceffité de l'attaque. Au lieu d'atta- quer, ils n'ont qu'à recourir aux tribu- naux. Ils ne peuvent donc exercer le droit de cette défenfe , que dans les cas momentanés , où l'on feroit perdu li l'on attendoit le fecours des lois. Mais entre les fociétés , le droit de la défenfe naturelle entraîne quelquefois la né- cefîité d'attaquer, lorfqu'un peuple voit qu'une plus longue paix enmettroit un autre en état de le détruire ; 6c que l'at- taque eft , dans ce moment , le feul moyen d'empêcher cette deftrudion. Il fuit de-là que les petites fociétés. ont plus fouvent le droit de faire la guerre que les grandes , parce qu'elles font plus fouvent dans le cas de crain- dre d'être détruites. Le droit de la guerre dérive donc de fa nécefTité & du jufte rigide. Si ceux; qui dirigent la confcience, ou les con- seils des princes, ne fe tiennent pas là,,, tout elt perdu j éc lorfqu'on fe fondera M vj; 17^ De l'esprit DUS Lois, fur des principes arbitraires de gloire, de bienféances, d'utilité, des flots de fang inondèrent la terre. Que l'on ne parle pas fur-tout de la gloire du prince ; fa gloire feroit (on orgueil ; c'eft une pafîion , 6c non pas vin droit légitime. Il eil: vrai que la réputation de fa puif- fance pourroit augmenter les forces de fon état ; mais la réputation de fa juf- tice les ausimenteroit tout de même. CHAPITRE III. Du droit de, conquête» U droit de la guerre dérive celui de conquête, qui en efl: la confé- quence ; il en doit donc fuivre l'efprit. Lorfqu'un peuple eft conquis , le droit que le conquérant a fur lui , fuit quatre fortes de lois ; la loi de la nature, qui fait que tout tend à la confervation des efpeces; la loi de la lumière natu- relle , qui veut que nous faffions à au- trui ce que nous voudrions qu'on nous fît ; la loi qui forme les fociétés poli- tiques, qui font telles que la nature jî'en a point borné la durée i enfin k Liv. X. Chap. Iir. 27f loi tirée de la chofe même. La coa- quête eu. une acquifition ; l'efprit d'ac- quifition porte avec lui l'efpnt de con- fervation & d'ufage , & non pas celui de deftruftion. Un état qui en a conquis un autre, le traite d'une des quatre manières fui- vantes. 11 continue à le gouverner fé- lon fes lois , & ne prend pour lui que l'exercice du gouvernement politique & civil; ou il lui donne vin nouveau ^ gouvernement politique & civil , ou il détruit la fociété & la difperfe dans d'autres , ou enfin il extermine tous les citoyens. La première manière eft conforme au droit des gens que nous fuivons au- jourd'hui ; la quatrième eft plus con- forme au droit des gens des Romains : fur quoi je laiffe à juger à quel point nousfommes devenus meilleurs.il faut rendre ici hommage à nos temps mo- dernes , à la raifon préfente , à la reli- gion d'aujourd'hui, à notre philofo- phie, à nos moeurs. Les auteurs de notre droit public^ fondés fur les hiftoires anciennes , étant fortis des cas rigides , font tombés dans «de grandes erreurs. Ils ont donné datkç l7Ë De l'esprit des Lots y l'arbitraire ; ils ont fuppofé dans les eonquérans un droit, je ne fais quel, de tuer : ce qui leur a fait tirer des eonféquences terribles comme le prin- cipe ; & établir des maximes que les eonquérans eux-mêmes, lorfqu'ils ont eu le moindre fens , n'ont jamais prifes. Il efl: clair que, lorfque la conquête eu. faite, le conquérant n'a plus le droit de tuer; puilqu'il n'eil plus dans le cas de la défenfe naturelle , & de fa propre confervation. Ce qui les a fait penfer ainfi, c'eft qu'ils ont cru que le conquérant avoit droit de détruire la fociété : d'où ils ont conclu qu'il avoit celui de détruire les hommes qui la compofent ; ce qui eu. une conféquence fauffement tirée d'un faux principe. Car de ce que la fociété feroit anéantie , il ne s'en fuivroit pas que les hommes qui la forment dufl'ent aufîi être anéantis. La fociété eft l'u- nion des hommes, & non pas les hom- mes ; le citoyen peut périr , 6c l'homme refier. Du droit de tuer dans la conquête y, les politiques onttiré le droit de réduira"" en fervitude; mais la conféquence eil aulTiinal fondéç que le principe,. Liv. X. Chap. IIÎ. ijf On n'a droit de réduire en fervitude , que ioriqu'elle eil nécelTaire pour la coiifervation de la conquête. L'objet de la conquête eft la conlervation : la fer- vitude n'efl: jamais l'objet de la con- quête ; mais il peut arriver qu'elle Toit un moyen néceÛaire pour aller à la confervation. Dans ce cas, il eu contre la nature de la chof'e , que cette fervitude foit éternelle. Il faut que le peuple efclave puiffe devenir fujet. L'efclavage dans la conquête efl une chofe d'accident. Lorfqu'après un certain eipace de temps, toutes les parties de l'état con- ouérant fe font liées avec celles de l'état conquis, par des coutumes, des maria- ges , des lois , des affociations , & une eertame conformité d'elprit, la fervi- tude doit ceffer. Car les droits du con- quérant ne font fondés que fur ce que ces chofes-là ne font pas , Se qu'il y a un éioignement entre les deux nations „ tel que l'une ne peut pas prendre con- fiance en l'autre. Ainfi le conquérant qui réduit le peu- ple en fervitude , doit toujours fe réfer- ver des moyens (& ces moyens font fans nombre) pour l'en faire fortir. iSô De l'esprit des Lois, Je ne dis point ici des chofes vagues,' Nos pères qui conquirent l'empire Ro- main en agirent ainfi. Les lois qu'ils firent dans le feu, dans l'aftion, dans l'impétuofité , dans l'orgueil de la vic- toire , ils les adoucirent ; leurs lois étoient dures, ils les rendirent impar- tiales. Les Bourguignons , les Goths & les Lombards vouloient toujours que les Romains fuffent le peuple vaincu; les lois âi'Euric , de Gondebaud & de Rhotarls, firent du Barbare & du Ro- main des concitoyens (a), CharUmagne , pour dompter les Sa- xons , leur ôta l'ingénuité &: la pro- priété des biens. Louis k Débonnaire les affranchit ( ^ ) : il ne fit rien de mieux dans tout ïon règne. Le temps & la fer- vitude avoient adouci leurs moeurs; ils lui furent toujours fidèles. (a) Voyez le code des lois des Barbares, & le livre XXVIII ci-deffous. {b) Voyez l'Auteur incertain de la vie de Louis le Débonnaire , dans le recueil de Duchefne, tome a» page 2j$, ^^ Iiv. X. Chap. IV. iSr CHAPITRE IV. Quelques avantages du peuple, conquise AU lieu de tirer du droit de conquête des confëquences fi fatales , les po- litiques auroient mieux fait de parler des avantages que ce droit peut quelquefois apporter au peuple vaincu. Ils les au?- ïoient mieux fentis, fi notre droit des gens étoit exaâ:ement fuivi, &; s'il étoit établi dans toute la terre. Les états que l'on conquiert ne font pas ordinairement dans la force de leur inilitution. La corruption s'y eft intro- duite ; les lois y ont ceffé d'être exécu- tées ; le gouvernement eft devenu op- prefTeur. Qui peut douter qu'un état pareil ne gagnât & ne tirât quelques avantages de la conquête même , fi elle n'étoit pas deflruftrice ? Un gouverne- ment parvenu au point oîi il ne peut plus fe réformer lui-même , que per- droit-il à être refondu? Un conquérant qui entre chez un peuple , où par mille rufes & mille artifices , le riche s'eft in- fenfiblement pratiqué une infinité de moyens d'ufurper; oii le malheureux i8i De l'esprit des Lois, qui gémit, voyant ce qu'il croyoit de$ abus, devenir des lois, eu dans l'op- preilîon , & croit avoir tort de la fentir ; un conquérant, dis-je , peut dérouter tout, & la tyrannie lourde eft la pre- mière chofe qui fouffre la violence. On a vu par exemple , des états op- primés par les traitans , être foulages parle conquérant, qui n'avoit ni les- engagemens ni les befoins qu'avoit le prince légitime. Les abus fe trouvoient corrigés , fans même que le conquérant les corrigeât. Quelquefois la frugalité de la nation conquérante, l'a mife en état de laiiTer aux vaincus lenéceflaire , qui leur étoit été fous le prince légitime. Une conquête peut détruire les pré- jugés nuifibles ; & mettre , fi j'ofe parler ainfi, une nation fous un meilleur génie^ Quel bien lesEfpagnolsnepouvoient- îls pas faire aux Mexicains? Ils avoient à leur donner une religion douce ; ils leur apportèrent une fuperftitionfurieufe.Ili auroient pu rendre libres les efdaves, & ils rendirent efclaves les hommes libres. Tls pouvoientles éclairer fur l'a- bus des facrifices humains ; au lieu de cela j ils les exterminèrent. Je n'aurois Liv. X. Chap. IV. iS| jamais fini , fi je voulois raconter tous les biens qu'Us ne firent pas, 6c tous les maux qu'ils firent. C'efl à un conquérant à réparer une partie des maux qu'il a faits. Je définis ainfi le droit de conquête; un droit né- ceffaire , légitime 6c malheureux , qui laiffe toujours à payer une dette im- menfe, pour s'acquitter envers la na- ture humaine. CHAPITRE V. Gêlon^ roi de Syracujè. LE plus beau traité de paix dont l'hif- toire ait parlé , eil je crois celui que Gélon fit avec les Carthaginois. Il vou*- liit qu'ils aboliffent la coutume d'immo- ler leurs enfans {a). Choie admirable I Après avoir dcfak trois cents mille Car- thaginois, il exigeoitune condition qui n'étoit utile qu'à eux , ou plutôt il ftipu* loit pour le genre humain. Les Badriens failbient manger leurs pères vieux à de grands chiens. Alexan- dre le leur défendit (b) ; 6c ce fut un triomphe qu'il remporta fur la fuper- ilition. (u) y. le Recueil de M. de Barbeyrac , art, il 2» {b) Strabon » liv. H» 1^4 De l'esprît des Lois ? CHAPITRE VL D'une république qui conquiert, IL eft contre la nature de la cbofe ,' que dans une conftltution fédérati- ve, un état confédéré conquière fur l'autre, comme nous avons vu de nos jours chez les Suiffes (a). Dans les ré- publiques fédératives mixtes , où l'af- îbciation efl entre de petites républi- ques & de petites monarchies , cela choque moins. 11 eft encore contre la nature de la cbofe, qu'une république démocratique conquière des villes qui ne fauroient entrer dans la fphere de la démocratie. Il faut que le peuple conquis puiffe jouir des privilèges de la fouveraineté , comme les Romains l'établirent au com- mencement. On doit borner la conquête au nombre des citoyens que l'on fixera pour la démocratie. Si une démocratie conquiert un peu- ple pour le gouverner comme fujet, elle expofera fa propre liberté ; parée qu'elle confiera une trop grande puif- iance aux magiftrats qu'elle enverra dans l'état conquis. ( d ) Pour le Tockembourg. , Liv. X. Chap. VL 2§f ^* Dans quel danger n'eut pas été la république de Carthage , û Annibal t avoit pris Rome ? Que n'eùt-il pas fait dans fa ville après la viéloire , lui qui y caufa tant de révolutions après fa défaite Ça) ? Hannon n'auroit jamais pu perfuader aufénat de ne point envoyer de fecours à Annibal , s'il n'avoit fait parler que fa jaloufie. Ce fénat qu'Arilfote nous . . dit avoir été fi fage , ( chofe que la prof- périté de cette république nous prouve ïi bien) ne pouvoit être déterminé que par des railons fenfées. Il auroit fallu être trop ftnpide pour ne pas voir qu'une armée à trois cents lieues de-là, Éiifoit des pertes néceffaires , qui dé- voient être réparées. Le parti d'Hannon vouloit qu'on li- vrât Annibal aux Romains {h). On ne pouvoit pour lors craindre les Ro- mains; on craignoit donc Annibal. On ne pouvoit croire , dit-on , les fuccès d'Annibal : mais comment en douter? Les Carthaginois répandus par toute la terre , ignoroient-ils ce qui fe A 1 '' ( « ) Il ^toit à la tête d'une faftion. (i) Hannon vouloit livrer Annibal aux Romains» comme Caton vouloit qu'on livrât Céfac aux Gaulois. "1^6 De l*e5prït tdes Lois, paffoit en Italie? Ceû pa"ce qu'ils ne r.igiorojei'it pas, qu'on ne vouloit pas envoyer de iecours à Annibal. Hannon devient p'us ferme après Tre^ hus ^ a|'r^b Trafinttnts ^ après Cannes: •ce n'eii point ion incrédulité qui aug- jnente , c'ell la crainte. CHAPITRE VIL Continuation du wêmefujet. IL y a encore un inconvénient aux conquêtes jfaites parles démocraties. Leur gouvernement eft toi jours odieux aux- états afllijettis. Il eft monarchique par la fidion ; mais dans la vérité , il eft plus dur que le monarchique , comme i'expérience de tous les temps & de tous les pays l'a fait voir. Les peuples conquis y font dans un état trifte ; ils ne jouiffent ni des avan- tages de la république , ni de ceux de la monarchie. Ce que j'ai dit de l'état populaire jfe peut appliquer à l'ariftocratie. Liv. X. Chap. VIIÎ. 1^7 CHAPITRE VIII. Continuation du mémt fujzt. AINSI, quand une république tient quelque peirple loiis ia dépen- dance , il faut qu'elle cherche à réparer les inconvén'ens qui na-ffent de la na- ture de la choie , en lui donnant un bon droit politique & de bonnes lois civiles. Une répub'ique d'Italie tenoit des infiil aires tous ion obciiTaiice ; mais ion droit politique & civil à leur égard étoit vicieux. On ie fouvient de cet aûe {a) d^amniftie , qui porte qu'on ne les con- damneroit plus à des peine > affliitives y«r la conjcicnu informée du gouverneur. On a vu fouvent des peuples demander des privilèges : ici le ibuverain accorde ie droit de toutes les nations. {a) Du i8 Oftobre 1738, imprimé à Gènes, clies Franchsl/i. Vu'umo al nofiro gênerai - ^ov^n. Mo & iit d.tta ifoia , di cond.inare in avenire falamente ex in- formatâ confcientiâ perfona alcuna na:^:oi:ale in pena cfflittiva : potrà ben fi far arrefture cd mcarcerare Ic fierfone che ^Li f^rjiino fofpette ; falvo di renderne poi jà noi foUtcitamtntt i art. VI. 288 De l*esprit des Lois; CHAPITRE ï X. lyune, monarchie qui conquiert autour d'dU, SI une monarchie peut agir long- temps avant que l'agrandifTement l'ait affoiblie, elle deviendra redouta- ble , 6c la force durera tout autant qu'elle lera preflee par les monarchies voiiines. Elle ne doit donc conquérir que pen- dant qu'elle relie dans les limites natu- relles à fon gouvernement. La pru- dence veut qu'elle s'arrête , fitôt qu'elle paffe ces limites. Il faut dans cette forte de conquête lailTer les chofes comme on les a trou- vées; les mêmes tribunaux, les mêmes lois , les mêmes coutumes , les mêmes privilèges, rien ne doit être changé, que l'aimée & le nom du fouverain. Lorfque la monarchie a étendu fes li- mites par la conquête de quelques pro- vinces voifmes , il faut qu'elle les traite ^vec une grande douceur. Dans une monarchie qui a travaillé iong-temps à conquérir, les provinces de Liv. X. Chap. IX. iS^' de fon ancien domaine feront ordinale rement très foulées. Elles ont à ibufFrir les nouveaux abus & les anciens ; ik. fouvent une vafle capitale, qui engloutit tout , les a dépeuplées. Or li après avoir conquis autour de ce domaine , on trai- toit les peuples vaincus comme on fait fes anciens fujets, l'état feroit perdu i ce que les provinces conquifes enver- roient de tributs à la capitale , ne leur reviendroit plus ; les frontières fcroient ruinées , & par conféquent plus foibles ; les peuples en feroient mal afFedionnés ; la fubfiflance des armées , qui doivent y^ refter & agir , feroit plus précaire. Tel eft l'état néceffaire d'une monar- chie conquérante ; un luxe affreux dans la capitale, lamifere dans les provinces qui s'en éloignent , l'abondance aux: extrémités. Il en eft comme de notre planète ; le feu eil au centre , la ver- dure à la furface , une terre aride > froide & ftérile , entre les deux* » 4» Tome^ /, N Î90 I^E l'esprit des Lois,' CHAPITRE X. ^I^une monarchie qui conquiert une autn monarchie^ QUELQUEFOIS iine monarchie en conquiert une autre. Plus celle-ci lera petite , mieux on la contiendra par des îbrtereffes; plus elle fera grande, îuleux on] a confervera par des colonies, CHAPITRE XI. Des mœurs du peuple vaincu» DANS ces conquêtes , il ne fuffit pas de laiffer à la nation vaincue (es lois ; il eil peut-être plusnécefîaire de lui Jaiffer fes mœurs, parce qu'un peuple connoît , aime &: défend toujours plus fes mœurs que fes lois. Les François ont été chafîes neuf fois de l'Italie , à caufe , difent les hiflo- riens {a) , de leur infoîence à l'égard des fem.mcs &: des £lles. C'eft trop pour une nati<*n , d'avoir à foufFrir la herté du (a) Parcourei l'hiftoire de l'univers , par M. Puf^n» éoiS. liv. X. Cnxp. îtïi. %<)t>' vainqueur, & encore ion incontinence, & encore fonindifcrétion , fans doute plii5 fâcheule , parce qu'elle multiplie à' l'infini les outrages. CHAPITRE XII. D'aune loi de. Cyms, JE ne regarde pas comme une bonne loi , celle que fit Cyrus , pour que les Lydiens ne pufTent exercer que des pro- feiTions vilas, ou des profeiîions infâmes. On va au plus prefTé ; on fonge aux révoltes, & non pas aux invafions. Mais lesinvaiions viendront bientôt ; les deux peuples s'uniiTent , ils fe corrompent tous les deux. J'aimerois mieux mainte- nir par les lois la rudefle du peuple vain- queur, qu'entretenir par elles la mol- Içfïe du peuple vaincu. j4nfiodemô , tyran de Cumes (^) > chercha à énerver le courage de la jeu- nefTe. Il voulut que les garçons laiffaf- fent croître leurs cheveux, comme les filles; qu'ils les ornallent de fleurs, ôrf portaflent des robes de différentes cou- leurs jufqu'aux talons; que, lorfqu'Us la) D^nys d'Halicarnafl'e , liv. VIÎ. N ij 291 De l'esprit dés Lois, alloient chez leurs maîtres de danfe & de muiique , des femmes leur portaiTent des parafols , des parfums & des éven- tails ; que , dans le bain , elles leur donnaffent des peignes 6c des miroirs. Cette éducation duroit jufqu'à l'âge de vingt ans. Cela ne peut convenir qu'à un petit tyran , qui expofe fa fouverai- neté pour défendre fa vie. CHAPITRE XII I. Charles X IL CE Prince, quinefitufagequedefes feules forces , détermina fa chute çn formant des delTeins qui ne pouvoient être exécutés que par une longue guerre; ce que fon royaume ne pou voit foutenir. Ce n'étoit pas un état qui fût dans la décadence, qu'il entreprit de renverfer, mais un empire nailfant. Les Mofcovites fe fervirent de la guerre qu'il leur fai- foit , comme d'une école. A chaque dé- faite 5 ils s'approchoient de la viftoire; èc , perdant au dehors , ils apprenoient à fe défendre au dedans. Charles fe croyoit le maître du monde dans les déferts de la Pologne, où U Lîv. X. Chaî». Xlir. i^J crrolt , & dans lefquels la Suéde étoit comme répandue ; pendant que fon principal ennemi fe fortifîoit contre lui, le ferroit , s'établifToit fur la mer Balti- que , détruifoit ou prenoit la Livonie. La Suéde reffembloit à un fleuve , dont on coupoit les eaux dans fafource , pendant qu'on les détournoit dans fon cours. Ce ne fut point Pultava qui perdit Charles : s'il n'avoitpas été détruit dans ce lieu , il l'auroit été dans un autre* Les accidens de la fortune fe réparent aifément : on ne peut pas parer à des évé* nemens qui naiflent continuellement de la nature des chofes* Mais la nature ni la fortune ne furent jamais fi fortes contre lui que lui-même>. Il ne fe régloit point fur la difpofition aftuelle des chofes , mais fur un certain modèle qu'il avoit pris : encore le fuivit* il-très mal. Il n'étoit point Alexandre ; mais il auroit été le meilleur foldat d'Alexandre. Le projet d'Alexandre ne réuffit que parce qu'il étoit fenfé. Les mauvais ïiiccès des Perfes dans les invalions qu'ils firent de la Grèce , les conquêtes à'AgéjilaSy 6c la retraite des dix mille N iij 2-94 î^s l'esprit des Lots,. avoient fait connoître au jiiile la i'iipé* riorité des Grecs dans leui- manière de combattre , & dans le genre de leurs armes ; & l'on favoit bien que les Perles .€toient trop grands pour le corriger. Ils ne pouvoient plus affoiblir lâ Grèce par des divifions : elle éîoit alors j-éunie lous un chef^ qui ne pouvoir avoir de meilleur moyenpour lui cacher fa fervitude , que de l'ëblouir par la deilruôion de les ennemis éternels , &C par refpérance de la conquête de l'Afie» Un empire cultivé par la nation du monde la plus induilrieuie , &; qui tra» vailloit les terres par principe de reli- gion , fertile & abondant en toutes chofes , donnoit à un ennemi toutes fortes de facilité pour y fublifter. On pouvoit juger , par l'orgueil de ces rois , toujours vainement mortifiés par leurs défaites , qu'ils précipiteroient leur chute , en donnant toujours des ba- tailles ; èc que la flatterie ne permettroit jamais qu'ils puffent douter de leur grandeur. Et non feulement le projet étoit fage, mais il fut fagement exécuté, Alexandre, dans la rapidité de fes actions , dans le feu de fes paiTions même , avoit, fi j'ofe Liv. X. Chap. XIIÏ. 199 me fervir de ce terme, une faillie de raifon qui le conduifoit , &c que ceux qui ontvoulufaire unroman defonhiftoire, & qui avoient l'efprit plus gâté que lui , n'ont pu nous dérober. Parlons-en tout à notre aife. CHAPITRE XIV. Jlexjndre. IL ne partit qu'après avoir affuré la Macédoine contre les peuples bar- bares qui en étoient voiiins , & achevé d'accabler les Grecs : il ne fe fervit de eetaccablement que pour l'exécution de fon entreprife : il rendit impuiffante la jaloufie des Lacédémoniens : il attaqua les provinces maritimes : il fit fuivre à fon armée de terre les côtes de la mer^ pour n'être point féparé de fa flotte : il fe fervit admirablement bien de fa difci- pline contre le nombre : il ne manqua point de fabfiftances : & s'il eft vrai que la viâ:oiMe lui donna tout , il fit aulîitout pour fe procurer la viftoire. Dans le commencement de fon entre- prife , c'efl-à-dire , dans un temps oii un échec pouvoit le renverfer , il mit N iv 1^6 De l'esprit des Lois, peu de chofe au hafard : quand la for» tune le mit au-deffus des événemens , la témérité fut quelquefois un de fes moyens. Lorfqu'avant fon départ il marche contre les Triballiens & les Illyriens , vous voyez une guerre (a) comme celle que Céfar fit depuis dans les Gaules. Lorfqu'il eu de retour dans la Grèce (b) , c'eft comme malgré lui qu'il prend & détruit Thebes ; campé auprès de leur ville , il attend que les Thébains veuillent faire la paix , ils pré- cipitent eux-mêmes leur ruine. Lorfqu'il s'agit de combattre (c) les forces mari- times des Perfes , c'efl plutôt ParmémoTp qui a de l'audace ; c'eft plutôt Alexandre qui a de la fageffe. Son induftrie fut de iéparer les Perfes des côtes de la mer, & de les réduire à abandonner eux- mêmes leur marine , dans laquelle ils ;étoi ent fupérieurs.^ Tyr étoit par prin- jcipe attachée aux Perfes , qui ne pou- yoient fe pafTer de fon commerce & de fa marine ; Alexandre la détruifit. Il prit l'Egypte , que Darius avoit laifTée dégarnie de troupes. , pendant qu'il la) Voyez Arrien , de expcdit, Alexandri t, Ith, I* (h) Ibid, ^ \e) Ibid, Liv. X. Chap. XIV. 297 affembloit des armées innombrables dans un autre \mivers. Le paffage du Granique fît qu'^/^- xandn fe rendit maître des colonies Grecques ; la bataille d'Iffus lui donna Tyr Ù. l'Egypte ; la bataille d'Arbelles lui donna toute la terre. Après la bataille d'IlTus , il lailTe fuir Darius , & ne s'occupe qu'à affermir & A régler fes conquêtes : après la bataille d'Arbelles , il le fuit de fi près (a) , qu'il ne lui laiffe aucune retraite dans (on. empire. Z> N Y 19^ De l'^esprit des Lois; conquérant & du peuple vaincu : il aban-: donna , après la conquête , tous les préju- gés qui lui avoient lervi à la faire : il prit les mœurs des Feries , pour ne pas déio* 1er les Perles y en leur taifant prendre les> mœurs des Grecs ; c'efl ce qui fit qu'il marqua tant de refpeft peur la femme 6ç; pour la mère de Darius , ÔC qu'il montra tant de continence. Qu'ell-ce que ce conquérant, qui eil pleuré de tous les peuples qu'il a fournis ? Qu'eft-ce que cet iifurpaleur, furlamort duquel la famille qu'il a renverfée du trône , verfe des larmes ? C'eft un trait de cette vie , dont les hifloriens ne nous dilent pas que quel* qu'autre conquérant puifle fe vanter. Rien n'afrermit plus une conquête , que l'union qui fe fait des deux peuples. par les mariages. Alexandre prit des. femmes de la nation qu'il avoit vaincue ;. il voulut que ceux de fa cour (/z) ea priffent auiïi ; le refle des Macédoniens. îuivit cet exemple. Les Francs & les.- Bourguignons (A permirent ces maria-- ges : les Wifigoths les défendirent (c); {a) Voyez Arrien, de exped. Alex. lib. VII. (J}) Voywz la loi des Bourguii^iions, titre Xlf , art. 5. (c) Voyez la loi des Wifigoths , liv. IIÎ. tit. V. §> %» qui abroge la loi ancienne , qui avoii plus d'e J^ar!i#.,^ Liv. X. Chap. XIV. ï9^ f n Efpagne , oc enluite ils les permirent : les Lombards ne les permirent pas feiile- ment , mais même les favoriferent (^) :' quand les Romains voulurent afFoiblir la Macédoine , ils y établirent qu'il ne pourroit fe faire d'union par mariages entre les peuples des provinces. Akxandrc ^ qui cherchoit à unir les deux peuples , fongea à faire dans la Perfe un grand nombre de colonies Grecques ; il bâtit une infinité de villes, &: il cimenta fi bien toutes les parties de ce nouvel empire , qu'après fo mort ^ dans le trouble & la confulion des plus affreufes guerres civiles , après que les Grecs fe furent , pour ainfi dire , anéantis eux-mêmes , aucune Province de Perle ne fe révolta. Pour ne point épuifer la Grèce 6c la; Macédoine , il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs (/>) : il ne lui importoit quelles mœurs euffent ces peuples ,, pourvu qu'ils lui fuffent fidèles. yj eft-il dit , à la différence des nations , que de* «onditions. {a) Voyez la loi des Lombards, liv. II. tit. Vlf^ §. I &2, {V) Les rois- de Syrie , abandonnant le plan de* fondateurs de l'empire , voulurent obliger les Juifs à; prendre les mœurs des Grecs , ce qui donna à leur étaP i»- teitibles fecottiles^- N vji 300 De l'esprit des Loïs^ Il ne laiffa pas feulement aux peuples vaineus leurs moeurs; il leur laiffaencore. leurs lois civiles , &: fouvent même les. rois ÔC les gouverneurs qu'il avoit trou- vés. Il mettoit les Macédoniens (d) à la tête des troupes, & les gens du pays à la tête du gouvernement ; aimant mieux courir le rifque de quel qu'infidélité par- ticulière ( ce qui lui arriva quelque- fois ) que d'une révolte générale. Il refpefta les traditions anciennes, & tous les monumens de la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perfe avoient détruit les temples des Grecs , '^es Babyloniens &c des Egyptiens ; il les rétablit (b) : peu de nations fe foii- mlrent à lui , iur les autels defquelles il ne fît des facrifices : il fembloit qu'il n'eût conquis, qvie pour être le monar- que particulier de chaque nation, &i le premier citoyen de chaque ville. Les B-omains conquirent tout ,. pour tout détruire; il voulut tout conquérir, pour tout conferver : & quelque pays qu'il parcourut , fes premières idées , fes pre* îjfiiers defTeins furent toujours de faire ^(quelque chofe qui pût en augmenter la (a) Voy. Arrien, de exped, AUx. lib. III. & autreSn, Liv. X. Chap. XTV. ^01 profpérité & la puiffance. Il en trouva» les premiers moyens dans la grandeur de ion génie ; les féconds dans fa fruga- lité & fon économie particulière {a) ;. les troifiemes dans fonimmenfe prodiga- lité pour les grandes chofes. Sa main fe fermoit pour les dépenfes privées ; elle s'ouvroit pour les dépenfes publiques- Falloit-il régler fa maifon ? c'étoit lui Macédonien; falloit-il payer les dettes des foldats , faire part de fa conquête aux Grecs , faire la fortune de chaque homme de fon armée? il étoit Alexandre^ Il fit deux mauvaifes allions ; il brûla Perfépolis , & tua Cl'uus. Il les rendit célèbres par fon repentir : de forte qu'on oublia fes avions criminelles , pour fe fouvenir de fon refped pour la vertu ; de forte qu'elles furent confidérées plu- tôt comme des malheurs , que comme des chofes qui lui fuffent propres ; de forte que la profpérité trouve la beauté de fon ame prefque à côté de fes empor- temens & de fes foibleffes ; de forte qu'il fallut le plaindre , & qu'il n'étoit plus poffible de le haïr. Je vais le comparer à Céfar : Quand. Céfar voulut imiter les rois d'Afie , il «/éii^Ub. VIL, ^01 De l'esprit des Lois, défefpéra les Romains pour une chofe de pure offcentation ; quand Alexandre voulut imiter les rois d'Afie , il fit une choie qui entroit dans le plan de fa conquête, CHAPITRE XV. Nouveaux moyens de confcrvcr ta. conquête» Lorsqu'un monarque conquiert un grand état , il y a une pratique admi- rable , également propre à modérer le delpotiTme & à conierver la conquête : les conquérans de la Chine l'ont mife en ufage. Poiu" ne point dcfefpérer le peuple vaincu , & ne point enorgueillir le vain- queur; pour empêcher que le gouver- nement ne devienne militaire , ÔC pour contenir les deux peuples dans le de- voir , la famille Tartare , q\ii règne préfentemeat à la Chine , a établi que chaque corps de troupes dans les pro- vinces feroit compole de moitié Chiuois^ & moitié Tartares, afin que la jalonfie entre les deux nations les contienne- dans le d^voir^ Les tri]>vuiavix ÎquI a^tfîi Lrv. X. Chap. XV. 50^ moitié Chinois, moitié Tartares. Cela produit plulieurs bons effets. 1°. Les deux nations fe contiennent l'une l'autre; 2.°. Elles gardenttoutes les deux la puiffance militaire & civile , & l'une n'elt pas anéantie par l'autre ; 3°. La nation conquérante peut le répandre par-tout , fans s'affoitlir & fe perdre ;. elle devient capable de réfiller aux guerres civiles 6l étrangères. IniHtutiora fi fenfée , que cVft le défaut d'une pa- reille , qui a perdu prefque tous ceux qui ont conquis la terre. jHyii tu a»nagtJva<«^gB!^^arrtœyggag;>|a^t»a»aajt^^»l^ll^'l>ll^iy^ CHAPITRE XVL jD'«/2 état defpotlque qui conquiert^ ÎORSQUE la conquête eiï immenfe,, «u elle iuppoie ie defpoîifme. Pour lors , l'armée répandue dans le^ provin- ces ne fuint pas. Il faut qu'il y ait tou- jours autour du prince un corps parti- culièrement afHdé , toiijpurs prêt à fondre fur la partie de l'empire qui pourroit s'ébranler. Cette milice doit contenir les autres , & faire trembler tous ceux à qui on a été obligé de laiffer quel qu'autorité dans, l'empire. Il y a. 504 I>E l'esprit des Lôis^ autour de l'empereur de la Chine un gros corps de Tartares toujours prêt pour le befoin. Chez le Mogol , chez les Turcs , au Japon , il y a un corps à la folde du prince , indépendamment de ce qui eft entretenu du revenu des terres. Ces forces particulières tiennent en refpe£^ les générales. CHAPITRE XVII. Continuation du même fujet. NOUS avons dit que les états que le monarque defpotique conquiert , doivent être feudatalres. Les hiftoriens s'épuilent en éloges fur la générofité des conquérans qui ont rendu la couronne aux princes qu'ils avoient vaincus, Les Romains étoient donc bien généreux , qui faifoient par-tout des rois, pour avoir des inftrumens de fervitude (^), Une a£i:ion pareille eil un aâ:e néceffaire. Si le conquérant garde l'état conquis , les gouverneurs qu'il enverra ne fau- ront contenir les fujets , ni lui-même {qs gouverneurs. Il fera obligé de dégarnir" de troupes fon ancien patrimoine , pour {a), Ut- hahrent infirumsnta fervimis & re^is». Liv. X. Chap. XVIL 30Y garantir le nouveau. Tous les malheurs des deux états feront communs ; laguerre civile de l'un fera la guerre civile de l'autre. Que fi, au contraire , le conqué- rant rend le trône au prince légitime , iî aura vm allié néceffaire , qur , avec les forces qui lui feront propres , augmen- tera les fiennes. Nous venons de voir Schah-Nadir conquérir les tréfors du Mogol , ôi lux laiffer Tlndouftan. ,, yf ^« %t o •=«?. 3o6 De l'esprit des Loi^; LIVRE XI. Des Lois qui forment la liberté politique dans fon rapport avec la conjîitution, CHAPITRE PREMIER. Idée générale. JE diftingiie les lois qui forment la liberté politique clans fon rapport avec la conflitution , d'avec celles qui la forment dans fon rapport avec le ci- toyen. Les premières feront le fujet de ce livre-ci ; je traiterai des fécondes dans le livre fuivant. CHAPITRE IL Dlverfcs Jignijications données au mot d& liberté. IL n'y a point de mot qui ait reçu plus de différentes lignifications, & qui ait frappé les efprits de tant de manières , que celui de liberté. Les uns l'ont pris Iiv. XI. Chap. il 56^ ^oiir la facilité de dëpofer celui à qui ils avoient donné un pouvoir tyraiini- que ; les autres , pour la faculté d'élire celui à qui ils dévoient obéir ; d'autres , pour le droit d'être armés , & de pou- voir exercer la violence; ceux-ci, pour le privilège de n'être gouvernés que par un homme de leur nation , ou par leurs propres lois (-a). Certain peuple a long-temps pris la liberté, pour Tuf âge de porter une longue barbe (F), Ceux- ci ont attaché ce nom à une forme de gouvernement, & en ont exclu les au- tres. Ceux qui avoient goûté du gou- vernement républicain, l'ont mife dans ce gouvernem.ent; ceux qui avoient joui du gouvernement monarchique, l'ont placée dans la monarchie (c). Enfin chacun a appelle liberté le gouvernement qui étoit conforme à fes coutumes , ou à ies inclinations : Et comme dans une république on n'a pas toujours devant les yeux, & d'une manière fi préfente y. (e) « J'ai , dit C:.ccron , copié redit de Scivola » M qui permet aux Grecs de- terminer eiitr'eux leurs M difFéients félon leurs lois ; ce oui fait qu'ils fe re-' M gardent comme des peuples libres n. {b) Les MoCcovites ne pouvoient fouffrir que le cz.ar Pierre la leur fît couper. (c) Les Cappadocier.s refuferent l'état républicain ,, que leur offtiieiit les Romains. 30S T)È L'ESlPkîT DES Lois, les inftriimens des maux dont on fe plaint , & que même les lois paroiffent y parler plus , 6c les exécuteurs de la loi y parler moins ; on la place ordinai- rement dans les républiques , & on l'a exclue des monarchies. Enfin , comme dans les démocraties le peuple paroît à peu près faire ce qu'il veut , on a mis la liberté dans ces fortes de gouvernemens, & on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple. CHAPITRE III. Ce que c'efi que la liberté, IL eft vrai que dans les démocraties le peuple paroît faire ce qu'il veut : mais la liberté politique ne confifte point à faire ce que l'on veut. Dans un état , c'eft-à-dire dans une fociété oii il y a des lois, la liberté ne peut confifler qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vou- loir , & à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir. Il faut fe mettre dans l'efprit ce que c'eil que l'indépendance , & ce que d'eu, que la liberté. La liberté eft le droit de faire tout ce que les lois permettent i ÔC Liv. XI. Chap. IV. 309 £ un citoyen pouvoit faire ce qu'elles défendent, il n'auroit plus de liberté ^ parce que les autres auroient tout de même ce pouvoir. CHAPITRE IV. Continuation du mcmt fujet. LA démocratie & l'ariftocratie ne font point des états libres par leur nature. La liberté politique ne fe trouve que dans les gouvernemens modérés. Mais elle n'eftpas toujours dans les états modérés. Elle n'y eft que lorfqu'on n'a- bufe pas du pouvoir : mais c'eft une expé- rience éternelle , que tout homme quia du pouvoir eft porté à en abufer; il va jufqvi'à ce qu'il trouve des limites. Qui le diroit ! la vertu même a befoin de limites. Pour qu'on ne puiffe abufer du pou- voir, il faut que , par la difpofition des cbofes , le pouvoir arrête le pouvoir. Une conftitution peut être telle, que per* fonne ne fera contraint de faire les chofes auxquelles la loi ne l'oblige pas , & à ne point faire celles que la loi lui permet^ ^10 T>R l'esprit des Lois, *- .. ■ -- U. _ _ I III I I - - - M- CHAPITRE V. Z)e robjec des états divers. QUOIQUE tous les états ayent en général un même objet , qui eft de le maintenir , chaque état en a pourtant im qui lui eft particulier. L'agranclifie- ment étoit l'objet de Rome ; la guerre , celui de Lacédémone; la religion, celui ^es lois Judaïques; le commerce, celui doit être gouverné par lui - même; il faudroit que le peuple en corps eut la puiilance IcgiPiative ; mais comme cela eil impoffible dans les grands états , & efl fujet à beaucoup d'inconvéniens dans les petits , il faut que le peuple faffe par fes repréfentans tout ce qu'il ne peut faire par lui-même. L'on coniioit beaucoup mieux les befoins de fa ville , que ceux des autres villes; & on juge mieux de la capacité de fes voifms , que de celle de fes autres compatriotes. Il ne faut donc pas que les membres du cops légillatif foient tirés en général du corps de la nation ; mais il convient que dans chaque lieu O xiy 3î8 De l'esTPrit ï3es Lors^ principal , lés habitans fe clioifiiTent i\% rcpréfentant. Le giand avantage des repréferr- tans , c^eil qu'ils font capables de dîA ■cuter les afi'aires. Le peuple n'y eil point du tout propre ; ce qui forme ua des (grands inconvéniens de la démo- P cratie. Il n'efl pas né ce flaire que les repré'^ fentans , qui ont reçu de ceux qui les^ ont choiiis une inilrudion générale , ea reçoivent une particulière fur chaque affaire , comme celafe pratique dans les diètes d^Allen\agne. Il eu vrai que de cette manière la parole des^députés fe- roit plus l'exprelTion de la voix de la nation; mais cela jetteroit dans des lon- gueurs infinies , rendroit chaque député le maître de tous les autres ; & dans les occaiions les plus preffantes , toute la force de la nation pourroit être arrêtée par un caprice. Quand les députés , dit très-bien M-. S'idne.y ^ repréfentent un corps de peu- ple comme en Hollande <> ils doivent rendre compte à cq\}ck. oui les ont com- mis : c'eil autre choie lorfqn'ils iont oint d'appeller en jugement les ami-» mones (^), même après leur adminillra- tion (/?) , le peuple ne pouvoit jamais fe faire rendre raiion des injuilices qu'ori lui a voit faites. Quoiqu'en général la puifîanc€f de juger ne doive être unie à aucune partie •de la léglûative , cela eft fujet à troiâ .exceptions, fandées fur l'intérêt parti** culier de celui qui doit être jugé. Les grands font toujours expofés â l'envie ; & s'ils éîoieiit jugés par le peuple, ils poiirroieîît être en danger , & îie jouiroient v?s du privilège qu'a le moindre des citoyens dans un état libre d'être jugé par fes paifs/ Il faut donc que les nobles foient appelles ^ non pas devant les tribunaux ordinaires de la nation , mais devant cette partie du corps légifîatif, qui tÛ. compofé de nobles. Il pourrolt arriver que la loi , qui efl en même temps crair- voyante &aveu* gle , feroit en de certains cas trop ri<* {a) C'étoient cfcs raagiftrats c|iie !e peuple éllfolî tous les ans. Voyez Edcnnc d; Bifance. (h) On pouvoit accufer les ntagfttats Romainj après leur magiftiaturc- Voyez dans Dtnys d HnUt larnagi , iiv. iX. l'affaife du- tribiya Ç^mcius^ * |Oureiife. Mais les /uges de la natioiî' ne l'ont , comme nous avons dit , que la bouche qui prononce les paroles de la loi ; des êtres inanimés, qui n'en peuvent modérer ni la force ni la ri- gueur, C'eft donc la partie du corps légiriatif, que nous venons de dire être> dans une autre occzûan , un tribunal néceiTaire , qui l'eH encore dans celle- ci ; c'eit à l'on autorité iuprême à rao>:- dérer la loi , en favetir. de la loi-méme^ en prononçant moins rigoureiifemeivt qu'elle. Il pourroit encore arriver que quel* que citoyen, dans les affaires publiques', violeroitle^ droits du peuple , &: feroit des crimes que les magiilrats établis ne faurolent ou n« voudroient pas punir» Mais , en général , la pulffance legiHa.- tive ne peut pas juger; & elle le peut encore moins dans ce cas particulier oiï elle repréfente la partie intérelTée, qui eil le peuple. Elle ne peut donc être qu'accufatrice. Mais devant qui accu^ fera-t-elle? Ira-t-elle s'abaifTer devant les tribunaux de la loi qui lui font infé- rieurs y & d'ailleurs compofés de gens , qui étant peuple comme elle , feroient ^nîraîués par l'autorité d'vin fx gran^ 9 ^z§ De l'esprit des Lois accufateiir ? Non : il faut pour confer- ver la dignité du peuple & la iiireté du particulier, que la partie légiilative du peuple accufe devant la partie légiila- tive des nobles ; laquelle n'a, ni les mêmes intérêts qu'elle , ni les mêmes paillons. C'eil l'avantage qu'a ce gouverne- ment lur la plupart des républiques an- ciennes , oii il y avoit cet abus , que le peuple étoit en même temps 6c juge & accusateur. Lapuiffance exécutrice , comme nous avons dit , doit prendre part à la lé- giilation par fa faculté d'empêcher ^ ians quoi elle fera bientôt dépouillée de fes prérogatives. Mais fi la puifïance légiilative prend part à l'exécution, la puiiiance exécutrice fera également perdue. Si le monarque prenoit part à la lé- giilation par la faculté de ilatuer, il n'y auroit plus de liberté. Mais comme il faut pourtant qu'il ait part à la iégilla- îion pour fe défendre ,, il faut qu'il y prenne part par la faculté d'empêcher,. Ce qui fut caufe que le gouverne- TïiQnt changea à Rome , c'eil que le ^cnat qui avoit une parti® de la puii^ Liv. XL CîîAP. VI. 32^ Tance exécutrice , &z les magiftrats qui avoient l'autre , n'avoient pas comme le peuple la faculté d'empêcher. Voici donc la conilitution fonda- mentale du gouvernement dont nous parions. Le corps iégifiatif y -étant com- pofc de deux parties y l'une enchaînera l'autre par fa faculté mutuelle d'em- pêcher. Toutes les deux feront liées par la puifTance exécutrice , qui le fer^ elle-même par la légiiiative. Ces trois puilïances devroient for- mer un repos ou une inaction. Mais comme , par le mouvement néceiTaire des choies, elles font contraintes d'al- ler 5 elles feront forcées d'aller de concert. La puiffance exécutrice ne faifant partie de la légiiiative que par fa fa- culté d'empêcher, elle ne fauroit en- trer dans le débat des affaires. îl n'efl pas même néceifaire qu'elle propote i parce que , pouvant toujours défap- prouver les réiolutions, elle peut le-f jetter^ les décifions des propofitions qu'elle auroit voulu qu'on n'eut pas faites. Dans quelques républiques ancien- nes , où le peuple en corps avoit le dé- ^30 De l'esprit des Loîs, bat des affaires, il étoit naturel que la puiffance exécutrice les proposât & les débattît avec lui ; fans quoi il y auroit eu dans les réfolutions une confufion étrange. Si la puiflance exécutrice flatue fur la levée des deniers publics, autrement que parfon confentement , il n'y aura plus de liberté ; parce qu'elle devien- dra légiflative , dans le point le plus important de la légiflation. Si la puilTance lédilative ilatue , non pas d'année en année , mais pour tou- jours-, fur la levée des deniers publics, elle court rifque de perdre fa liberté, parce que la puiilance exécutrice ne dé- prendra plus d'elle ; & quand on tient un pareil droit pour toujours , il eil affez indifférent qu'on le tienne de foi ou d'un autre. îl en eil de même , fi elle flatue, non pas d'année en année, mais pour toujours , fur les forces de terre 5-C de m-er qu'elle doit confier à la puiilance exécutrice. Pour que celui qui exécute ne puifTe pas opprimer , il faut que les armées qu'on lui coniie fuient peuple , & aient le môme cfprit que le peuple , comme cela fut à rlome jufqu'au temps de Xiv. XL Chap. Vr. 331 Marins, Et pour que cela Ibit ainfi , il n'y a que deux moyens , ou que ceux que l'on emploie dans Tarmée aient affez de bien pour répondre de lenr conduite aux autres citoyens , & qu'ils ne foient enrôlés que pour un an , comme il fe pratiquoit à Rome ; ou lî on a un corps de troupes permanent, & oii lesfoldats foient une des plus viles parties de la nation , il faut que la puif* lance légiflative puiffe le cafier fitôt qu'elle le dénre; que lesfoldats habitent avec les citoyens ; & qu'il n'y ait ni camp féparé, ni cafernes, ni places de guerre. L'armée étant une fois établie , elle ne doit point dépendre immédiatement du corps iégifiatn', mais de la puiHance exécutrice , & cela par la nature de la choie ; (on fait confillant plus en aâ:ioii qu'en délibération» Il efl dans la manière de penfer des hommes , que l'on falTe plus de cas du courage , que de la timidité ; de l'aéH- vité , que de la prudence ; de la force , que des confeils. L'armée méprifera tou- jours un fénat, &reii3e£l'erafes oiïïciers. Elle ne fera point cas des ordres qui lui feront envoyés de la part d'un corps 332. De l'esprit des Lois, compoié de gens qu'elle croira timides , & indignes par là de lui commander. Ainfi , fitôt que l'armée dépendra uni- quement du corps légiflatif , le gouver- nement deviendra militaire ; & fi le contraire eft jamais arrivé, c'efl: l'eiFet de qu;,lques circonftances extraordi- naires, C'eft que l'armée y efl: toujours féparée ; c'efl qu'elle eit compofée de plufieurs corps qui dépendent chacua de leur province particulière; c'eftque les villes capitales font des places ex- cellentes , qui fe défendent par leur fituation feule , 6c où il n'y a point de troupes. La Hollande eft encore plus en fu- reté que Venife ; elle fubmergeroit les troupes révoltées , elle les feroit mou- rir de faim ; elles ne (ont point dans les villes qui pourroient leur donner la fubfiflance ; cette fubfiilance eu donc précaire. Que û dans le cas oii l'armée efî gouvernée par le corps légiilatif , des circonftances particulières empêchent le gouvernement de devenir militaire , on tombera dans d'autres inconvé- niens; de deux chofes l'une; ou il fau- dra que l'armée détruife le gouverne- Civ. XI. Chap. VÎ. 33 3 ment , ou que le gouvernement affoi- bliffe l'armée. Et cet aifoibliilement aura une caufe bien fatale, il naîtra de la foiblefle même du gouvernement. Si l'on veut lire l'admirable ouvrage de Tacite fur les mœurs (a) des Ger- mains , on verra que c'eft d'eux que les ^^/z^/oij ont tiré l'idée de leur gouverne- ment politique. Ce beau fyflême a été trouvé dans les bois. Comme toutes les chofes humaines 'Ont une fin , l'état dont nous parions perdra fa liberté , il périra. Rome, La- cêiUmone &C Cankage ont bien péri. Il périra, lorfque la puiffance iégiilative fera plus corrompue que l'exécutrice. Ce n'eft point à moi à examiner fi les Anglois jouiflent adluellement de cette liberté , ou non. Il me fuffit de dire qu'elle eft établie par leurs lois , & je n'en cherche pas davantage. Je ne prétends point par-là ravaler îes autres gouvernemens , ni dire que cette liberté politique extrême doive mortiiier ceux qui n'en ont qu'une (a) Di minorihus rehus principes confultnnt , de ma- jorihus omnes ; ità camen ut ea quoqut quorum pcnef glebcm arbitrium (ft , apuâ principes penraHçntur, 334 I^E l'esprït des Lois, modéré. Comment dirois-je cela, mot qui crois que l'excès même de la raiion n'eft pas toujours déiirable ; & que les hommes s'accommodent prefque tou- jours mieux des milieux que des extré- înites? Arrlngton , dans fon Occana , a aufîî examiné quel étoit le plus haut point de liberté oii la conilitution d'un étal peut être portée. Mais on peut dire de lui , qu'il n'a cherché cette liberté qu'après l'avoir méconnue; &: qu'il a bâti Chal- cédoine , ayant le rivage de Bifance de-; yant les yeux. Liv, XI. Chap. vit. 33f CHAPITRE VII, t)cs Monarchies que nous connoljfons, LES monarchies que nous connoif- fons n'ont pas , comme celle dont nous venons de parler, la liberté pour leur objet direft ; elles ne tendent qu'à la gloire des citoyens , de l'état &: du prince. Mais de cette gloire , il réfulte un efprit de liberté , qui dans ces états peut faire d'auffi grandes çhofes , &: peut-être contribuer autant au bonheur que la liberté même. Les trois pouvoirs n'y font point didribués & fondus fur le modèle de la çonititution dont nous avons parlé ; ils ont chacun une diftribution particu^ îiere , félon laquelle ils approchent plus ou moins de la liberté politique ; & s'ils n'en apurochoient pas , la monarcln^. 4égénçr$?rpit en deipotifme. '53^ De l*ës?rît des Lois, CHAPITRE VIII. Pourquoi les anciens n avaient pas une idée bien claire de la Monarchie, LES anciens ne connoiiToient point le gouvernement fondé fur un corps de nobieile , ëc encore moins le gou- vernement fondé fur un coros légiilatif formé par les reprelentans d'une na- tion. Les républiques de Grèce & d'Ita- lie étoient des villes qui avoient cha- cune leur gouvernement , & qui affem- bloient leurs citoyens dans leurs mu- railles. Avant que les Romains euffent englouti toutes les républiques , il n'y avoit prefque point de roi nulle part, en Italie, Gaule, Efpagne, Allemagne; tout cela étoit de petits peuples ou de petites républiques. L'x4frique môme étoit foumife à une grande ; l'Afie mi- neure étoit occupée par les colonies Grecques. Il n'y avoit donc point d'exemple de députés de villes , ni d'ailemblées d'états ; il falloit aller jui- qu'en Perfe, pour trouver le gouver- îiement d'un feul. Jl eft vrai qu'il y avoit des répu- bîiquei Iiv. XI. Chap. VIIL ^37 bliquesfëdératives ; plufieiirs villes en- voyaient des députés à une alTemblée. Mais je dis qu'il n^j avoit point de mo- narchie fur ce modele-là. Voici comment fe forma le premier j)lan des monarchies que nous connoif- ions. Les Nations Germaniques qui conquirent l'empire Romain , étoient comme l'on (ait très-libres. On n'a qu'à voir là-deiTiis Tacite furies mœurs des Germains, Les conquérans fe répan- dirent dans le pays ; ils habitoient les campagnes , &peu les villes. Quand ils étoient en GcrmanU , toute la nation pouvoit s'ailembler. Lorfqu'ils furent difperfés dans la concpiêîe , ils ne le purent plus. Il falloit pourtant qiie la na- tion délibérât fur fes affaires , comme elle avoit fait avant la conquête ; elle le fît par des repréfenîans. Voilà l'origine du gouverneiiienî Gothique panni nous. Il fut dVbord mêlé de l'ariftocratie & de la monarchie. Il avoit cet inconvénient, que le bas peupl e y étoit efclave : c'étoit un bon gouvernement , qui avoit en foi la capacité de devenir meilleur. La cou- tume vint d'accorder des lettres d'aifran- chiffement; &i bientôt la liberté civile du peuple , les prérogatives de la no- Tomù I. P 53^ De l'esprit des Lois, i)leffe & du clergé , la puiffance des rois fe trouvèrent dans un tel concert, que je ne crois pas qu'il y ait eu fur la terre de gouvernement Ci bien tempéré que le fut celui de chaque partie de l'Europe dans le temps qu'il y fubfifta; & il eft admirable que la corruption du gouvernement d'un peuple conqué- rant ait formé la meilleure efpece de gouvernement que les hommes ayent pu imaginer. t.tiaa!3fa.itaraAu«.-j«g««ggr< L CHAPITRE IX. Aianiere de penfir (T Anjlote, 'embarras {^ Arijlou paroît vifî- blement, quand il traite de la mo- narchie {a). Il en établit cinq efpeces; il ne les dîftingue pas par la forme de la conflitution ; mais par des chofes d'ac- cident , comme les vertus ou les vices du prince ; ou par des chofes étrangè- res, comme l'ufurpation de la tyrannie, ou la fucceiTion à la tyrannie. Ariflote met au rang; des monarchies, & l'empire des Perfes & le royaume de Lacédémone. Mais qui ne voit que (a) Politique , liy. HI. çîiap. 2{IY, iîv. XI. Chap. IX. 339 1*un étoit un état derpotique , &c l'autre ame république ? Les anciens, qui ne connoiffoient^ pas la dillribution des trois pouvoirs dans le gouvernement d'un icul , ne pouvoient fe faire une idée jufte de la iîionarchie. CHAPITRE X. Manière de penjèr des autres politiques, lOUR tempérer le gouvernement d'unfeul, Arrihas (^) , roi d'Epire, n'imagina qu'une république. Les Mo- lo/Tes , ne fâchant comment borner le même pouvoir, firent deux rois (^): par-là ovi afFoib)lifroit l'état plus que le commandement ; on vouloit des ri- yaux, & on avoit des ennemi^. Deux rois n'étoient tolérables qu'à Lacédémone ; ils n'y formoient pas la conftitution,mais ils étoient une partie de la conftitution. ( a ) Voyez Juftin , liv. XVII. (i) Ariilote, Politique, liv. V. chap, ix. Pij '340 De l'esprit 33ES L0ÎS5 CHAPITRE XL JDes Rois des umps hcroïques chc7^ Us Grecs. HEZ les Grecs , dans les temps héroïques, il s'établit une efpece C celui de Tarqiiin. La couronne étoit éle£live ; & fous îes cinq premiers rois , le fénat eut la plus grande part à l'éledion. . (tf) Yeyez AâAqtp,P9lit}.q. Uv. IV ,, ch?p. vin» tiv. XI. Chap. XIL 34f Après la mort du roi , le fénat exami-- noit û l'on garderoit la forme du gou- vernement qui étoit établie. S'il jugeoit à propos de la garder , il nommoit urt magilîrat ( ^ ) , tiré de Ton corps , qui élifoit un roi ; le fénat devoit approu- ver réle£lion ; le peuple , la confirmer ; les auipices, la garantir. Si une de ces trois conditions manquoit, il falloit faire une autre éledlion. La conflitution étoit monarchique ,' ariilocratique &: populaire; & telle fut l'harmonie du pouvoir , qu'on ne vit ni jaloufie, nidifpute, dans les premiers règnes. Le roi commandoit les armées, & avoit l'intendance des facrifices ; il avoit la puiffance de juger les affaires ci- viles (^) & criminelles (c) ; il convo- quoit le fénat ; il affembloit le peuple ; il lui portoit de certaines affaires , &C jrégloit les autres avec le fénat (^). {a) Denys d'HalicarnafTe , 11 v. II, pag. 120 ; & liv. IV, pàg. 242 & 243. (b) Voyez le difcours de Tanaquil , dans Tite-Lire. liv. 1 , première décade ; & le règlement de Servius Tullius, dans Denys d'Halicarnafïe , liv. IV , p. 219. (c ) Voyez Danys d'Halicarnafïe , liv. II , p. 1 18 » & liv. m , pag. 171. ( i ) Ce fut par un fïînatus- confuke , que ThIIus Hoftilius envoya détruire Albe ; Denys d'Haiicarna^c^ tv. m , pag. 167 & 172. N Vf 344 î^£ l'esprit des Lors, Le fénat avoit une grande aiitorité. Les rois prenoient fouvent des féna- teurs pour juger avec eux ; ils ne por- toient point d'aiFaires au peuple , qu'el- les n'eufîent été délibérées (a) dans le fénat. Le peuple avoit le droit d'élire (^) les magiilrats , de coufentir aux nou- velles lois ; & lorlque le roi le per- mettoit , celui de déclarer la guerre &C de faire la paix. Il n'avoit point lapuif- fance déjuger. Quand TuUusHoftilius renvoya le jugement d'Horace au peu- ple , il eut des raifons particulières, que l'on trouve dans Denys d'Halicar.- naffe (*). La conflitution changea fous {d) Ser- Viu3 Tullius. Le fénat n'eut point de part à fon éleftion ; il fe fit proclamer par le peuple. Il fe dépouilla des juge- mens (^) civils, & ne fe réferva que (a) IhidAWAV, p. 176. (b) Ibid. liv. II. H falloit pourtant qu'il ne nom- mât pas à toutes les charges , puifque Valcrius PublU cola fit la fameufe loi , qui défendoit à tout citoyen d'exercer aucun emploi , s'il ne l'avoit obtenu par le fufF:age du peuple. (c) Livre III , p. IJ9. ( d ) Livre IV. {e) Il fe priva de la moitié de la puiflan ce royale » dit Ditiys d liiîticcrnaJI'i , liv. IV' , pag. 22-9. Lîv. Xî. Chap. XII. 345 tes criminels ; il porta diredement aii peuple toutes les affaires ; ille foula^ea des taxes, & en mit tout le fardeau fur les patriciens. Ainfi à mefure qu'il aifor- bliffoit la puiffance royale & l'autorité du fénat , il augmentoit le pouvoir du- peuple (a), > ■ ■/Tî^i'nr^rr -n ?:^ > Tarquin ne fe fit élire lii- par le fénat ni parle peuple ;'il regarda ServiusTuI- lius comme un ufurpateur , &: prit la couronne comme un droit héréditaire j il extermina la plupart des fénateurs; il ne confulta plus ceux qui relloienr,, il ne les appela pas même à (es juge- mens (/>). Sa puiffance augmenta; mais ce qull y avoit d'odieux dans cette puiffance, devint pUis odieux encore: il ufarpa le pouvoir du peuple ; il fit des lois faiis lui'; il 'en fit même contre lui (^c). Il auroit réuni les trois pouvoirs daps ia perfonne ; mais le peuple fe fouvint un moment qu'il étoit légilla^ teur, 6c Tarquin ne fut plus. {'a) On crcyoitque, s'il n'avoit pas été prevcaii' par Tarquin , il auroit établi le gouvetnement popu»- ïaire ; Denys d' Halicarnajjt , liv, IV , p. 243. {b) Livre IV.- R' V 54<3 De l'esprit des Loîs^ C H A P I T R E XIII. R if exions générales fur Vétat de Rome ^ après C e:>cpulfion des Rois. ON ne peut jamais quitter les Rou- mains : c'efl ainfi qu'encore au- jourd'hui , dans leur capitale , on laiiTe les nouveaux palais pour aller chercher des ruines ; c'eft ainfi que l'ceil qui s'efî: repofé fur l'émail des prairies , aime A voir les rochers & les montagnes. Les familles patriciennes avoient eu de tout temps de grandes prérogatives. Ces di{lin£i:ions , grandes fous les Roi5, devmrent bien plus importantes après leur expulfion. Cela caufa la jaloufie des plébéiens, qui voulurent les abaif- fer. \.ts çonteftations frappoient fur îa Gonflitution , fans affoiblir le gouver- nement : car, pourvu que les magif- tratiu"es eonfer-vaffent leur aittprité , il étoit affez indifférent de quelle famille éxoi^nt les magiftrats. Une monarchie éle61"ive , comme étoit Rome,fuppofe néceffaire.ment un corps ariftocratique puifTant, qui la foutienne, tos quoi elle fe change d'abord en xjy Liv. XI. Chap. Xm. 347 rannie ou en état populaire. Mais un état populaire n'a pas befoin de cette diftinôion de familles pour fe mainte- nir. C'eft ce qui fît que les patriciens , qui étoient des parties n^celïaires de la conftitution du temps des rois , en de- vinrent une partie fuperflue du temps des confuls ; le peuple put les abaifîer fans fe détruire lui-même , ôc changer la confîitution fans la corrompre. Quand Servius TuUius eut avili les patriciens , Rome dut tomber des mains des rois dans celles du peuple. Mais le peuple , en abaiffant les patriciens , ne dut point craindre de retomber dans celles des rois. Un état peut changer de deux ma- nières, ou parce que la confîitution fé corrige , ou parce qu'elle fe corrompt. S'il a confervé fes principes , & que la confîitution change , c'efl qu'elle fe corrige : s'il a perdu fes principes , quand la confîitution vient à changer ^ c'efl qu'elle fe corrompt. Rome, après l'expulfion des Rois,, devoit être une démocratie. Le peuple avoit déjà la puifTance légiflative ; c'é- toit fon fuffrage unanime qui avoit chafîé les rois y 6z s'il ne perfifloit pas. P vj, 34^ De l'esprit DES Lois, dans cette volonté , les Tarquins pour- voient à tous les initans revenir. Pré- tendre .qu'il eut voulu les chailer pour tomber dans l'efclavage de quelques familles , cela n'étoit pas raifcnnabie. La fituation des chofes demandoit donc que Rome fût une démocratie ; & ce- pendant elle ne l'étoit pas. Il fallut tempérer le pouvoir des principaux , èc que les lois inclinafient vers la dé- mocratie. Souvent les états fleurirent plus dans le paffage infenfible d'une conftitution à une autre , qu'ils ne le faifoient dans Fune ou l'autre de ces conilitutions. C'efl pour lors que tous les refforts dti. gouvernement font tendus , que tous les citoyens ont des prétentions; qu'on s'attaque , ou qu'on le careûe , & qu'il y a une noble émulation entre, ceux qui défendent la. conftitution qui dé~ cline , & ceux qui. mettent en avant celle qui prévaut. Liv. XL Chap. XrV. 349 Kvg^mBBSCM-t CHAPITRE X ï V. Comment la difiribiaion des trois pouvoirs: commença à changer après Vexpuljion, des Rois^ UATRE chofes choquoient prin- cipalement la liberté de Rome, j^ts patriciens cbtenoientieuls tous les emplois lacrés , politiques, civils & mi- litaires ; on avoit attaché au conlulat un pouvoir exorbitant , on faiioit des owr trages au peuple , enfin on ne lui laii- foit prefqu'aucune influence dans ks fuifrages. Ce furent ces quatre abus que le penple corrigea, i°..U fit établir , qu'il y aurolt des magiliratures , où les plébéiens poud- roient prétendre ; &: il obtint peu à peu qu'il auroit part à toutes, excepté à celle ô^ entre-roi. 2*^.. On décompofa le confulat, & on en forma plufieurs magiliratures. On créa des préteurs (a) , à qui on donna lapuifîance de juger les affaires-privées ; on nomma des quefleurs {b^ , pour taire {a) Titc-Live-, première dëcade, liv. VI. (è) Q^LxjJores pankïdiij Pomponias , Icg;.^, %fi%^ S, Ce orig. juris*. ^^Q De l'esprit des LoiSy juger les crimes publics; on établit des édiles , à qui on donna la police ; on fit destréforiers(û) , qui eurent l'admi- niftration des deniers publics : enfin y. par la création des cenfeurs , on ôta aux confuls cette partie de la puilTance lé- giilative qui règle les mœurs des ci-^ toyens 6c la police momentanée des divers corps de l'état. Les principales prérogatives qui leur réitèrent , furent de préfider aux grands (i») états du peu- ple , d'affembler le fénat îk. de comman- der les armées. 3*^. Les lois facrées établirent des tri- buns , qui pouvoient à tous les inflans arrêter les entrepriles des patriciens ; & n'empêchoient pas feulement les injures particulières, mais encore les générales. Enfin , les plébéiens augmentèrent -leur influence dans les décifions pu- bliques. Le peuple Romain étoit divifé de trois manières , par centuries , par curies & par tribus ; &C quand il don- noit fon fuffrage , il étoit afiemblé ôc formé d'une de ces trois manières. Dans la première , le patriciens , les (a) Plutarque , vie de Publkola* ( è) Comitiis ctnturiatist Liv. XL Chap. Xiy. 35^1' principaux, les gens riches , le fénat, ce qui étoit à peu près la môme choie ^ avoient prefque toute l'autorité; dans. la féconde , ils en avoient moins ; dans la troifieme , encore moins. La divifion par centuries étoit plutôt une divifion de cens & de moyens, qu'une divifion de perfonnes. Tout le peuple étoit partagé en cent quatre- vingt-treize centuries (<2), qui avoient chacune une voix. Les patriciens & les principaux formoient les quatre-vingt- dix-huit premières centuries ; le reile des citoyens étoit répandu dans les quatre-vingt-quinze autres. Les patri- ciens étoient donc dans cette divifion les maîtres des fuffrages. Dans les divifions des curies (/») , les patriciens n'avoient pas les mômes avan- tages. Ils en avoient pourtant. Il falloit confulter les aufpices , dont les patri- ciens étoient les maîtres; on n'y pou- voit faire de propofition au peuple , qui n'eût été auparavant portée au fénat 5. & approuvée par un fénatus-confulte,. Mais dans la divifion par tribus, il (a) Voyez là-deflus Tite-Live , Ijy. I; & Denyi d'Halicarnaffe , liv, IV & VII. ' ^ " ' • (>} Denys d'Halicarnaffe , liv, IX, p. 598,- ^'ji De l'esprit des Lois, n'étoit queiiion ni d'aiifpices , ni de lénatxis-conlultes , &l les patriciens n'y étoient pas admis. Or le peuple chercha toujours à faire par curies les affemblées qu'on avoit coutume de faire par centuries , & à faire par tribus les affemblées qui fe fai- foiént par curies; ce qui fit pafTer les affaires des mains des patriciens dans celles des plébéiens. Ainfi quand les plébéiens eurent olr- tenu le droit de juger les patriciens , cie qui commença lors de l'affaire de Co- riolan Ça)', les plébéiens voulurent lés juger alieiliblés pàr'tribùs (^) , & non par centuries ; &: lorfqu'o'n établit en faveur du peuple les nonvelles magif- tratures (<:)"de tribuns & d'édiles, le peuple obtint qu'il s'aiîenibieroit par curies pour les nommer ; 6c quand fa "puiffance fut affermie, il obtint (^); qu'ils feroient nommés dans une affem- blée par tribus. (a) Denys d^Halicarnojfe , liv. VU. ( b ) Contre Tancien ufage , comme on le voit dan$ Dinys d'HAlicarnaJfî , liv. V , p, 310» (ç ) Liv. VI, p. 410 &4U, \,i) Liv, IX, p. 60;» Liv. Xï. Chap. XV. 553 CHAPITRE XV. Comment , dans Vêtat jlor'ijfant de la république , Rome perdit tout à coup Ja liberté, DANS le feu des diiJDiites entre les patriciens & les plébéiens, ceux- ci demandèrent que l'on donnât des lois fixes, afin que les jugemens ne fufTent plus l'effet d'une volonté capricieufe , ou d'un pouvoir arbitraire. Apres bien des réfiftances , le fénat y acquielça» Pour compofer ces lois, on nomma des décemvirs. On crut qu'on devoit leur accorder un grand pouvoir, parce qu'ils avoient à donner des lois à des partis qui étoient prefqu'incompatibles. On fufpendit la nomination de tous les magiifrats , & dans les comices , ils furent élus feuls adminifcrateurs de la république. Ils fe trouvèrent revêtus de la puiffance confulaire & de la puif- fance tribunitienne. L'une leur donnoit le droit d'affembler le fénat ; Tautre , celui d'affembler le peuple : mais ils ne convoquèrent ni le fénat ni le peuple. Dix hommes dans la république eurent '354 ^^ l'esprit des Lois'^ feuls toute la puiffaiice législative, toute la puiflance exécutrice,, toute la puif- fance des jugemens. Pv.ome fe vit ibu* mile à une tyrannie aufîi cruelle que celle deTarquin. Quand Tarquinexer- çoit fes vexations , Kome étoit indignée du pouvoir qu'il avoit ufurpé : quand les décemvirs exercèrent les leurs ^ elle fut étonnée du pouvoir qu'elle avoit donné. Mais quel étoit ce fyftéme de ty- rannie , produit par des gens qui n'a- voient obtenu le pouvoir politique ôc militaire , que par la connoiffance des affaires civiles ; Se qui dans les cir- conilances de ces temps-là avoient be- foin au-dedans de la lâcheté des ci- toyens , pour qu'ils lé laiiTalTent gou- verner, èc de leur courage au dehors, pour les défendre ? Le fpe^lacle de la mort de Virginie, immolée par fon père à la pudeur & à la liberté, fit évanouir lapuiffance des décemvirs. Chacun fe trouva libre ^ parce que chacun fut offenfé : tout le inonde devint citoyen , parce que tout le monde fe trouva père. Le fénat & le peuple rentrèrent dans une liberté qui avoit été confiée à des tyrans ridicules» Liv. XI. Chap. XV. J55 Le peuple Romain , plus qu'un autrCj^ s'émouvoit par les fpedlacles. Celui du corps fanglant de Lucrèce fit finir la royauté. Le débiteur, qui parut iiir la place couvert de plaies , fit changer la forme de la république. La vue de Vir- ginie fit chalTer les décemvirs. Pour faire condamner Manlius , il fallut ôter ^u peuple la vue du capitole. La robe lànglante de Céfar remit Rome dans la fervitude. UMiumMMmAummmU CHAPITRE XV L De la puijfance Ugijlanve dans la rlpu>» blique. Romaine. ,N n'avoit point de droit à fedif- puter fous les décemvirs : mais quand la liberté revint , on vit les jalou- fies renaître : tant qu'il refta quelques- privilèges aux patriciens , les plébéiens les leur ôterent. Il y auroit eu peu de mal, fi les plé- béiens s'étoient contentés de priver les patriciens de leurs prérogatives, &: s'ils ne les avoient pas offenfés dans leur qualité même de citoyens. Lorfque le ^ peuple étoit affeniblé par curies ou par ji)6 De l*esprit des Loïs, centuries, il étoit eompoié cle ienaîeufSy de patriciens & de plébéiens. Dans les difputes , les plébéiens gagnèrent ce point (a) , que feuls , fans les patriciens & fans le fénat , iîspourroient faire des lois qu'on appela plébifcites ; & les comices où on les fit, s'appelèrent comices par tribus. Ainil il y eut des cas oii les patriciens (/') n'eurent point de part à la puiffance légiflative , & (c) où ils furent fournis à la puiffance légii- lative d'un autre corps de l'état. Ce fut un délire de la liberté. Le peuple ,. pour établir la démocratie j choqua les prin- cipes mêmes de la démocratie. Il iern> bloit cpi'une puiffance auffi exorbitan- te , auroit du anéantir l'autorité du ié- nat î mais Rome avoit des inffitutions admirables. Elle enavoit deuxfur-tout; par l'une , la puiffance légiflative du (a) Denys d'HaHcarnafre , Ilv. Xî, pag. 72^. [b) Par les lois facrëes , les plébéiens putent faire des plébifcites , feuls , & (ans que les patriciens fuffent admis dans leur affembiée; Ucnys d'Haucarncjfi g, liv. VI , p. 410 ; & liv. VII, p. 430. (c ) Par la loi faite après l'expul/lon des àéceiH' virs , les patriciens furent fouinis aux p'cbifcites, q'joiqu'ils n'euflenr pu y donner leur voix. Tue-Livc, liv. m ; & Denys d'Halicarn.iJfe , liv. XI-, p. 72'j ; 6C cette loi fut coiifivmée par celle de Pubiius Philo ^ didateur, l'aa de Rome jh6. Titc-Live, liv. VllI. Liv. XL Chap. XVï. 357 peuple étoit réglée par l'autre , elle €toit bornée. Les cenfeurs, &c avant eux les con- fuis {[a) , forrnoient &c créoient , pour ainh dire , tous les cinq ans le corps du peuple ; ils exerçoient la iégiilationfur le corps même qui avoit la puiffance légiflative. « Tiberius-Gracchus^ cenieur, » du Ciccron , ti-aiisféra les affranchis » dans les tribus de la ville , non par la M force de fon éloquence , mais par » une parole & par un gefte : & s'il ne » l'eût pas fait, cette république, qu'au- » jourd'hui nous foutenons à peine , » nous ne l'aurions plus ». D'un autre côté , le fénat avoit le pouvoir d'ôter , pour ainfi dire , la république des mains du peuple , par la création d'un diil:ateur, devant le- quel le fouverain baifîbit la tête , &; les lois le$ plus populaires rçftoient dans le filence (i»), (a) L'an 512 de Rome , les confuls faifoient ea- core le cens , comme il paroît par Denys d^Hcilicar' ïiajfc , liv. XL (è) Comme celles qui permettoient d'appeler au peuple des ordonnances de tous les magiflrats. ^'58 De l'esprit des Lois, CHAPITRE XVII. ■£?e la pinjjance exczutr'rcc dans la même rcpiibliquc. \ le peuple fut jaloux de fa puif- fance légiflative , ille fut moins de fa puiffance exécutrice. Il la laiiî'a pref- cjue toute entière au fenat 6c aux con- luls; & il ne fe réferva guère que le ■droit d'élire les magilirats , & de con- firmer les ades du fénat 6l des gé- néraux. Rome , dont la paiîîon étoit de com- mander, dont l'ambition étoit de tout foumettre , quiavoit toujours ufurpé, qui ufurpoit encore , avoit continuelle- ment de grandes affaires ; fes ennemis cc^juroienî contre elle , ou elle con- juroit contre fes ennemis. Obligée de fe conduire , d'un côté avec un courage héroïque , & de l'au- tre avec une fagefie confommée , l'état des chofes demandoit que le fénat eût la diredlion des affaires. Le peuple dif- putoit au fénat toutes' les branches de la puiffance légiflative , parce qu'il étoit Lïv. XL Chap. XVIL 359 jaloux de fa liberté ; il ne lui difputoit point les branches de la piiiflance exé- cutrice , parce qu'il étoit jaloux de fa gloire. La part que le fénat prenoit à la puif- fance exécutrice, étoit fi grande, que Folyhe(^a^ dit, que les étrangers pen- foient tous que Rome étoit une ariHo- cratie. Le fénat difoofoit deS deniers publics, &c donnoit les revenus à fer- me ; il étoit l'arbitre des affaires des alliés; il décidoit de la guerre & de la paix, & dirigeoit à cet égard les con- duis ; il fixoit le nombre des troupes P».o- maines& des troupes alliées, diftribuoit les provinces &: les armées aux confuls ou aux préteurs : 6c l'an du comiiiande- ment expiré , il pouvoit leur donner un fucceffeur; il décernoit les triom.phes, il recevoit des ambaflades , & en en- voyoit ; il nommoit les rois , les récom- penfoit ; les puniffoit , les jugeoit , leur donnoit ou leur faifoit perdre le titre d'alliés du peuple Romain. Les confuls faifoient la levée des troupes qu*ils dévoient mener à la guerre ; ils commandoient les armées de terre ou de mer ; difpofoient des {fi ) Liv. YI. '$6q De l'esprit des Lois, alliés : ils avoicnt dans les provinces toute la puiffance de la république ; ils donnoient la paix aux peuples vaincus, leur en impofoient les conditions , ou renvoyoient au fénat. Dans les premiers temps , lorfque le peuple prenoit quelque part aux affai- res de la guerre bc de la paix , il exer- çoit plutôt ta puiffance légiilative que la puiffance exécutrice. Il ne failolt guère que confirmer ce que les rois, & après eux , les confuls ou le lenat avoient fait. Bien loin que le peuple fut l'arbitre de la guerre , nous voyons que les confuls ou le fénat la faifoient fouvent malgré l'oppofition de (es tri- buns. Ainfi (a) il créa lui-même les tribuns des légions , c|ue les généraux avoient nommés jufqu'alors ; ôc quel- que temps avant la première guerre Punique , il régla qu'il auroit , feul , le droit de déclarer la guerre (^). ( a ) L'an de Rome 444. T'm-Live , première de'ca- de , liv. IX. La guerre contre PerTée paroifîant pe'nl- leufe , un rénatus-conrultc ordonna que cette loi feroit fufpendue; & le peuple y confentit. Tite-Live , cin- quième décade , liv. II. (b) 11 l'arracha du fénat, dit Frdnshemlus , deu- xième décade, liv. yi. CHAPITRE lîv. XL €hap. XVin. 3<^i CHAPITRE XVIII. De la puijfance de juger , dans le gouver" nement de Rome, LA piii flanc e de j iger fut donnée au peuple , au fénat , aux magiftrats , a de certains juges. Il faut voir comment elle fut diftribuée. Je commence par les .affaires civiles. Les confuls ('tz) jugèrent après l^s rois, comme les préteurs jugèrent après les confuls. Servius Tulhus s'étoit dé- ouillé du jugement des affaires civiles ; esconfvils ne les jugèrent pas non plus, fi ce n'eft dans des cas très -rares (^), que l'on appella , pour cette raifon , extraordinaires (c). Ils fe contentèrent de nommer les juges , & de former les tribunaux qui dévoient juger. Il paroît, par le difcours à^ Appius Claudius dans (a) On ne peut douter que les confuîs, avant la création des prêteurs, n'euffent eu les jugemens civils. Voyez Tice-Live , première décade, liv. II. p- 19, Denys ffHalicûrnaffe , liv, X. p. 627; & même livre* p. 64^ {h) Souvent les tribuns jugèrent feuls ; rien ne les rendit plus odieux. Dcnys d'HalicamaJJ'e , livre XI, pag. 709. (c) fudicU cxcraordinaria. Voyez les inftitutes g; îiv. IV. Tome I, Q 3^1 De l'esprit des Lois,, Denys d'Haiicarnalfe (a) , que dès l'afl ce Rome 2,59, ceci étoit regardé com- me une coutume établie chez les Ro- mains ; & ce n'eft pas la faire remonter bien haut, que de la rapporter à Ser* vius TuUius. Chaque année, le préteur formoit une lifle (/>) ou tableau de ceux qu'il choififfoit pour faire la fondion de juges pendant l'année de fa magillrature. On en prenoit le nombre fuffifant pour clia- que affaire. Cela fe pratique à peu près de même en Angleterre. Et ce qui étoit très-favorable à la(c) liberté, c'eflque le préteur prenoit les juges du confen- tement (^cf) des parties. Le grand nom- bre de récufations que l'on peut faire aujourd'hui en Angleterre , revient h peu près à cet ufage. Ces juges ne décidoient que des quef« (a) Liv. VI. pag. 360. (b) Album judicium. \c) « Nos ancêtres n'ont pas voulu, dit Clcéroni ?» pra Cluendo , qu'un homme dont les parties ne fe- »> roient pas convenues , pût être juge , non feule-^ j> ment de !a réputation d'un citoyen , mais même de »> la moindre affaire pécuniaire. (d) Voyez dans les fragmens de la loi Servilienne» de la Cornélienne, & autres , de quelle manière ces lois donnoient des juges dans les crimes qu'elles fe propofoient de punir. Souvent ils étoient pris par choix, quelquefois par le fort, OU enfin par le fort mêlé avec 1$ chcix. Lïv. XL Chap. XVîÎÎ. 365 tions de fait (a): par exemple, fi une fomme avoiî été payée , ou non; fi une adHonavoitétécommife, ou non. Mais pourlesqueftionscle droit (^) , comme elles demandolent une certaine capaci- té , elles étoient portées au tribunal des centumvirs (c). Les. rois fe réferverent le jugement des affaires criminelles , & les conluls leur fuccéderent en cela. Ce fut en confcquence de cette autorité , que le confid Brutus fit mourir fes enfans & tous ceux qui avoient conjaré pour les Tarquins. Ce pouvoir étoit exorbitant. Les confuls ayant déjà 'a puifîance mili- taire, ils enportoient l'exercice m^me dans les aitaires de la ville ; & leurs procédés dépouillés des formes de la juflice, étoient des aQions violentes, plutôt que des jugernens. Cela fit faire la loi Falérhnm, qui permit d'appeller au peuple de toutes les ordonnances des confuls qui met- toient en péril la vie d*un citoyen. Les {a) Sëneque, de benef. liv. III. ch. VII. in fine. Xb) Voyez Quintilien , liv. IV. p. J4. in-fo!. édit. cie Paris , 1541. (c) Lcg. z. §. 24. ft". di orlg. fur. Dis magiftrats appelles décemvîrs préfidoient aujugemsnt, le tout Cous la d'iteflion d'un pxétsar. Qn '3^4 I^E l'esprit des Lois, confuls ne purent plus prononcer une peine capitale contre un citoyen Ro- main , que par la volonté du peuple (rt). On voit dans la première conjuration pour le retour des Tarquins , que le conful Brutus juge les coupables; dans la féconde , on alTemble le fénat &; les comices pour juger (/»), Les lois qu'on appeWa facrées , don-? nerent aux plébéiens des tribuns , qui formèrent un corps qui eut d'abord des prétentions immenfes. On ne fait quelle lut plus grande, ou dans les plébéiens la lâche hardieffe de demander, ou dans le fénat la condefcendance &C la facilité 4'accorder. La loi Valérienne avoit per-^ mis les appels au peuple ; c'eil-à-dire , au peuple compofé de fénateurs , de pa-r triciens & de plébéiens. Les plébéiens établirent que ce feroit devant eux que les appellations feroient portées. Bien- tôt on mit en queflion, fi les plébéiens pourroient juger un patricien ; cela fut le fujet d'une difpute, que l'aiTaire de Çoriolan fit naître , & qui finit avec (a) Qjioniam de capiie civis Romani, In jujfu populi Romani , non erat pamijfum confulibus j;js dicere, VoYCS pomponius , leg. 2. §. i6. ff, de orig. jur. (i^ D«nys d'H^Iicatnaffe , liv, V. p. jiî, Liv. XI. Chap. XVÏII. 36c cette affaire. Corlolan^ acciifé par les tribuns devant le peuple , Ibutenoit, contre l'efprit de la loi Valérienne , qu'étant patricien , il ne pouvoit être jugé que par les confuls: les plébéiens, contre l'efprit de la même loi , préten- dirent qu'il ne devoit être jugé que par eux feuls , &: ils le jugèrent. La loi des douze tables modifia ceci. Elle ordonna qu'on ne pourroit décider de la vie d'un citoyen , que dans les grands états du peuple (^a). Ainfi le corps des plébéiens , ou ce qui ell la même chofe , les comices par tribus ne jugèrent plus que les crimes dont la peine n'étoit qu'une amende pécu- niaire. Il falloit une loi pour infliger Une peine capitale : pour condamner à une peine pécuniaire , il ne falloit qu'un pUbifcite. Cette difpofition de la loi des douze tables fut trcs-fage. Elle forma une con- ciliation admirable entre le corps des plébéiens & le fénat. Car, comme la compétence des uns & des autres dé- pendit de la grandeur de la peine & de {a) Les comices par centuries. Auffi Manllus Ca« pitolinus fut-il jugé dans ces comices. Tite-LlySt dé* cade première, liv. YI. p. 68, /-A • • • 3^6 De l'esprit des Lois^ la nature du crime , il fallut qu'ils fe co^xertafferit eni'emble. La loi Valérienne ôta tout ce qui refloit à Rome du gouvernement qui avoit du rapport à celui des rois Grecs des temps héroïques. Les confuls fe trouvèrent fans pouvoir pour la pu- nition des crimes. Quoique tous les crimes foient publics , il faut pourtant diilinguer ceux qui intéreffent plus les citoyens entr'eux , de ceux qui inté- reïlent plus l'état dans le rapport qu'il a avec un cïtcjen. Les premiers (ont appelles privés , les féconds font les crimes publics. Le peuple jugea lui- même les crimes publics; & à l'égard des privés , il nomma pour chaque cri- me , par une commilîion particulière , un queileur, pour en faire la pourfuite. C'étoit fouvent un des magiilrats, quel- quefois un homme privé, que le peuple choififfoit. On l'appelloit quefieur du parricide. Il en eil fait mention dans la .loi des douze tables (a). Le quefceur nommoit ce qu'on ap- pelloit le juge de la queflion , qui îiroit au fort les juges , formoit le tribunal , {a) Dit Fomponius , dans la loi z. au digefte de crig. jur. Iiv. XI. Chap. XVIII. 367 & prélîdoit fous lui au jugement (4). Il eft bon de faire remarquer ici la part que prenoit le fénat dans la nomi- nation du quefteur, afin que l'on voie comment les puiffances étoient à cet égard balancées. Quelquefois le fénat faifoit élire un diftateur, pour faire la fondion de quefteur {f) ; quelquefois il ordonnoitquelepeupleferoitconvoqué par un tribun, pour qu'il nommât un queileur (c) ; enfin le peuple nonimoit quelquefois \\n magiflrat, pour faire fon rapport au fénat fur un certain crime , & lui demander qu'il donnât un quefteur , comme on voit dans le jugement de Lucius Scipion (d) , dans Tite-Live (e). L'an de Rome 604 , quelques-unes de ces commifîions furent rendues perma- nentes (/). On divila peu à peu toutes {a) Voyez un fragment d'UIpien, qui en rapporte un autre de la loi Cornélienne : on le trouve dans la collation des lois Mofaïqius & Romaines , titul. l, de Jicariis & homicidns. (h) Cela avoit fur-tout liej dans les crimes commis en Italie, où le fénat avoit une principale infpeftion. Voyea Tite-Live, première décade, liv. IX. fur les Conjurations de Capoue. (c) Cela fut ainfi dans la pourfuite de la mort de Pofihumlus , l'an 540 de Rome. Voyez Tite-Live. (d) Ce jugement fut rendu Tan de Rome 567. (O Liv. VIII. (/} Cicéron, in Bruto, Qiv. y6§ De l'esprit des Lois, les matières criminelles en diverfes par- ties , qu'on appella des qtxejiions pirpè- tudks. On créa divers préteurs, & oit attribua à chacun d'eux quelqu'une de ces queftions. On leur danna, pour un an , la puiffance de juger les crimes qui en dépendoient ; & enùùte ils alloient gouverner leur province. A Carthage , le féuat des cent étoit compofé de juges qui étoient pour la vie (^). Mais à Rome , les préteurs étoient annuels; &: les juges n'étoient pas même pour un an , puifqu'on les prenoit pour chaque affaire. On a vu , tles rapines des proconfuls (c), les » exaétions des e;ens d'aifaires , & les » calomnies des jugemens (d). Voilà ce qui fit que la force des pro- vinces n'ajouta rien à la force de la république , &: ne fît au contraire que l'affoiblir. Voilà ce qui fit que les pro- vinces regardèrent la perte de la liberté de Rome , comme l'époque de l'établii^ fement de la leur.. (a) Après la conquête de la Macédoine , les tributs; ceflerent à Rome. (/►) Harangue tirée de Trogue Pompée, rapportée par Juftin. liv. XXXVIII. {c) Voyez les oraifons contre Verres. {d) On fait que ce fut le tribunal de Varus qui fiî révolter les Gâimafiis, "^j-J^ 37^ De l'esprit des Lois, g«mae«iiiiiiiiMiii|ii8 CHAPITRE XX. Fin de, ce Livre. JE voudrois rechercher dans tous les gouvernemens modérés que nous- connoiliOns, quelle eft la dlftribution des trois pouvoirs , & calculer par-là les degrés de liberté dont chacun d'eux peut jouir. Mais il ne faut pas toujours teilement épuifer un iiijet , qu'on ne laifl'e rien à faire au lecieur. îl ne s'agit pas de faire lire , mais de faire penfer. ^^^A Liv. XIî. Chap. L 379 '^k^ ;kAéi, ^.^, ^M, ^<^, iiM:^;^^^ ,V^ ,4^ jfc^, ;i^ LIVRE XIÏ. Des Lois qui forment la liherté politique dans [on rapport avec le citoyen. CHAPITRE PREMIER. Idk de ce Livre. CE n'efl pas affez d'avoir traité de la liberté politique dans fon rapport avec la cop-flitution ; il faut la faire voir dans le rapport qu'elle a avec le citoyen. J'ai dit que dans le premier cas elle efl: formée par une certaine diftribution des trois pouvoirs : mais, dans le fécond, il faut laconfidérerfousune autre idée. Elle confifle dans la fureté , ou dans l'opinion que l'on a de fa fureté. Il pourra arriver que la conftitution fera libre , & que le citoyen ne le fera point. Le citoyen pourra être libre , & la conftitution ne l'être pas. Dans ces cas, la conilitution fera libre de droit. 3^0 De l'esprit des Lois^ & non de fait; le ciioyen fera libre dô fait, & non pas de droit. Il n'y a que la difpofition des lois , & même des lois fondamentales , qui forme la liberté dans fon rapport avec la confîitution. Mais , dans le rapport avec le citoyen , des moeurs , des ma- nières , des exemples reçus peuvent la faire naître; &: de certaines lois civiles la favorifer ; comme nous allons voir dans ce livre-ci. De plus, dans la plupart des états ^ la liberté étant plus gênée , choquée ou abattue , que leur conftitution ne le demande ; il efl bon de parler des lois partic\ilieres , qui dans chaque conlti- tution , peuvent aider ou choquer le principe de la liberté dont chacun d'eux peut être fufceptible* CHAPITRE II. De la liberté du citoyen, LA liberté philofophique conûÛe dans l'exercice de fa volonté, ou du moins (s'il faut parler dans tous les fyflêmes ) dans l'opinion oii l'on eft que l'on exerce fa volonté. La liberté politi- Liv. XIÎ. Chap. II. 3S1 mie confifte dans la fureté, ou du moins dans l'opinion que l'on a de la fureté. Cène fureté n'efl jamais plus attaquée que dans le^ accufations publiques ou privées. C'efl: donc de la bonté des lois criminelles , que dépend principale-» nient la liberté du citoyen. Les lois crimmelles n'ont pas été per-» feftionnées tout d'un coup. Dans les lieux mêmes 011 l'on a le plus cherché la liberté, on ne l'a pas toujours trouvée, Arifiotc (a) nous dit qu'à Cumes , les parens de l'accufateur pouvoient être témoins. Sous les rois de Rome , la loi étoit fi imparfaite, que Servius Tullius prononça la fentence contre les enfans d'Ancus Martius accufé d'avoir affaiîiné le roi fon beau-pere (b). Sous les pre- miers rois de France , Clotaire fit une loi (c) , pour qu'un accufé ne pût être condamné fans être oui; ce qui prouve une pratique contraire dans quelque cas particulier, ouchezquelqiie peuple bar-? bare. Ce fut Charondas qui introduifit ies jugemens contre les faux témoi- (a) Politique , liv. II. {b) Tarquinius Prifcus, Voyez Ditiys d'I^alkaf^ najfs, liv. IV. fc) D6 l'an j6o. 381 De l'esprit des Lois, gnages (ii!x,Xi;Kaxmz CHAPITRE IX. Continuaûcn du même fujct, PAULiN^ ayant mandé à l'empereuîr Alexandre, « qu'il fe préparoit à » pouriuivre comme criminel de leie- » majeflé un juge qui avoit prononcé » contre fes ordonnahces ; l'empereur » lui répondit, que dans un fiecle com- » me le fien , les crimes de lefe-majefté » indire 6is n'avoient point de lieu (^). Fauilinien- ayant écrit au même em- pereur , qu'ayant juré , par la vie dit prince , qu'il ne pardonneroit jamais a îbn eiclave , il fe voyoiî obligé de per- pétuer fa colère , pour ne pas fe rendre coupable du crime de leié - majellé : » Vous avez pris de vaines terreurs (/>), » lui répondit l'empereur ; &L vous ne con- » noiûez pas mes maximes ». Un fénatus-confulte (c) ordonna que celui qui avoit fondu des ftatues de Tempereur , qui auroient été réprou- (a ) Etiam ex aliis cnujjls majiflatis crimina cejfans meo fcÉculo-. Leg. i. cod» ad Ug. J-ul. maj. (b) A L: enam fiSa. mca folicuudincm coacepifii. Lq^ ^, cod, cd lig, JuK iRa>- . , (f) Voyez ia ki 4. §. I, £,'ad tcg. J^d^ msj. 39S De l'esprit des Lors^ vées , ne feroit point coupable de lefe-- majefté. Les empereurs Sévère &c An- tonin écrivirent à Pontius (a) que celui qui vendroit des llatues de l'empereur non confacrées , ne tomberoit point dans le crime de leie-majellé. Les mê- mes empereurs écrivirent à Julius Caf- fianus , que celui qui jetteroit , par hazard, une pierre contre une ilatue de l'empereur, ne devoit point être pourfuivi comme criminel de lefe-ma- feûé (h). La loi Julie demandoit ces fortes de modifications : car elle avoit rendu coupables de lefe-majefté , non feulement ceux qui fondoient les fta- tues des empereurs , mais ceux qui eommettoient quelque adion fembla- ble (c) ; ce qui rendoit ce crime arbi- traire. Quand on eut établi bien des crimes de lefe-majefle , il fallut nécef- fairement diftinguer ces crimes. Aufîi le Jurifconfulte Ulpien , après avoir dit que Taccufation du crime de lefe-ma- jefté ne s'éteignoit point par la mort du coupable , ajoute-t-il , que cela ne re- ( «) Voyez la loi 5, §. i. fï". ad îeg. Jul. rribj, ( b ) Ihid, ( c ) AUudve quid JîmiU admiferintt Leg. 6t ff. ad. Ieg, Jul, mai. Lrv. XîL Chap. IX. y<^(^ garde pas tous (^) les crimes de lefe- majefté établis par la loi Jidie ; mais, feulement celui qui contient un atten- tat contre l'empire , ou contre la vie de l'empereur. (a) Dans la loi detniâre , au fF. ad leg. Jul. de adul- teriif. f ■ I ' I I I ■!■ III»! ^ CHAPITRE X. Continuation du même fujet, UN E loi d'Angleterre paffée fous Henri VIII ^ déclaroit coupables, de haute-trahifon tous ceux qui pré- diroicnt la mort du roi. Cette loi étoit bien vague. Le defpotifme eft fi terri- ble , qu'il fe tourne même contre ceuxr qui l'exercent. Dans la dernière mala- die de ce roi , les médecins n'oferent jamais dire qu'il fût en danger ; & ils agirent , fans doute , en conféquen- ce (b), ,(fc) Voyez rhiiloire de la réformation par M, Uurnet.. ^^^^ 400 De l'esprit des Lois, CHAPITRE XL Des penfées. N Marfias fongea qu'il coiipoit la u gorge àDenys (^). Celui-ci le fit mourir, diCant qu'il n'y auroit pas fongé la nuit , s'il n'y eût penle le jour. C'étoit une grande tyrannie : car , quand même il y auroit penfé, il n'avoit pas attenté (^). Les lois ne fe chargent de punir que les adlions extérieures. C H A P I T R E XI I. ' Des paroles indifcrettes, lEN ne rend encore le crime de lefe- rVmajellé plus arÎDitraire , que quand àQS paroles indifcrettes en deviennent la matière. Les difcours fontii fujets à interprétation , il y a tant de différence entre l'indifcrétion &: la malice , & il y en afipeu dans les exprefilons qu'elles emploient, que la loi ne peut guère foU" meKre les paroles à une peine capitale ^ ( §> 3* ff* ni Itg^ J^U Tnc'i^ liv. Xîl. Chap. XII. au lieu de les regarder comme le figne d'un crime capital. Les empereurs Théodofi , Arcadius , &cHononuSy écrivirent à Ruffin , préfet du prétoire ; «Si quelqu'un parle mal de w notre perfonne ou de notre gouver» 9* nement, nous ne voulons point le pu- >> nir (a) : s'il a parlé par légèreté , il faut y* le méprifer ; fi c'eflpar folie, il faut le n plaindre ; fi c'eft une injure , il faut lui Hpardonner.Ainfi lai flant les chofes dans j^leur entier,, vous nous en donnerez >^connoifrance ; afin que nous jugions » des paroles par les perfonnes , 6c que )* nous pefions bien û nous devons les » foumettre au jugement ou les négliger^ CHAPITRE XtlL Des écrits, LES écrits contiennent quelque chofe de plus permanent que les paroles; mais lorfqu'ils ne préparent pas au crime de lefe-majeflé , ils ne font point une matière du. crime de lefe-majefté. (a) Si li ex levîtate proctjfcrit , contemnendum tfii fi^ tx hnfanlâ, miferatlone dignijjzmum ; fi ah ir.juriâ , re» mittcndum. Leg. unicâ , cod.fi^fuis imperat, maUd^ 404 De l'esprit î>es Loi5, Augiijic & Tibère y attachèrent pour- tant ia peine de ce crime (rt); Auguile, à i'occafion de certains écrits faits con- tre des hommes & des femmes iliuflres ; Tibère , à caiife de ceux qu'il crut faits contre hii. Rien ne fut plus fatal à la liberté Romaine. Cremudus Cordus fut accufé , parce que dans (es annales il avoit appelle Caiiuis le dernier des Romains (^). Les écrits fatiriques ne font guère, connus dans les états defpotiques , oii l'abattement d'un côté , & l'ignorance de l'autre , ne donnent ni le talent ni la volonté d'en faire. Dans la démocratie, on ne les empêche pas ,. par la raifon même qui , dans le gouvernement d'un feul, les fait défendre. Gomme ils font ordinairemenîcompofés contre desgens puifians , ils flattent dans la démocratie la malignité du peuple qui gouverne. Dans la monarchie , on les défend ; mais on en fait plutôt un fujet de police , que de crime. Ils peuvent amufer la malignité générale, confoler les mécontens , dimi- nuer l'envie contre les places , donner [a) Tacite, Annales, liv. I. Cela continua fous les règnes fuivans. Voyez la loi unkjue au code de famof% libeli'is. (h) Tacite, Annales, liv. IV. Lîv. XH. Chap. XîîL 405 au peuple la patience de fouffrir , 5i le taire rire de iesiioulfrances. L'ariliocratie ell le gouvernement qui profcrit le plus les ouvrages latiriques. Les magiiirats y font de petits fouve- rains , qui ne font pas affez grands pour mépriier les injures. Si dan^ la monar- chie , quelque trait va contre le monar-» que , il e(t fi haut que le trait n'arrive point jufqu'à lui. Un feigneur ariilocra- tique en efl perce de part en part. Auifi les décemvirs, qui formoient une arii- tocratie , punirent-ils de mort les écrits fatiriques (^). CHAPITRE XIV. Violation de la pudmr dans la punition dis crimes. IL Y a. des règles de pudeur qbfervées chez prefque toutes les nations du monde : il feroit abfurde de les violer dans la punition des crimes , qui doit toujours avoir pour objet le rétabliiTe- ment de l'ordre. Les orientaux , qui ont expofé des (a) La loi dss douxe tabks. 4o6 De l'esprit des Lois, femmes à des éléphans drefles pour un. abominable genre de fupplice , ont-ils voulu faire violer la loi par la loi? Un ancien ufage des Romains défen- doit de faire mourir les filles qui n'é- toient pas nubiles. Tibère trouva l'ex- pédient de les faire violer par le bour- reau , avant de les envoyer au fupplice {a) : tyran fubtil 6c cruel ! il détruifoit les mœurs pour conferver les cou- tumes. Lorfque la magiftrature Japonoife a fait expofer dans les places publiques les femmes nues , &: les a obligées de marcher à la manière des bêtes , elle a fait frémir la pudeur (^) : mais , lorf- qu'elle a voulu contraindre une mere.„ lorfqu'elleavoulu contraindre un fils.., je ne puis achever ; elle a fait frémir la nature même (^)* («) Suetotvms, in Tiberio. \b) Recueil des voyages qui ont fervi à l'étaWriTe- mznt de la compagnie des Iodes > toni< V> part. 1I« {c) Uid. p, 496. Lit. XII. Chap. XV. 407 CHAPITRE XV. JDe C affranchijfement de fefclave , pour accufcr U maître, AUGUSTE établit que les efclaves de ceux qui auroient conipiré contre lui, t'eroient vendus au public, afin qu'ils pufTent dépofer contre leur maître {a)» On ne doit rien négliger de ce qui mené à la découverte d'un grand crime. Ainfi , dans un état où il y a des elclaves , il ef^ naturel qu'ils puiflent être indicateurs ; mais ils ne {auroient être témoins. Vindex indiqua la confpiration faite €n faveur de Tarquin : mais il ne fut pas témoin contre les enfans de Brutus, Il étoit jufte de donner la liberté à celui qui avoit rendu un fi grand fervice à fa patrie : mais on ne la lui donna pas , afin qu'il rendît ce fervice à fa patrie. AulTi l'empereur Tacite ordonna-t-il que les efclaves ne feroient pas témoins contre leur maître , dans le crime même de lefe-majefté {b)i loi qui n'a pas été îîiife dans la compilation de Juftinien, ( a ) Dion , dans Xiphilin. ih) Flarius Vopifeust dans fa vie. 4o8 De i'esprit des Lois, mu.» ijjuujjji.wMunmMioatggs CHAPITRE XVI. Calomnie dans le crime de hfe-majzjîé. IL faut rendre juftice aux Céfars; ils n'imaginèrent pas les premiers les trifles lois qu'ils firent. C'eft Sylla (a) qui leur apprit qu'il ne falloit point pu- nir les calomniateurs. Bientôt on alla jufqu'à les récompenfer (i»). CHAPITRE XVII. De la révélation des confpirations. » /^ UAND ton frère, ou ton fils , ou >> V^ ^ ^^^ î'^ femme bien-aimée, » ou loïï ami qui efl zommç: ton ame , te » diront en fecret , Allons à d'autres » dieux ; tu les lapideras : d'abord ta » main fera fur lui , enfuite celle de tout » le peuple ». Celte loi du Deutéro- (c) Sylla fit une loi de majeflë , dont il efl parli dans les oraifons de Clcëron , pro Cluentio , art. 3 ; in Pifoncm, art. 21 ; deu-xieme contie Verres , art. 5 ; épîtres familières , liv. lli. l.-tt. 11. Céfar & Auguile les in.érerent dans les lois Julies ; d'autres y ajou- tèrent. ( b ) £f qui) qiiis difi'nctior accufator , cb ma^is hono- res aJJ'cquebatur f fis vtluù facrcfançius crut. Tacite, nome tiv. Xîî. Cm A p. XVI r. 409 fiome (a^ ne peut être une loi civile :c1iez la plupart des peuples que noiis connoiiTons , parce qu'elle y ouvriroit la porte à tous les crimes. La loi qui ordonne dans pludeurs états ^ fous peine de la vie , de révéler les confpiraîions auxqvielles même on jn'a pas trempé , n'eiî guère moins dure. Lorfqu'on la porte dans le gouverne- ment monarchique , il eft très-conve- nable de la reftreindre. Elle n'y doit être appliquée ,v dans toute fa févérité , qu'au crime de lel'e- jnajefté au premier chef. Dans ces états , il eft très-important de ne point con- fondre les diiîérens chefs de ce crime. Au Japon , 011 les lois renverfent toutes les idées de la raifon humaine , le crime de non-révélation s'applique aux cas les plus ordinaires. Une relation (f) nous parle de deux rdemoifelles qui furent enfermées juf- ,qu'à la mort dans un coffre hériffé de pointes ; l'une , pour avoir eu quelqu'in- trigue de galanterie j l'autre , pour n^ l'avoir pas révélée. (a) Chap. XIII. verf. 6,7, 8 & 9. , ijb) Recueil des voyages qui ont fervi à l'établiflô* paient de la compagnie des Indes, p, 423 , Uv. V, part, %k Toim /, S 4ib ÛE l'esprit des Lois, CHAPITRE XVIII. -Combien il efi dangereux , dans les rlpu^. bliques , de trop punir U crime de lefe-^ majejii, QUAND une république eft parve* nue à détruire ceux qui vouloient Ja renverfer , il faut fe hâter de mettre •fin aux vengeances^ aux peines, 6c aux récompenfes mêmes. On ne peut faire de grandes puni- tions , & par conféquent de grands changemens , fans mettre dans les mains de quelques citoyens un grand pouvoir. Il vaut donc mieux dans ce cas pardon-, ner beaucoup , que punir beaucoup ; exiler peu , qu'exiler beaucoup ; lailter les biens, que multiplier les confîfca- tions. Sous prétexte de la vengeance t ennemi (f) >f, (a) Plutarque , Œuvres morales , collation de quel- ques hifloires Romaines & Giecques , tomi li ^ page 4S7. {b) Leg. VI t cod, Theod. defamof, lihdlit. Liv. XII. Chap. XXV. 42 j ■pow^ CHAPITRE XXV. Z?g la manUre de, gouverner dans la monarchie. L'autorité royale efl: un grand refibrt , qui doit fe mouvoir aifé- ment & fans bruit. Les Chinois vantent un de leurs empereurs, qui gouverna, diferrt-ils , comme le ciel , c'efl-à-dire , par fon exemple. Il y a des cas où la puiflance doit agir dans toute fon étendue ; il y en a oii elle doit agir par fes limites. Le fublime de l'adminiflration , eft de bien con- noître quelle eft la partie du pouvoir , grande ou petite , que l'on doit em- ployer dans les diverfes circonftances. Dans nos monarchies , toute la féli- cité confifte dans l'opinion que le peu- ple a de la douceur du gouvernement. Un miniftre mal-habile veut toujours vous avertir que vous êtes efclaves» Mais fi cela étoit , il devroit chercher à le faire ignorer. Il ne fait vous dire ou vous écrire , fi ce n'eft que le prince efl fâché ; qu'il eft furpris ; qu'il mettra ordre. H y a une certaine facilité dan^ :4Î4 t^E L*E$F'Rl'r DES LOÏS^ le commandement : il faut que le pîincé encourage , & que ce foient les lois qui menacent (<2). («) Nerva , dit Tatite , âugmenfa k fiiciîité dff remplie, CHAPITRE XXVI. Q^ue , dans la nionarchït , h prinu doit être, aucfjlhhn CELAfe fentira beaucoup mieusî par les contrailes. « Le czar Pierre » premier, dit kjïeur Perry (i») , a fait » une nouvelle ordonnance, qui défend » de lui préfenter de requête , qu'après >> en avoir préfenté deux à fes officiers, >> On peut ,, en cas de déni de juilice y >> lui préfenter la troifieme : mais celui ^ qui a tort doit perdre la vie. Perfonne ?> depuis n'a adreffe de requête au czar»'. C H A P I T Pv. E XX VIL D&s mœurs du monarque, LES mœurs du prince contribuent autant à la liberté que les lois ; il peut , comme elles , faire d^s hommes (b) Etat de k Grande-RuiTie , p. ijj» çdition de Paris t ijijt, Liv. Xn. Chap. XX vil 4%f Zes bêtes, & des bêtes faire des hom- mes. S'il aime les am^s libres, il aura des fiijets ; s'il aime les âmes bafles , il aura des efclaves. Veut -il iavoir le grand art de régner? qu^il approche de lui l'honneur & la vertu, qu'il appelle le mérite perfonneL II peut même jeter quelquefois les yeux fur les talens. Qu'il ne craigne point ces rivaux qu'on ap- pelle les hommes de mérite; il eil: leur égal, dès qu'il les aime. Qu'il gagne le cœur, mais qu'il ne captive point Ve{'^ prit. Qu'il fe rende populaire. 11 doiî être flatté de l'amour du moindre de fea fujets ; ce font toujours des hommes. Le peuple demande fi peu d'égards 5. qu'il eil: juf^ie de les lui accorder : l'in- fînie dillance qui eil entre le fouverairt &c lui , empêche bien qu'il ne le î^êne, Qu'exorable à la prière , il foit ferme contre les demandes ; & qu'il fâche que {on peuple jouit de fes refus ^ ôc feS courtilans de fes grâces. ^i6 De l'esprït des Loïs^ CHAPITRE XXVIIÎ. 'Dis égards que les monarques doivent à leurs fujets. IL faut qu'ils foient extrêmement re- temis fur la raillerie. Elle flatte lorf" qu'elle efl modérée , parce qu'elle donne les moyens d'entrer dans la familiarité; mais une raillerie piquante leur eil bien moins permife qu'au dernier de leurs fujets , parce qu'ils font les feuls qui bleffent toujours mortellement. Encore moins doivent-ils faire à un .de leurs fujets une infulte marquée : ils font établis pour pardonner, pourpunirj jamais pour infulter. Lorsqu'ils infultent leurs fujets, ils les traitent bien plus cruellement que ne traite les fiens le Turc ou le Mofcovite. Quand ces derniers infultent , ils humi- lient & ne déshonorent point ; mais pour eux , ils humilient & désho- norent. Tel eft le préjugé des Afiatiques , qu'ils regardent un affront fait par le prince , comme l'effet d'une bonté pa- ternelle ; 6c telle eil notre manière de liv. XIÎ. Chap. XXVIII. 427 )>enfer , que nous joignons au cruel {en- timent de l'affront , le défefpoir de ne pouvoir nous en laver jamais. Ils doivent être charmés d'avoir des fujets à qui l'honneur efl plus cher que la vie , &: n'eft pas moins un motif de fidélité que de courage. On peut fe fouvenir des malheurs arrivés aux princes pour avoir infulté leurs fujets ; des vengeances de Chércas , de l'eunuque Narshs , & du comte Ju- lien ; enfin de la duchefle de Montpcnjier ^ qui outrée contre Henri III , qui avoit révélé quelqu'un de fes défauts fecrets, le troubla pendant toute fa vie. CHAPITRE XXIX. Des lois civiles propres à mettre un peu d& liberté dans le gouvernement defpotique, uoiQUE le gouvernement defpo- tiqvie , dans fa nature , foit par- tout le même ; cependant des circonf- tances , une opinion de religion , un préjugé , des exemples reçus , un tour d'efprit , des manières , des moeurs , peuvent y mettre des différences con- fidérables. %iS De l'espRît t>ÊS LÔÏS9 Il eft bon que de certaines idées s'y foient établies. Ainii , à la Chine, îe prince ell regardé comme -le père du peuple ; & dans les commencemens de l'empire des Arabes , le prince en étoit le prédicateur (^). 11 convient qu'il y ait quelque Livre facré qui ferve de règle , comme l'alco* ran chez les Arabes, les livres de Zo- roartre chez les Perles ^ le védam chez les indtens , les livres claffiques chez les Chinois. Le code religieux fupplée au code civil , & fixe l'arbitraire. Il n''eû pas mal que , dans les cas dou- teux, les juges Gonlultent les miniftres de iâ religion (i-). Auiïi en Turquie les cadis interrogent-ils les moUachs. Que fi le cas mérite îa mort , il peut être Con- venable que le juge particulier, s'il y exi a, prenne Favis du gouverneur ^ aiin que le pouvoir civil & l'eccléliafti- que Ibient encore tempérés par l'auto- rité politique. (a) Les CalipîieS. {b) Hilloire des Tattars , troifieme partie, pt 277 j jùahs les lemarciasî. tiv. XIÎ. Chap. XXX. 425? CHAPITRE XXX. Continuation du même, fuju. C'est la fureur defpotique qui a étabif' que la diigrace du père en- traîneroit celle des enfans&: de:* femmes. Ils font déjà malheureux , fans être crU rninels : & d'ailleurs il fluit que le prince laifTe entre l'accufé & lui des fupplians pour adoucir fon courroux , ou pour éclairer fa jliflice. * C'eft une bonne coutume des Mal- ctives (il) , que lorfqu'unfeigneur elldif- gracié , il va tous les jours faire fa cour au foi , jufqu'a ce qu'il rentre en grâce ; fa préfence défarme le çourrou?i: du prince. Il y a des états defpotiques (i») oti Ton penfe, que de parler à un prince pour pn difgxacié , c'eil rnanquer aii relpeû: qui lui efl du. Ces princes femblent faire tous leurs efforts pour fe priver, de la vertu de clémence. ' (a) Voyez François Pirard. '"('6)' Ccmms aujourd'hui en Perfe , au rapport de M«, Chardin :'cèt Hràge'eft'b"'e'^ ancien. « On mit "Cavade ^ ss dit Procopi , dans le château de l'oubli '; il y a un^" sj loi qui défend de parler de ceux qui y fon^ enfermés j H & nîçiïie^df;proço|ice!: l.sur nom r»j ji '\ ^30 De l'esprit des Lois. ' Arcadliis ÔC Honorius , dans la loi (a) dont j'ai tant parlé (/>) , déclarent qu'ils ne feront point de grâce à ceux qui ofe- Tont les fupplierpour les coupables (c). Cette loi étoit bien mauvaife , puif-